Dans le texte adopté par le Congrès le 10 novembre 1995, la stérilisation est conçue comme un moyen de réguler l’augmentation de la population péruvienne au même titre que l’usage de la pilule contraceptive, la pose d’un stérilet ou même l’usage du préservatif. L’article VI de la loi de 1985, non modifié, prévoyait l’incitation et la récompense matérielle des personnes limitant, par ces moyens, le nombre d’enfants dans leur foyer.
Suite à l'alternance politique de mai 2000, le Ministère de la Santé a commandé un rapport sur les pratiques de stérilisations. Ce rapport, rendu par la commission d'enquête le 23 juillet 2002, fait état de 215.227 ligatures des trompes et 16.547 vasectomies forcées entre 1996 et 2000, c’est-à-dire durant la présidence de Fujimori depuis le 10 novembre 1995. Ces cas de stérilisations forcées visèrent essentiellement les populations indiennes les plus pauvres, presque toutes basées dans la sierra andine, la selva amazonienne et les bidonvilles entourant Lima, laissant présumer des tendances eugénistes anti-indiennes et anti-pauvres du programme lancé par Fujimori.
La question qui se pose alors est de savoir quels furent les ressorts internes de la politique de Fujimori ayant favorisé cette politique ou ayant échoué à la remettre en cause (I). De même, se pose la question du rôle des intervenants extérieurs, notamment des institutions internationales face à la politique de stérilisations forcées menée par le gouvernement de Fujimori (II).

I. Les ressorts internes ayant favorisé la politique de stérilisations forcées et discriminatoires mise en place par Fujimori
La réussite du projet du président Fujimori tient tout d'abord du contexte dans lequel cette politique a vu le jour (A). Malgré les éléments qui ont permis, globalement, un bon accueil d'une politique que d'aucuns qualifieront, plus tard, de génocide, la population et les institutions péruviennes n'ont cependant pas toutes validé cette politique et ont tenté, parfois vigoureusement, de s'y opposer (B).

