1 août 2009

ANALYSE : La piraterie dans la Corne de l'Afrique

Alexis BACONNET
Située à proximité de routes commerciales et pétrolières majeures et au croisement du continent africain, de la péninsule Arabique et de l’océan Indien, la Corne de l’Afrique est un espace de première importance stratégique. Parmi les enjeux géopolitiques y régnant (ressources énergétiques, guerre civile, islamisme…), celui de la piraterie est sans doute le plus médiatique, parce qu’il touche de manière spectaculaire des intérêts occidentaux.
La piraterie est l’acte illicite de violence, de détention ou de déprédation commis à des fins privées, par l’équipage ou les passagers d’un navire privé. Cela implique donc que l’acte soit commis en haute mer, c’est-à-dire au-delà de la limite des 12 miles marins, donc en dehors des eaux territoriales des Etats (1).
D’après l’Organisation Maritime Internationale (Nations Unies), en 2008, 306 actes de piraterie et attaques à mains armées ont été perpétrés contre des navires dans le monde (attaques ayant eu lieu + attaques ayant été tentées), soit une augmentation de 8.5% par rapport à 2007 (134 ont eu lieu en Afrique de l’Est, 72 en mer de Chine méridionale, 50 en Afrique de l’Ouest, 26 dans l’océan Indien, 19 en Amérique du Sud, 2 dans le détroit de Malacca, 2 en mer Méditerranée, 1 dans la mer d’Oman). En avril 2009, le Bureau Maritime International (Chambre internationale du commerce) comptabilisait déjà 18 actes de piraterie avec prises d’otages dans les environs de la Somalie et du golfe d’Aden.
En Afrique de l’Est, la majorité des attaques commises ont eu lieu dans les eaux internationales. La plupart des attaques de pirates sont lancées depuis la côte Nord-Est de la Somalie, dans la région du Puntland. Il existe en Somalie, autour des réseaux de la piraterie, une micro-société qui tente à travers la criminalité, de pallier aux insuffisances matérielles de la vie dans le pays. Si initialement les pirates étaient d’anciens pêcheurs, le fait que nombre d’entre eux ne sachent pas nager pourrait indiquer une extension du phénomène. Les pirates opèrent pour le compte d’investisseurs (souvent des commerçants) qui fournissent la somme nécessaire à l’équipement d’un bateau-mère, lui-même dissimulant des embarcations rapides (skiffs), destinées à l’abordage. Les navires les plus vulnérables sont donc ceux étant bas ou lents. Une fois la bateau cible piraté, celui-ci est ramené à terre, dissimulé, et des interprètes (peut-être d’anciens enseignants) transmettent les négociations pour la libération des otages lorsque la prédation ne porte pas uniquement sur le fret.
Face à la complexité du problème de la piraterie dans la zone, les Etats s’accordent pour dire que la solution se trouve à terre. Il est nécessaire d’influer sur la stabilité et le développement des Etats « produisant » la piraterie. Il existe une corrélation évidente entre la proximité d’une route maritime où transite 12% du commerce mondial et 30% du pétrole brut, une Somalie à l’économie détruite et à l’espérance de vie misérable (47 ans) et le phénomène de la piraterie. A l’origine, c’est notamment en raison du pillage des eaux somaliennes par les bateaux de pêche européens et asiatiques que d’anciens pêcheurs, soutenus par les clans, sont devenus des pirates (le manque à gagner était estimé à plus de 300 millions de dollars par an (2)).
D’autre part, dans la Corne de l’Afrique, le guerrier et le religieux incarnent les valeurs sociales les plus élevées. Les affrontements absorbent les tensions politiques et sociales. La socialisation par la guerre la rend normale, habituelle. Vengeance et violence ouvertes sont socialement légitimes. Cette organisation n’est ni absurde, ni chaotique, car ces affrontements ne mettent jamais en péril l’existence des groupes, ils manifestaient seulement la nouvelle répartition des forces et des alliances. Mais, puisque par la guerre, il y a perpétuation des systèmes d’opposition, l’unification est impossible (3). La conjugaison de cette organisation sociale belligène, à la pauvreté du pays et à la richesse du transit maritime ne pouvait qu’accoucher de la piraterie.

