Avec le cas de la province du Kosovo, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes trouve une de ses expressions la plus radicale. En effet, la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 de l’AGNU prévoyait outre « la création d’un Etat souverain et indépendant », que « la libre association ou l’intégration avec un Etat indépendant ou l’acquisition de tout autre statut politique librement décidé par un peuple constituent pour ce peuple des moyens d’exercer son droit à disposer de lui-même ».
La déclaration d’indépendance s’analyse comme un acte de volonté qui a justement vocation à bousculer l’ordre juridique étatique et à nier les souverainetés établies et non comme un acte juridique dont la légalité pourrait être soumise au juge. Le juge peut être, cependant, amené à vérifier le respect des règles encadrant l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Celles-ci expriment d’ailleurs la violence intrinsèque au droit des peuples à l’autodétermination, violence qui se traduit, juridiquement, par l’opposition de droits contradictoires : le droit de l’Etat au respect de son intégrité territoriale contre le droit d’un peuple à son autodétermination.
Une déclaration d’indépendance n’est pas en soi un acte juridique. Il s’agit d’un acte politique d’affirmation qui possède un effet purement déclaratif. Il peut d’ailleurs ne correspondre à aucune réalité dans le cas où les autorités affirmant cette indépendance n’expriment pas la volonté de (toute) la collectivité qu’ils représentent, ou lorsque la collectivité proclamant son indépendance n’est, en fait, pas constituée en Etat indépendant (cas de l’Etat palestinien). Une telle déclaration peut, malgré tout, commencer à produire des effets de droit dès lors que les autres Etats reconnaissent juridiquement cette indépendance. La reconnaissance est, en effet, « l’acte par lequel un Etat, constatant l’existence de certains faits (un Etat, un gouvernement, etc.), déclare ou admet implicitement qu’il les considère comme des éléments sur lesquels seront établis ses rapports juridiques » (1).
La situation de la province du Kosovo est un cas d’indépendance en cours de réalisation liée à un recours à la force armée d’une légalité très discutable de la part d’acteurs tiers. Il est très douteux que la déclaration d’indépendance par les institutions provisoires du Kosovo corresponde à une quelconque réalité politique ou juridique. Il semble qu’on peut l’analyser comme une déclaration prématurée.
Le déclenchement des frappes aériennes par l’OTAN le 24 mars 1999 ne repose sur aucun fondement juridique. Les justifications avancées par les tenants de la légalité de cette action armée, et notamment par les Etats-Unis, mêlaient des arguments tirés de la morale, de la philosophie et, de manière résiduelle mais bien présente, du droit. Le principal argument invoqué était la nécessité de mettre fin à la catastrophe humanitaire déclenchée par l’exode des populations kosovardes et les atrocités dues aux combats opposant les forces yougoslaves et serbes aux forces de l’UCK (Armée de libération du Kosovo).
Juridiquement, l’OTAN s’est appuyée sur une autorisation implicite de recourir à la force qui serait, selon les partisans de la légalité de cette action, née à la fois du silence gardé par le Conseil de sécurité (qui de toute façon était paralysé par les menaces de veto russe et chinois) et une interprétation extensive de la résolution 1199 du Conseil de sécurité du 23 septembre 1998. Au point 16 de cette résolution, le Conseil décide, en effet, « au cas où les mesures concrètes exigées dans la présente résolution et la résolution 1160 (1998) ne seraient pas prises, d’examiner une action ultérieure et des mesures additionnelles pour maintenir ou rétablir la paix et la stabilité dans la région ». L’intervention d’humanité n’étant pas, pour l’heure, admise en droit international, le simple fait que le Conseil ait décidé « d’examiner une action ultérieure » peut difficilement être assimilé à une autorisation, même implicite, de recourir à la force.
Les opérations militaires se sont soldées par le retrait des forces yougoslaves et serbes et par le démantèlement de l’UCK qui avait, de toute manière, atteint une partie de son objectif. C’est la résolution 1244, adoptée par le Conseil de sécurité le 10 juin 1999, qui est venu fixer le cadre juridique dans lequel l’ONU entendait agir afin d’apporter « une solution politique à la crise du Kosovo ». Cette solution devait passer par la mise en place d’une administration civile, la MINUK, et d’une force militaire, la KFOR, organe émanant de l’OTAN et placé sous son commandement. Or, il est très rapidement apparu qu’un hiatus existait entre les formules acceptées par les parties yougoslave et serbe lors des négociations précédant la fin du conflit, c’est-à-dire le retrait des forces militaires, de police et paramilitaires, et le mandat confié à la MINUK. Ce mandat a, en effet, directement été orienté vers un statut d’autonomie du Kosovo, statut qui lui fut retiré le 24 mars 1989, sans que l’on sache bien si la République Fédérale de Yougoslavie (RFY) y avait consenti.