A. Les circonstances favorables à une politique de stérilisations forcées
La politique de stérilisations forcées et discriminatoires établie et mise en œuvre par le Gouvernement péruvien à l'initiative du Président Fujimori s'inscrit dans un contexte continental de transition démographique, renforcée par le contexte interne spécifique au Pérou.
A partir des années 1930, grâce au développement de la médecine moderne et l'hygiène dans toute l'Amérique latine, on constate une baisse de la moralité infantile. Suite à cette baisse de la mortalité, la plupart des pays d'Amérique latine ont connu une transition démographique en deux étapes. Jusqu'à la première transition démographique des années 1965, les taux de fécondité étaient élevés, comparables à ceux de l'Europe de l'Ancien Régime, à savoir de l'ordre de 6 à 7,5 enfants par femme en âge de procréer. Cette forte natalité a perduré jusque dans les années 1965 et entraîna, conjuguée à la chute de la mortalité infantile depuis les années 1930, une forte augmentation de la population de 1940 à 1965.
La première transition démographique concerna essentiellement les populations urbaines et socialement favorisées. Le fort exode rural avait déjà légèrement fait baissé le taux global de fécondité, les femmes urbaines ayant en moyenne 2 enfants de moins que les femmes rurales. A partir des années 1965, légaux ou non, l'avortement ainsi que la stérilisation, plus radicale, ont influé de façon significative sur la fécondité urbaine dans tous les pays, la fécondité rurale restant importante. Si en vingt ans, la plupart des pays d'Amérique latine avaient entamé une transition significative, le Pérou connut un retard de 5 à 10 ans par rapport à ses voisins.
C'est au début des années 1990 que les milieux ruraux et les milieux les plus défavorisés (souvent les mêmes) du Pérou ont vu leur taux de fécondité réellement baisser grâce aux moyens de maîtrise de la fécondité offerts par les plannings familiaux, subventionnés jusqu'à la gratuité. Le retard du Pérou était partiellement dû au poids de l'Eglise qui ne permettait qu'une contraception naturelle peu effective, alors que dans l'ensemble de l'Amérique latine, la stérilisation restait le moyen de contraception principal, avec la pilule contraceptive, proposé à bas prix ou gratuitement aux plus pauvres par les programmes de planification familiale.
C'est dans ce contexte régional, tenant compte du retard pris par le Pérou dans sa transition démographique qu'intervint le programme de planification familial du Président Fujimori. Toutefois, le caractère forcé des centaines de milliers de stérilisations qui se sont opérées dans ce pays n'aurait sans doute pas pu se réaliser en totale impunité sans le contexte spécifique de la présidence de Fujimori.
Malgré une profonde mise à mal des bases démocratiques du régime péruvien par la réforme constitutionnelle du 5 avril 1992, la victoire éclatante de Fujimori aux élections présidentielles de 1995 tient essentiellement à deux facteurs. D'une part, la priorité donnée par Fujimori à la lutte musclée contre le Sentier lumineux a porté ses fruits, notamment par l'arrestation de son leader Abimaël Guzmán. D'autre part, les réformes économiques engagées par le Gouvernement de Fujimori, en accord avec les directives du FMI ont également porté leurs fruits : par le biais d’une grande vague de privatisations, Fujimori et son équipe amenèrent une croissance économique à deux chiffres (+12% du PIB en 1994).
De ce fait, le Pérou commence à apparaître sur la scène internationale comme potentiellement émergeant, alors que sa transition démographique est en retard, en particulier en milieu rural et dans les milieux les plus pauvres (favelas de Lima notamment).
Lorsque Fujimori lance son projet de loi modifiant la « Loi de politique nationale sur la population » , la couche moyenne voit d'un œil bienveillant l'ouverture des moyens de contraception aux couches les plus défavorisées pour enrayer une natalité prolifique considérée comme un obstacle au développement. A la loi du 10 novembre 1995, qui présentait la stérilisation comme un moyen de contraception alternatif à l’usage de la pilule contraceptive, la pose d’un stérilet ou même l’usage du préservatif et qui conservait les incitations matérielles prévues à l’article VI de la loi de 1985, la couche moyenne de la population ne trouva rien à redire.
Reste que les stérilisations forcées ont été pratiquées sur plusieurs centaines de milliers de personnes et ne pouvaient réellement être ignorées. A moins que la couche moyenne ne s'en désintéresse totalement. Les populations visées étaient essentiellement les villageoises des campagnes et les jeunes femmes des bidonvilles. Des populations de peu d'intérêts pour une classe moyenne à forte prédominance urbaine où le chacun pour soi était déjà de mise. Pire, dans les campagnes, la politique de stérilisations forcées visaient presque exclusivement les indiennes de langue Quechua, opérant un véritable nettoyage ethnique, épargnant les femmes blanches et métisses qui maîtrisaient déjà leur fécondité et pouvaient assumer économiquement leur progéniture.
On peut alors s'interroger sur l'existence de mouvements de résistance à cette politique discriminatoire et parfois violente.

B. Les tentatives - avortées - d'opposition à la politique des stérilisations forcées
L'une des rares institutions du pays à s'opposer frontalement aux stérilisations forcées fut bien évidemment l'Eglise catholique. Pourtant, l'opposition aux plus hauts niveaux de sa hiérarchie dans le pays échoua à provoquer un quelconque mouvement d'opposition réel, et ce pour deux raisons. D'une part, l'Opus Dei a été suspecté de pousser les autorités ecclésiastiques locales à prendre officiellement cette position. Or, la réputation sulfureusement rétrograde de cette institution a plutôt desservi le discours catholique et ses rapports avec le pouvoir politique. D'autre part, en réaction à la position catholique, les associations de féministes ont soutenu avec une certaine vigueur le programme du Président Fujimori en estimant que lui seul permettait aux femmes péruviennes de toutes les catégories sociales de choisir leur fécondité. Il semble que même lorsque les premières stérilisations forcées ont été dénoncées, ces associations ont maintenu leurs positions tout en dénonçant les abus.
En parallèle à cette dénonciation institutionnelle, d'autres mouvements de la société civile ont manifesté leur opposition, voire ont fait acte de résistance.
C'est le cas d'un certain nombre de maires de communes rurales, tels celui de la commune d'Arequipa ou de Rosas Beltrán, maire d'Anta et dirigeant le Réseau de municipalités rurales du Pérou (Remurpe) en partenariat avec la Defensoría del pueblo de Cuzco, qui organisèrent une résistance, un peu tardive, aux campagnes de stérilisations orchestrées par les pouvoirs publics sans le consentement des patientes.
Des médecins aussi, pierres angulaires de la politique du Président Fujimori, ont parfois tenté de résister. Ramón Figueroa, chirurgien et directeur de l'hôpital régional de Cuzco en 1995 a, dès le départ du programme de planification familiale en 1996, dénoncé, à travers la Fédération des médecins, les campagnes de stérilisations forcées en insistant notamment sur leur caractère raciste et les menaces ou tentatives de corruption dont il fit l'objet.
Outre les menaces et la corruption, ces mouvements de contestation échouèrent notamment du fait de la légitimation de la politique de Fujimori par les principaux bailleurs de fonds internationaux du Pérou qui donnèrent leur bénédiction au vaste programme de planification familiale mis en œuvre en direction des plus pauvres. Les manipulations du Président Fujimori favorisèrent l'inaction, tant de la population péruvienne que des instances internationales.