Les dispositifs de lutte contre la piraterie

Pour lutter contre la piraterie, les Etats concernés ont déployé plusieurs forces. La Combined Task Force 151 regroupant les Etats-Unis, Singapour, la Corée du Sud et la Turquie. L’opération Atalante de l’Union Européenne au sein de laquelle l’Espagne, l’Allemagne, la France, la Grèce et la Grande-Bretagne apportent une contribution opérationnelle permanente. L’opération Allied Provider de l’OTAN a eu pour mission, de octobre à décembre 2008, d’escorter les navires du programme alimentaire mondial. A côté, la Combined Task Force 150 est déployée dans le cadre l’opération Enduring Freedom, afin d’empêcher tant les attaques maritimes que le transport de personnels ou d’armements.
Le dispositif français comprend l’engagement d’une frégate de manière permanente, la participation ponctuelle d’un avion de patrouille maritime, et le soutien logistique et santé depuis Djibouti. L’Inde, la Chine, la Russie, le Japon, la Malaisie et les Seychelles sont également impliqués.
L’importance et la diversité des dispositifs en présence inquiète néanmoins les différents décideurs parties. Si la somme des moyens mis en œuvre est évidemment bien venue du fait de l’étendue géographique à couvrir, à terme, il faudra veiller à ce que la diversité des acteurs ne devienne pas source de manque d’efficacité, de désordre voire de querelles.
Concernant l’éventuelle saisine du problème par des sociétés de sécurité privé, le rapport d’information sur la piraterie de l’Assemblée Nationale (13 mai 2009) précise que la plupart des acteurs maritimes y sont fermement opposés en raison du risque d’escalade de la violence et du manque de contrôle sur ses entités privées. Mais l’impossibilité pour les forces publiques nationales de protéger l’ensemble du trafic maritime pourrait néanmoins conduire à un développement de la sécurité privée au sein de ce secteur. Enfin, le rapport de l’Assemblée Nationale souligne également que dans le cas où les Etats viendraient à se désengager substantiellement de la problématique de la piraterie maritime, le risque serait d’assister à une sorte de résurrection de la guerre de course – pratique que les Etats-Unis ont d’ores et déjà réhabilitée en matière de lutte contre le terrorisme par la délivrance de lettres de marque à une SMP officiant dans l’océan Indien.

Aspects juridiques de la lutte contre la piraterie

Concernant la répression du crime de piraterie, la Convention de Montego Bay stipule que seuls les navires de guerre peuvent user d’un droit de visite sur les navires étrangers (sauf navires de guerre et navires utilisés exclusivement pour un service public non commercial), et à condition qu’ils aient de sérieuses raisons de soupçonner qu’ils se livrent à la piraterie ou au transport d’esclaves, servent à des émissions non autorisées, sont sans nationalité, ont la même nationalité que le navire de guerre bien qu’il batte pavillon étranger, ou qu’il refuse d’arborer son pavillon.
Face à des actes de piraterie, la Convention stipule également que tout Etat a obligation de poursuivre et d’intervenir, dans la mesure du possible. Tout Etat peut traduire en justice les pirates devant sa juridiction nationale en raison de la compétence universelle liée au crime international de piraterie. D’autre part, les résolutions 1816 (juin 2008) et 1846 (décembre 2008) du Conseil de Sécurité des Nations Unies, autorisent les Etats coopérant avec le gouvernement somalien à entrer et intervenir dans les eaux somaliennes sous réserve d’y respecter les mêmes procédures qu’en haute mer. Mais, en dépit de la compétence universelle, de nombreuses législations nationales ne permettent pas de traduire en justice des ressortissants étrangers arrêtés en haute mer. Enfin, de nombreux pirates sont mineurs.

