Se pose dès lors la question de savoir en quoi les Accords de Marrakech modifient-ils le système antérieur ? Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle permet d’illustrer la transformation du système commercial multilatéral, devenu plus transparent, plus efficace et plus prévisible, ce qui est nécessairement facteur d’accroissement de la sécurité des relations commerciales internationales. Pour y répondre, il convient, par une analyse des différents accords visés, de passer au crible les solutions retenues par les États Membres, afin de résoudre les nombreux dysfonctionnements du GATT. Ces solutions se situent, ou plus exactement, Marrakech innove à la fois sur le plan institutionnel (I) et non institutionnel (II).

I- LES APPORTS INSTITUTIONNELS
L’un des principaux apports des accords de Marrakech est la création d’une véritable organisation internationale (A) dotée d’une structure institutionnelle adaptée (B). Il en résulte une véritable consolidation du système commercial multilatéral.
A) La création d’une véritable organisation internationale : l’OMC
Les négociations entreprises dans le cadre du cycle d’Uruguay ont abouti à l’institution d’une véritable organisation internationale, l’Organisation mondiale du commerce (article 1er de l’Accord instituant l’OMC). Les caractéristiques de l’institution (1), notamment la personnalité juridique internationale, ainsi que son rôle (2), en attestent.
1- Les caractéristiques de l’OMC : la personnalité juridique internationale
Contrairement au GATT, la nouvelle organisation internationale est dotée de la personnalité juridique internationale et de la capacité juridique nécessaire à l’exercice de ses fonctions, comme le précise l’article 8 de l’Accord instituant l’OMC. Cela lui permet de participer au commerce juridique international en signant des traités (treaty making power) avec d’autres sujets du droit international, d’accréditer ou habiliter des missions diplomatiques (droit de légation active et passive). L’OMC reçoit ainsi de nombreuses délégations diplomatiques de ses membres ou d’autres organisations internationales. Cela lui donne également le droit de faire une réclamation internationale en vue de protéger ses propres droits ou ceux de ses agents (droit d’ester en justice).
2- Le rôle de l’OMC
L’article 3 de l’Acte final de Marrakech donne à l’OMC pour mission d’assurer la mise en œuvre des 28 accords conclus à l’issue du cycle d’Uruguay, d’offrir un cadre permanent de négociation sur le commerce international, d’examiner régulièrement les politiques de ses États Membres pour éliminer ce qui peut faire obstacle aux échanges et, enfin, d’instaurer une procédure nouvelle et plus efficace de règlement des différends. On comprend ainsi, en simplifiant, que l’OMC est chargée de la régulation du commerce international, fournissant un cadre de négociation pour les accords qu’elle administre ensuite. En outre, elle assure le règlement des différends pouvant naître de l’application de ces accords, garantissant ainsi l’effectivité des droits reconnus aux États membres et la préservation de l’équilibre des concessions mutuelles.
Les États membres de l’OMC ne se sont cependant pas contentés de mettre en place une organisation internationale. Ils l’ont dotée de structures viables, afin d’optimiser son fonctionnement. On se souviendra que l’une des causes de l’échec du GATT a été l’absence de structures adéquates de fonctionnement.
B) La mise en place d’une structure institutionnelle plus adaptée
Cette structure institutionnelle très fournie comprend, à côté d’organes politiques parfois assortis d’organes d’expertise (1), des organes administratifs (2). On est loin du Conseil des représentants et du Secrétariat du GATT.
1- Les organes politiques assortis parfois d’organes d’expertise
La multitude de ces organes est à la hauteur des ambitions d’un système commercial entièrement rénové, pour mieux réguler le commerce international. Ainsi, peut-on retrouver dans la structure institutionnelle de l’OMC :
  • La conférence ministérielle — C’est un organe plénier, où siègent donc tous les Membres et qui se réunit tous les deux ans. Son rôle est de fixer les grandes orientations des travaux suivis dans différents comités et sous-comités. La Conférence ministérielle est habilitée à se prononcer sur n’importe quel sujet. C’est là où se lancent toutes les négociations multilatérales. Elle est dotée d’un pouvoir de décision supérieur sur des questions aussi importantes que l’accueil de nouveaux membres, l’interprétation authentique des accords de l’OMC, les amendements, la révision de la Charte de l’OMC. Elle adopte ses décisions par consensus et, à défaut, à la majorité des voix, laquelle est différente selon les sujets (majorité de 2/3 pour admettre un nouveau membre par exemple). Chaque État a une voix, contrairement à ce qui se passe au FMI notamment. A la Conférence ministérielle sont rattachés certains comités sectoriels composés d’experts, dans des domaines faisant l’objet de discussions en vue de leur intégration dans le champ de compétence de l’OMC (investissement, concurrence, etc.).
