Alors qu'Haïti vient de subir de plein fouet deux séismes de magnitude 7 et 6.1, ayant causé 150 000 morts, l'Amérique déploie sur l'île une action humanitaire d'urgence destinée à pallier la destruction des modestes infrastructures du pays. Pour louable que soit cette action, on peut néanmoins s'interroger sur le fait qu'elle soit encadrée par le commandement militaire géographique Sud (US Southcom) au moyen de forces spéciales, de troupes d'infanterie de marine (22e Marine Expeditionary Unit), de parachutistes (82e Airborne), d'hélicoptères militaires et d'un porte avion nucléaire (USS Carl Vinson). Quels peuvent-être les ressorts géopolitiques de l'intervention des États-Unis ?
Si l'armée est dans chaque État l'institution la mieux dotée et entraînée pour affronter les crises, il peut néanmoins paraître étonnant qu'elle intervienne au sein d'une crise de nature purement humanitaire et n'ayant pas d'implications sécuritaires au sens classique du terme. C'est sans compter avec les bouleversement doctrinaux que connaît le concept de sécurité depuis trois décennies.
En Occident, notamment dans le monde anglo-saxon et scandinave, depuis les années quatre-vingt, mais surtout depuis la fin de la bipolarité, la sécurité connaît un changement de paradigme. Si le concept classique de sécurité est centré sur l'État et raisonne en termes de dangers, d'ennemis, d'armées, de frontières, de guerres et de temps de guerre et de paix, il en va beaucoup plus largement des « nouveaux » concepts de sécurité.
Ainsi, dans un premier temps, les théories de la sécurité humaine ont proposé de prendre en compte un champ sécuritaire plus vaste que les questions militaires, afin de mieux pourvoir aux besoins des populations en détresse. C'est la focalisation sur l'individu et les populations civiles, et l'agrégation des problèmes liés à la guerre, à l'accès aux ressources, à la criminalité (terrorisme, piraterie, mafias) aux catastrophes humanitaires, aux épidémies, aux déplacements de populations, aux famines, à la pollution, aux cataclysmes naturels... dans le but de sécuriser l'humanité. Dans un second temps, les théories de la sécurité globale se développent, par effet miroir et par émulation, en reprenant la même largeur de champ sécuritaire, au nom du bien commun, mais surtout de l'intérêt national.
Ce renouveau sécuritaire est permis depuis 1989, par la conjonction de plusieurs facteurs. D'abord la disparition de l'ennemi désigné et identifiable qu'était le bloc de l'Est et la naissance de la mondialisation. Après quelques instants d'euphorie autour de la fin de l'histoire (Francis Fukuyama), cette absence d'ennemi entraîne à la fois une crainte de ne pas identifier à temps le nouvel ennemi qui se manifesterait, et de ne pas parvenir à penser ni construire une théorie de la sécurité nationale nécessaire à chaque État.
Ce renouveau est aussi permis par la conjoncture intellectuelle de ce que l'on peut nommer la « décennie de l'humanitaire », née avec les guerres de Yougoslavie et du Golfe en 1991 et ayant grandi au fil des années quatre-vingt-dix avec la Somalie, l'Afrique des Grands Lacs et le Kosovo. La mort ne peut plus être envisagée, y compris au sein des sociétés observées à travers le prisme des médias.
L'ennemi de forme étatique ayant disparu et les opinions publiques et les mentalités occidentales réclamant davantage de protection, pour elles-mêmes et pour les civils du monde entier, l'époque accouche de la sécurité globale.
Le problème est que ce concept, aussi rassurant qu'il soit, se présente comme étant hautement versatile. Car si la sécurité classique raisonne en termes d'ennemis, la sécurité globale raisonne en termes de menaces, ce qui laisse la voie libre à de dangereuses imprécisions, voire à un véritable flou conceptuel. Dès lors, comment savoir où commence et se termine ce qui relève de la Défense et donc du danger le plus élevé, et ce qui relève de l'humanitaire, de la police, de la politique ou de l'économie...?
Est-il vraiment souhaitable que tout devienne question de sécurité, au risque de voir les appareils sécuritaires étatiques s'immiscer dans tous les domaines, au risque d'occulter les véritables dangers derrières des menaces - certes importantes, mais d'une dangerosité moindre - ou de permettre à certains États de dissimuler dans leur politique du risque et leur discours de sécurité humaine/globale, une stratégie nationale ? Un des premiers exemples de cette nature fut l'intervention militaro-humanitaire américaine en Somalie (Restore Hope), au début des années quatre-vingt-dix, qui peinait à dissimuler l'intérêt de Washington pour la pénétration d'une région riche en ressources énergétiques et constituant une tête de pont vers un continent gorgé de richesses.