Enjeux de la lutte contre la piraterie

Il est délicat de prévoir une action militaire à terre qui risquerait de générer un front asymétrique supplémentaire, et une solution purement maritime ne mettrait pas fin à la piraterie. La solution doit être maritime et terrestre, socio-économique, financière et policière. Il s’agit de tracer et geler les avoirs des pirates et de les poursuivre en justice, de pacifier et de développer la Somalie, de démanteler les réseaux criminels. L’éradication ou la prévention des liens possibles avec le terrorisme doit combiner anti-terrorisme (lutte en amont évitant l’édification de situations propices au développement du terrorisme) et contre-terrorisme (lutte contre une menace terroriste concrétisée). Toutes ces mesures doivent s’accompagner d’une sécurisation des mers par la traque des pirates, d’un entraînement des équipages à faire face aux situations de crise et, en cas de besoin, d’une modification temporaire des routes commerciales.
Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de maîtriser la réponse faite au phénomène de la piraterie. En cas de recours à la violence sans alternative ni gradation, les pirates pourraient s’orienter vers des actions de représailles. En avril 2009, un navire américain a été attaqué par des pirates après que la marine américaine ait tué trois d’entre eux lors d’une précédente tentative d’abordage.
On l’aura compris, par ses causes et ses implications, la piraterie soulève des enjeux multiples. Comme le terrorisme, son annihilation exige de l’appréhender selon un cycle combinant anti-piraterie et contre-piraterie. Les solutions se trouvent, à terre, en Somalie, mais les puissances occidentales sont peu pressées d’envoyer des soldats dans ce qui pourrait devenir un bourbier après les expériences somalienne (1992), afghane et irakienne. Les 4300 hommes de la mission de l’Union Africaine constituent la seule entité internationale présente en Somalie depuis 2007. Elle doit donc être soutenue massivement par la communauté internationale. En cas de réussite, le jeu pourrait s’avérer à gains absolus : pacification de la Somalie, éradication de la piraterie, expérience et prestige d’une réussite africaine.

Piraterie et terrorisme

Al Qaida s’intéresse à l’environnement régional de la Corne de l’Afrique. Ben Laden a séjourné au Soudan dans les années quatre-vingt-dix, des attentats attribués à Al Qaida ont été commis au Kenya (1998 et 2002) et en Tanzanie (1998), et la Somalie a servi (et sert peut être encore) de sanctuaire à Al Qaida.
Cependant, si le chaudron somalien contient bien des ingrédients tels que des mouvements islamistes en lutte pour contre le gouvernement et la présence de djihadistes transnationaux (somaliens de la diaspora occidentale, arabes, tchétchènes, pakistanais, ouzbeks), il n’est pas avéré que des connections existent entre la piraterie et le terrorisme, sans doute en raison des différences claniques entre les pirates et les islamistes, rendant improbable une véritable alliance en dehors de possibles coups de mains. Le clanisme semble primer sur l’islamisme.
Toutefois, Al Qaida a tenté de récupérer à son profit, la publicité des actes de piraterie, en appelant à « accroître le djihad contre les croisés en mer et à Djibouti ». Mais il ne faut pas confondre ces déclarations relevant de la guerre psychologique avec la réalité de la situation en Somalie. Il est néanmoins vrai que toute situation de faillite étatique et de prolifération de la criminalité contient un potentiel favorable au développement de nouvelles activités criminelles.
La Corne de l’Afrique en général, et la Somalie en particulier, par leurs potentialités à faire naître une sorte de « conurbation criminelle » doivent être surveillées et contrôlées. Mais toute la difficulté réside dans l’intensité de la réponse, qui pourra tout aussi bien tuer dans l’œuf qu’exacerber, les possibles émulations entre entités criminelles.



(1) Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (Montego Bay, 1982).
(2) Laurent Zecchini, « L’incertaine riposte contre le fléau de la piraterie maritime », Le Monde, 26-27 avril 2009.
(3) Pour l’ensemble du paragraphe, voir Alain Gascon, « La guerre comme rite géographique : l’exemple de la Corne de l’Afrique », Cultures & ConflitsLa prolongation des conflits, 1990, n°1.

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