  • Le Conseil général — Organe plénier à vocation générale, c’est lui qui gère les affaires courantes entre deux conférences ministérielles. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de conseils sectoriels lui sont rattachés, dont le conseil du commerce des marchandises, le conseil des aspects de droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce et le conseil du commerce des services. Ces conseils sectoriels, auxquels sont assortis des comités composés d’experts, sont pléniers. Tous les États y sont donc représentés par des spécialistes, en fonction des sujets abordés. Le Conseil général a la particularité de pouvoir changer de vocation pour accomplir d’autres fonctions. C’est en effet lui qui siège en tant qu’Organe de règlement des différends et en tant qu’Organe d’examen des politiques commerciales des États.
  • L’Organe de règlement des différends (ORD) — Organe plénier au même titre que la Conférence ministérielle et le Conseil général, son rôle d’administrer les règles et procédures relatives aux consultations et au règlement des différends à l’OMC (article 2 du Mémorandum d’accord), validant ainsi les décisions rendues par les groupes spéciaux et l’Organe d’appel permanent, qui sont ses deux principaux organes. Ces deux organes ne sont pas pléniers, et sont composés de trois personnes pour le Groupe spécial et de sept pour l’Organe d’appel. Ceux sont eux qui font tout le travail, et l’ORD ne peut que valider des décisions rendues, sauf consensus contre une telle validation. Mais cela est très improbable, car au moins un État, le gagnant, sera pour l’adoption de la décision. Cela donne un caractère quasi automatique à l’adoption des rapports de groupes spéciaux et de l’Organe d’appel par l’ORD, écartant ainsi tout doute sur la nature juridictionnelle du mécanisme. Les décisions rendues sont obligatoires pour les parties. Afin d’accroître l’efficacité du système, il est en effet prévu que la partie condamnée a l’obligation de mettre immédiatement les mesures censurées en conformité avec ses obligations au titre de l’Accord sur l’OMC. Si elle ne peut le faire immédiatement, il lui sera alloué un délai raisonnable qui est généralement de 15 mois. Cette mise en œuvre, enserrée dans des délais stricts, fait l’objet d’une surveillance par l’ensemble des États Membres. La partie gagnante peut demander, en cas de désaccord sur la conformité des mesures prises pour se conformer aux recommandations de l’ORD, la constitution d’un nouveau groupe spécial chargé de statuer sur la réalité de l’exécution. Elle peut même demander à l’ORD l’autorisation de prendre des contre-mesures en cas d’inexécution persistante. Ces contre-mesures, qui peuvent prendre la forme de l’augmentation de droits de douane sur certains produits, sont provisoires, en attendant le retrait définitif des mesures jugées incompatibles. La conception et le fonctionnement de ce mécanisme, le plus marquant de l’OMC, sont une révolution totale non seulement par rapport au GATT où le règlement des différends était inopérant et où chaque accord ou « Code du GATT» avait par ailleurs sa propre procédure de règlement des différends. Il l’est aussi par rapport au du droit international en général, car, dans une organisation internationale à vocation universelle (153 membres), qui plus est, dans le domaine économique, il ya une procédure de règlement des différends obligatoire et qui peut déboucher, en cas de non-respect des décisions, à des sanctions.