II. Les manipulations du Président Fujimori pour masquer la réalité de son programme de contrôle des naissances
Ces manipulations furent plus ou moins importantes selon le niveau d'exigence de ses interlocuteurs et selon que Fujimori les ait destinées à ses citoyens (A) ou aux partenaires internationaux impliqués dans les objectifs de développement, notamment par la maîtrise des naissances (B).

A. Des manipulations à usage interne
Lorsque le Président Fujimori lança son programme de planification familiale, tant dans la rédaction du projet de loi modifiant la « Loi de politique nationale sur la population », que dans la presse, il présenta cette réforme comme un élément nécessaire pour accompagner la série de mesures économiques permettant de faire du Pérou un pays émergeant. Il considérait, en effet, que les femmes péruviennes doivent être maîtresses de leur destin. Dans ce sens, il fut soutenu par les associations féministes péruviennes dont le soutien ne fut d'ailleurs pas gratuit : on estime que l'ONG péruvienne Reprosalud Manuela Ramos, principal appui de Fujimori dans sa politique de contrôle des naissances, aurait touché 36 millions de dollars US de la part de l'USaid entre 1995 et 2000.
Quant à la population cible de ces campagnes de stérilisation, voici comment leur « consentement » fut recueilli et dans quelles conditions on obtint leur silence : les médecins et infirmières organisaient une journée de jeux et de fête, distribuaient de la nourriture, mettaient en avant le terme définitif du nombre d'enfants dans la famille en présentant des plaquettes grossières décrivant l'opération (essentiellement la ligature des trompes), le tout en espagnol à des femmes essentiellement de langue quechua. Les soins post-opératoires étaient minimalistes et aucune recommandation n'était faite à ces paysannes travaillant la terre quant au délai de repos nécessaire. En conséquence, la plupart des péruviennes rurales acceptèrent l'opération et reprirent le travail aux champs dans les jours qui suivirent, souffrant alors d'hémorragies internes ou de douleurs post-opératoires non prises en compte.
Lorsque certaines de ces femmes se plaignirent aux autorités et, accompagnées d'associations, tentent de portèrent plainte en justice, les pressions et menaces pour qu'elles reviennent sur leur décision se firent pressantes.
Quant aux médecins pratiquant les ligatures des trompes et les vasectomies, la plupart agirent soit pour des motivations financières, soit par crainte de représailles.
Ainsi, malgré le nombre impressionnant de ligatures des trompes rarement consenties et les vasectomies obtenues à l'arrachée, on constate peu de plaintes durant la mise en œuvre de cette politique de contrôle des naissances à la fois barbare et raciste, donc peu de raison pour la couche moyenne et urbaine de s'émouvoir...
Un rapport d'experts internationaux a permis, durant la mise en œuvre de ce programme national, la dénonciation du système Fujimori. Pourtant, les institutions internationales, souvent bailleurs de fonds du Pérou, n'ont pas réagi. On est alors amené à se demander pourquoi ?