Dans le cas haïtien, on peut se demander si une intervention américaine d'intérêt national ne se cache sous les oripeaux de la sécurité humaine/globale. Il est significatif, que l'Amérique se déploie comme sur un théâtre de guerre, sous l'égide du Southcom, en s'assurant la maîtrise de l'espace aérien (contre qui ?), en s'assurant le contrôle de l'aéroport de Port-aux-Princes (au point de délayer l'évacuation des ressortissants français et l'atterrissage d'un avion hôpital français), en organisant des largages de vivres comme sur un champ de bataille (au risque de provoquer des émeutes supplémentaires), en déployant des forces spéciales (comme pour préparer tout débarquement de troupes en période de guerre), en mobilisant une division parachutiste (soit des troupes de choc dont la doctrine d'emploi est basée sur la surprise, l'atteinte et le contrôle des centres de gravité ennemis en attendant un soutien logistique et humain plus lourd, comme dans une offensive) et un porte avion nucléaire (pour ses capacités à fournir de l'eau potable à partir d'eau de mer ou pour dissuader ?)... Washington craindrait-il de ne pas être en position de contrôler l'île le premier ?
Où trouver les raisons d'une telle démonstration de puissance ? D'abord dans le fait géopolitique, par lequel l'Amérique latine est considérée par Washington, depuis la fin du XIXe siècle, comme intéressant directement la sécurité des États-Unis en tant qu'espace tutélaire. Ensuite dans la proximité d'Haïti avec les côtes américaines, mais plus spécialement des côtes de l'État libre associé aux États-Unis de Porto Rico.
D'autre part, les États-Unis abritent la plus grande partie de la diaspora haïtienne, il s'agit peut-être de ne pas susciter de rancœurs au sein même de la population américaine. Il peut aussi s'agir de limiter, en amont, les risques d'afflux de réfugiés écologiques. Plus généralement, l'Amérique craint peut-être une déstabilisation régionale des suites des mouvements de populations ou encore des possibilités d'effondrement de l'État et du gouvernement haïtiens déjà extrêmement faibles.
Plus stratégique peut-être, des militaires Américains (bases ou troupes) sont présents en permanence dans toute l'Amérique centrale et l'espace Caraïbe : Antigua-et-Barbada, Portorico, Aruba et Curaçao (Antilles néerlandaises), Salvador, Guantanamo (Cuba), Colombie. L'enjeu est donc de ne pas laisser se constituer un effondrement socio-étatique potentiellement vecteur de criminalité (et donc de mise en danger de la Défense d'après les doctrines de sécurité globale), à proximité d'intérêts militaires américains.
Une telle intervention, au prétexte de l'action humanitaire, peut également constituer un pré-positionnement stratégique à proximité de Cuba, mais surtout du Vénézuela, plus que jamais opposé à la doctrine Monroe des États-Unis, prompt à fustiger la présence de bases américaines en Colombie, instigateur de l'Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA, organisation au sein de laquelle Haïti, mais aussi l'Iran et la Russie sont observateurs) et marché d'armement pour Moscou.
Rien n'échappe donc aux commandements géographiques de l'hyperpuissance américaine. A l'instar des autres commandements, le Southcom, en charge de l'intervention en Haïti, est en permanence investit de missions extrêmement disparates : maintien de la stabilité de l'hémisphère Ouest afin d'assurer la protection de l'île-continent américaine, conduite de la lutte anti-drogue et du contre-narcoterrorisme, conduite d'opérations et d'exercices multinationaux, promotion des droits de l'homme et assistance humanitaire. Ses missions totalisantes sont typiques d'une conception globale de la sécurité.
L'intervention humanitaire américaine peut enfin être vue comme un outil publicitaire destiné à redorer le blason de l'Amérique tâché par les souillures des années Bush Jr. (Obama parle d'une « chance de montrer notre humanité commune »), notamment l'échec de la gestion des conséquences de l'ouragan Katrina, ainsi qu'un moyen de détourner l'opinion publique occidentale du chaos irakien, du nucléaire iranien et de l'enlisement en AfPak.
La sécurité globale/humaine, si elle peut être motivée par de bonnes intentions et se montrer à la fois réactive et humainement payante du point de vue des populations sinistrées, se présente également comme une arme à double tranchant, y compris pour ses détenteurs. Il n'est d'ailleurs pas certain qu'il soit possible de la manier sans danger. Au fond, le paradoxe serait d'assister à une mise en danger du système international et des États nations par un concept justement mis au point pour accroître leurs sécurités.
S'il n'est pas possible de condamner l'Amérique et la sécurité globale, parce que les populations en détresse sont secourues et parce qu'il n'y a pas de preuve univoque, il semble en revanche possible de mettre à jour un faisceau d'indices concordant et permettant de douter de la nature purement humanitaire de l'intervention américaine.
Mode de citation
: Alexis BACONNET, « Washington et Haïti, sécurité humaine ou realpolitik ? », MULTIPOL - Réseau d’analyse et d’information sur l’actualité
internationale, 1er février 2010.
Ceci dit, ton analyse semble pertinente et rappelle l'actualité de la doctrine Monroe dont certains auraient tendance à dire qu'elle est has been...