  • L’Organe d’examen des politiques commerciales (OEPC) — Cet organe a pour rôle d’examiner la conformité des politiques commerciales des États aux engagements pris. Cet examen est réalisé selon une périodicité variable en fonction du niveau de développement économique des Membres. Ainsi, les grandes puissances commerciales (USA, UE, Japon) sont contrôlées tous les deux ans, les moyennes tous les 4 ans, soit approximativement seize États. Les PED et PMA sont quant à eux contrôlés tous les 6 ans. Outre que l’OEPC publie un rapport sur la politique commerciale de chaque État membre contrôlé, les États ont une obligation générale de transparence à respecter. Ils doivent, à cet égard, notifier à l’OEPC tout changement dans leurs politiques commerciales. L’idée est de faire en sorte qu’à tout moment, chaque État puisse connaître l’état de la politique commerciale de tout autre membre. Cela aboutit à accroître la prévisibilité et la sécurité du système commercial multilatéral, ce qui n’était pas le cas avec le GATT. Ce n’est pas tout.
2- Les organes administratifs
Ici, l’OMC n’a pas fait dans la démesure, se contentant de reprendre ce qui existait déjà, tout en l’améliorant de manière significative.
  • Le Secrétariat — C’est l’organe exécutif de l’OMC. Il ne compte que six cent cinquante (650) agents. Ceux-ci sont des fonctionnaires internationaux indépendants de leurs gouvernements. Ils bénéficient à cet effet de privilèges et immunités attachés à leurs fonctions et semblables à ceux des agents de l’ONU. Le Secrétariat a une certaine influence sur le fonctionnement du système. Il joue en effet un rôle important de direction juridique et d’expertise, à l’égard notamment de l’ORD. Les PMA peuvent lui demander de l’aide lors d’un litige avec un pays développé. De tous points de vue, la différence avec le GATT est réelle.
  • Le Directeur général de l’OMC —Le Secrétariat est dirigé par un Directeur général, doté d’une fonction de représentation. En plus de sa fonction purement administrative, il joue un rôle de médiateur entre les États Membres, très perceptible lors des négociations multilatérales. Il n’a cependant aucun pouvoir de décision car ce sont les États qui décident à l’OMC, où tout est intergouvernemental. Là aussi, il y a une différence fondamentale avec le GATT, où la fonction de Directeur général créée dans les années 60 en remplacement de celle de Secrétaire exécutif, n’était pas si valorisée.
Le vaste chantier de la consolidation du système commercial multilatéral par une efficacité plus grande et une prévisibilité accrue, supposait cependant d’aller plus loin que la simple réforme institutionnelle.

II- LES APPORTS NON-INSTITUTIONNELS
Ici, l’effort des Membres de l’OMC a essentiellement porté sur l’amélioration de certains aspects du fonctionnement du système (A) ainsi que l’élargissement du cadre normatif existant. Dans les deux cas, l’objectif était le même, à savoir l’accroissement de l’efficacité et de la prévisibilité du système commercial multilatéral.
A) L’amélioration du fonctionnement du système
Dans cette perspective, il s’est agi essentiellement de préciser les conditions et modalités de la participation à l’OMC (1), puis d’accroître l’efficacité du processus décisionnel (2).
1- La précision des conditions et modalités de la participation à l’OMC
Le cycle d’Uruguay a été l’occasion pour les Etats membres de préciser les conditions et modalités de la participation à l’OMC. A cet égard, deux modalités ont été retenues. Il en ressort qu’on peut appartenir à l’organisation, au 1er janvier 1995, en tant que membre originel. C’est le cas pour les Parties Contractantes du GATT47 et Union européenne. Après cette date, il reste possible de devenir membre en satisfaisant aux conditions posées par l’article 12 de l’Accord instituant l’OMC. Cette qualité est du reste réservée aussi bien aux États qu’aux territoires douaniers distincts jouissant d’une autonomie commerciale (Ex : Taïwan, Hongkong). Pour ce qui est de la procédure d’accession, elle suppose pour le candidat à l’adhésion d’adresser une demande à la Conférence ministérielle, puis de se soumettre à des négociations au cours desquelles sont passés en revue les différents aspects de son système économique. L’acquisition du statut de membre de l’OMC est sous-tendue par le principe de l’engagement unique, en ce sens qu’on accepte tous les accords ou rien.