Bien plus, par leur intervention, l’OTAN, puis l’ONU, entendaient clairement imposer à la RFY la mise en place d’un régime d’autonomie pour le Kosovo, sans aller jusqu’à l’indépendance. La résolution 1244 prévoit que l’objectif doit être la mise en place d’« une autonomie substantielle » au profit du Kosovo « qui tienne (cependant) pleinement compte … des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale de la RFY ». La province du Kosovo n’a pas fait sécession par elle-même du territoire de la RFY, la sécession se définissant comme la séparation du territoire d’un Etat préexistant. C’est l’action conjuguée des forces de l’OTAN, de l’intervention de l’ONU, œuvrant dans le sens d’une autonomie substantielle, et de la KFOR, assurant la sanctuarisation du territoire kosovar, qui a permis à cette province de se trouver en situation d’autonomie de fait. Celle-ci a largement favorisé les velléités d’indépendance des Kosovars (2), lesquels n’ont, fort logiquement, pas hésité à saisir leur chance et à déclarer leur indépendance.
Les conséquences d’une telle déclaration ont été démultipliées du fait de sa reconnaissance par 55 Etats. Ce sont précisément ces reconnaissances qui doivent faire l’objet de toute l’attention de la CIJ, et non pas la déclaration elle-même, car ce sont les actes juridiques dont la légalité est la plus douteuse, et dont les conséquences politiques potentielles sont les plus importantes, eu égard à l’intégrité territoriale de la RFY. Sur le premier point, toutefois, la résolution 1244 opacifie encore le travail du juge. Que penser, en effet, d’une résolution qui vient, post facto, réinscrire dans la légalité internationale une situation découlant d’une intervention ayant de très fortes chances d’être considérée comme illicite ? Quels seront les effets d’une telle résolution sur la légalité des reconnaissances par ces 55 Etats de l’indépendance du Kosovo ? S’agira-t-il toujours de la reconnaissance d’une situation née d’un recours illicite à la force (si tant est que cela puisse être prouvé) ? Il est, en effet, établi qu’il existe, en cas de sécession acquise suite à un recours illicite à la force de la part d’Etats tiers, une obligation de ne pas reconnaître un Etat ou une situation née d’une action de force illicite.
Mais, dans le cas du Kosovo, la résolution 1244 aura-t-elle légalisé, et l’intervention et la situation née de cette intervention et, donc, les reconnaissances étatiques ?
La situation créée au Kosovo est, sans doute, le théâtre d’affrontements stratégiques violents. Sur le plan du droit, ces affrontements se traduisent par un blocage de toute action potentiellement décisive, au bénéfice du Kosovo ou de la RFY, de la part du Conseil de sécurité en raison de la menace de veto par la Russie et la Chine d’une part, et par les Etats-Unis et leurs alliés d’autre part. Toute solution négociée entre la RFY et la province du Kosovo, qui serait pourtant en accord avec la déclaration sur « les lignes directrices sur la reconnaissance des nouveaux Etats en Europe orientale et en Union soviétique » adoptée le 16 décembre 1991 par la Communauté Européenne, semble désormais exclue, du moins à court terme.
En bousculant le statu quo, la déclaration d’indépendance du Kosovo et l’avis consultatif demandé à la CIJ placent le juge international dans la position délicate d’arbitre de conflits d’intérêts aux enjeux stratégiques et géopolitiques importants pour la stabilité des Balkans et la définition des rapports de force en Europe. Il est possible, mais pas certain, que la CIJ puisse user des « raisons décisives » lui permettant d’opposer un refus à une demande d’avis consultatif (3), en invoquant, par exemple, la nature non juridique du problème qui lui est soumis.
Dans tous les cas, le risque pour la Cour est de voir sa décision, si elle favorise de quelque façon que ce soit l’indépendance du Kosovo, être considérée comme l’acte final de légitimation d’une indépendance qui aura été rendue possible par les interventions armée, politique et juridique, conjuguées de l’OTAN et de l’ONU dans les conditions que nous avons analysées. Si, en revanche, la Cour refuse d’exercer sa compétence, en invoquant les « raisons décisives », le juge et le droit international auront perdu une occasion supplémentaire d’imposer, dans la mesure de leurs possibilités, le respect du droit aux politiques de puissance.


(1) J. BASDEVANT, Dictionnaire de la terminologie du droit international, Paris, Sirey, 1960.
(2) Sur tous ces développements, voir E. LAGRANGE, « La mission intérimaire des Nations Unies au Kosovo, nouvel essai d’administration directe d’un territoire », AFDI, 1999, pp. 337-359.
(3) CIJ, Licéité de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires, avis consultatif, 8 juillet 1996, § 14.