B. La cécité coupable des partenaires internationaux face à la politique de contrôle des naissances du Président Fujimori
Les bons résultats économiques du gouvernement de Fujimori, ainsi que ses décisions en faveur de la libéralisation poussée de l'économie péruvienne, notamment au travers des privatisations de grands pans de la société, ont évidemment eu la faveur d'institutions internationales telles que le FMI. Par ailleurs, ces dispositions ont eu un effet rassurant pour les Etats-Unis qui se félicitaient de la stabilité que le Président péruvien apportait à son pays, sans compter que Fujimori apparaissait, à leurs yeux et à ceux de la communauté internationale, comme le grand vainqueur du mouvement maoïste du Sentier lumineux, quel qu'en soit le prix.
Lorsqu'il fit adopter son projet de loi, dont le but était de réduire le taux de fécondité péruvien considéré comme un handicap pour la modernisation de l'économie péruvienne, FMI et Etats-Unis, à travers leur agence USaid, applaudirent des deux mains et financèrent les outils de contraception dont la stérilisation volontaire faisait officiellement partie, l'OMS et l'OPS (Organisation Panaméricaine de la Santé) validant elles-mêmes les outils choisis (sans forcément avoir connaissance des méthodes d'application).
La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure ces instances internationales ont eu connaissance ou non du caractère forcé, c'est-à-dire non pleinement consenti, de stérilisations massives auxquelles ce programme donna lieu.
Concernant l'OMS et l'OPS, il est coutumier pour ces institutions de se contenter de données officielles et d'expertises relatives (la déclaration de « pandémie » après seulement 800 morts à l'échelle de la planète concernant la grippe A H1N1 semble le confirmer). En revanche, la question est plus pertinente pour l'USaid, surtout après la publication du rapport de l'enquête menée dès 1998 par le Population Research Institut amenant le Congrès américain à conditionner strictement les subventions de l'USaid au respect des droits humains. Il semble peut-être simpliste de considérer que l'accord militaire Etats-Unis-Pérou concernant la lutte contre la production et le trafic de la coca, relevant des attributions présidentielles aux Etats-Unis, ait primé sur le respect des droits humains comme condition de l'aide versée par l'USaid visiblement aux ordres, mais les faits sont là.
A la suite de l'alternance politique de mai 2000, Alberto Fujimori, qui a fui le pays en novembre 2000 à destination du Japon, dont il a aussi la nationalité, a été destitué à l'unanimité des députés péruviens le 17 novembre 2000. Deux ans plus tard, le rapport final de la Commission AQV, établi sur la base de 56 documents officiels d’origine gouvernementale ou présidentielle et sur de nombreux témoignages, faisait le bilan de l’« efficacité » la politique de Fujimori.
La fuite de Fujimori au Japon avait pour but d'éviter l'incarcération qui faisait suite aux poursuites judiciaires que la destitution pour crime contre l'humanité, prévue par la Constitution péruvienne, entraînaient automatiquement. Le Japon a alors refusé d'extrader Fujimori, malgré la demande du Gouvernement péruvien en septembre 2003, arguant de l'impossibilité d'extrader un citoyen japonais en l'absence de convention bilatérale d'extradition entre les deux pays. En mars 2003, le juge de la Cour suprême José Luis Lecaros lançait un mandat d'arrestation internationale par le biais d'Interpol, espérant qu’Alberto Fujimori quitte un jour le Japon et soit arrêté dans un aéroport international.
Au fil du temps, les chefs d'inculpation se sont succédés : mise en place d'un système de corruption généralisé, qui touchait notamment des membres de l'opposition, crimes contre l'humanité pour disparitions forcées, complicité d'assassinats à caractère politique, soutien matériel au FARC...
Le 7 novembre 2005, Alberto Fujimori était arrêté au Chili à la demande du gouvernement péruvien. Après de longues manoeuvres procédurales, Fujimori fut extradé au Pérou le 22 septembre 2007. Il fut condamné dans un premier procès à six ans de prison pour abus de pouvoir commis dans l’exercice de son mandat à la présidence le 12 décembre 2007. Deux ans plus tard, le 7 avril 2009, au terme d'un procès d'un an et demi, Alberto Fujimori était condamné à 25 ans de réclusion criminelle par la justice péruvienne. Enfin, dans un troisième procès, il était condamné le 20 juillet 2009 à 7 ans et demi de prison pour corruption, peine réduite en appel le 30 septembre 2009 à 6 ans.
Mais, à ce jour, de procès comme auteur moral ou commanditaire des stérilisations forcées, aucune trace...


Mode de citation : Brian MENELET, «Les stérilisations forcées au Pérou sous la présidence d’Alberto Fujimori : un crime contre l'humanité ignoré», MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 29 janvier 2010.