2- L’accroissement de l’efficacité du processus décisionnel
Les Accords de Marrakech ont également permis aux membres d’améliorer le processus de prise de décision. Si dans l’ensemble, le principe du consensus déjà applicable dans le cadre du GATT a été maintenu, avec vote à la majorité en cas d’absence de consensus (amendement des accords, interprétation des accords, etc.), une évolution a eu lieu pour ce qui est de l’adoption des rapports des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel par l’ORD. Ici et contrairement, à ce qui se passait à l’époque du GATT, c’est la règle du consensus inversé qui a été retenue. Ainsi, pour qu’une décision soit rejetée, il faut que tous les membres soient d’accord pour cela, sinon, ladite décision sera adoptée. Le fonctionnement de cette règle induit l’automaticité de l’adoption des rapports, car, comme précédemment indiqué, il y aura toujours au moins un membre pour s’opposer à la non-adoption, le gagnant du procès. Ceci est incontestablement facteur d’efficacité de la procédure de règlement des différends, dans la mesure où les membres ne peuvent plus s’opposer à l’adoption des rapports, comme ce fut le cas dans le GATT.
B) L’amélioration du cadre normatif existant
Les Accords de Marrakech se caractérisent également par l’amélioration du dispositif normatif existant du fait du soin mis par les rédacteurs dans la précision des disciplines multilatérales (1). Cette amélioration découle également de l’élargissement du champ de compétence de l’organisation à de nouveaux domaines (2).
1- La précision des disciplines multilatérales
L’une des causes de l’échec du GATT était l’absence de procédures permettant aux membres de mettre en œuvre les droits et autres flexibilités qui leur étaient reconnus. C’est ainsi que certains Etats abusaient assez régulièrement des exceptions, des mesures de sauvegarde, des mesures antidumping, des mesures sanitaires et phytosanitaires, entre autres, en adoptant des mesures protectionnistes. Avec les Accords de Marrakech, et en vue d’accroître l’effectivité du système, les États membres ont tenu à clarifier certaines dispositions de l’Accord général en tant que de besoin, ou à en préciser les conditions de mise en œuvre. Des disciplines ont ainsi été instaurées, prenant la forme d’exigences fondamentales et de procédure. L’idée est, entre autres, de combattre le protectionnisme, d’éviter l’abus dans l’adoption de certaines mesures autorisées. A titre d’exemple, l’Accord antidumping est venu préciser les conditions de mise en œuvre de l’article 6 du GATT. L’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires a précisé que toute mesure sanitaire devait être fondée sur des principes scientifiques. Les membres adoptant de telles mesures doivent fournir des preuves scientifiques suffisantes du risque invoqué, ce qui passe par une évaluation des risques.
2- L’élargissement de la compétence de l’OMC à de nouveaux domaines
L’amélioration du cadre normatif existant a aussi consisté en l’élargissement de la compétence de l’OMC à de nouveaux domaines. Ainsi, alors que le GATT ne s’occupait que du commerce des marchandises, l’OMC va plus loin et régule des domaines tels que les services et les droits de propriété intellectuelle, comme en atteste la signature l’Accord général sur le commerce de services (Annexe 1B) et de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle touchant au commerce (Annexe 1C) annexés à l’Accord instituant l’OMC.

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L’apport des Accords de Marrakech par rapport au GATT est incontestable. La création d’une véritable organisation internationale dotée de la personnalité juridique internationale et d’une structure institutionnelle plus adaptée en atteste. Ce sentiment est conforté par l’amélioration de certains aspects du fonctionnement du système, du fait notamment de la précision des conditions et modalités de la participation ainsi que de l’amélioration du processus décisionnel d’une part, l’amélioration du cadre normatif existant par la clarification de certaines dispositions, la précision des disciplines multilatérales et l’élargissement de la compétence de l’organisation à de nouveaux domaines comme les services et la propriété intellectuelle d’autre part. Tout cela contribue à consolider le système commercial multilatéral, du fait d’une efficacité et d’une prévisibilité plus accrues. On n’aboutit cependant pas à une révolution dans la mesure où le nouveau système s’est fondé sur les acquis du GATT, notamment ses principes fondamentaux que sont la non-discrimination, l’accès au marché ou la transparence. Par ailleurs, après quinze ans de fonctionnement, le nouveau système se trouve confronté à des défis majeurs, y compris la montée en puissance du régionalisme, la réelle prise en compte des préoccupations des pays en développement et leur implication dans le processus décisionnel, l’élargissement de son champ matériel à de nouveaux domaines (concurrence, l’investissement, etc.). Il y a là un vrai test pour sa légitimité et sa crédibilité, mais c’est un autre débat.