Thierry RANDRETSA
Lors d'un discours
très attendu à la National Defense University le 23 mai 2013, le Président américain s'est exprimé
longuement sur ses choix en matière de lutte contre le terrorisme, notamment
l'usage de la force en-dehors des zones de conflit armé. Parallèlement, un guide
sur ce sujet, composé de directives, de mécanismes de contrôle et de
responsabilité, était publié.
Révélé à l’occasion de la campagne présidentielle de 2012,
le guide à l’usage des frappes létales en-dehors des zones d’hostilité active
est publié à la faveur d’un contexte de baisse
du nombre d’attaques de drones et de l’annonce, pour certains, d’un changement
dans la lutte contre le terrorisme.
Ce début de transparence, s’il n’apporte rien de
fondamentalement nouveau, confirme les éléments épars disponibles jusqu’à
présent. Les États-Unis mettent en place un droit sui generis de la lutte contre le terrorisme entre maintien de
l’ordre et conflit armé, motivé par la légitime défense. En dépit de la
clarification opérée par ce document, des questions demeurent.
Le paradigme du
maintien de l’ordre : la préférence pour l’option non-létale
A plusieurs reprises, le guide comme le Président indiquent
la préférence des États-Unis pour les options non létales. Dans son discours, Barack
Obama déclare privilégier la détention et l’arrestation des individus suspectés
de terrorisme. La « meilleure coopération contre-terroriste »
réside « dans le rassemblement et le partage des renseignements ;
l’arrestation et la poursuite des terroristes ». Le guide sur l’usage de
la force indique que ce dernier ne peut être entrepris s’il n’existe pas
« d’autres alternatives raisonnables pour mettre fin à la menace aux
citoyens américains ».
Ce choix est celui qui devrait en principe s’appliquer en
temps de paix pour traiter le terrorisme, sensé être une infraction pénale.
D’ailleurs, le guide s’applique aux « opérations de contre-terrorisme
en-dehors des États-Unis et des zones d'hostilités actives ». Souhaitant
rompre avec l’héritage de son prédécesseur, Barack Obama ne parle pas de « guerre
globale contre la terreur », mais « d’une série d’efforts
persistants, ciblés pour démanteler les réseaux spécifiques d’extrémistes
violents qui menacent l’Amérique ». Dans ce cadre, le droit à la vie est
la norme ; le « droit de tuer » est l’exception, restreinte par
des conditions de nécessité et de proportionnalité.
Le choix de la capture sur l’élimination physique traduit
l’application de ce droit du « temps de paix ». En-dehors de toute
considération juridique, il s'agit du meilleur moyen pour « recueillir des
renseignements », afin de « déjouer des complots » et démanteler
des organisations criminelles.
Cependant, cette option est choisie lorsqu'elle est
« praticable ». Le document ne définit pas ce terme. Le discours de
Barack Obama donne quelques indications sur les facteurs pris en compte dans le
choix de la capture : les risques pour les troupes américaines chargées de
l'opération, les risques pour la population civile locale et les retombées
diplomatiques de ce qui peut apparaître comme une violation flagrante de la souveraineté.
A cet égard, le coût de l'opération menée contre Oussama Ben Laden à Abbotabad
en 2011 a été telle que les États-Unis commencent tout juste à « reconstruire
un important partenariat » avec le Pakistan.
Un acte de légitime
défense répondant à une menace « continue » et
« imminente »
L'usage de la force ne doit pas être pris à la légère. Il ne
s'agit en aucun cas d'une punition ou d'un substitut à des poursuites pénales. On
sort ici du paradigme du maintien de l'ordre pour raisonner en termes de
légitime défense. « La force létale sera utilisée seulement pour empêcher
ou arrêter des attaques contre des personnes américaines ». Il s'agit
d'une conception préemptive
de la légitime défense conforme au droit américain depuis l'affaire du Caroline. Mais elle n'est pas validée
par le droit international qui exige l'existence préalable d'une attaque armée
(qui plus est d'un État, et non d'une entité non-étatique).
Cette légitime défense est constituée lorsque l'objectif
pose une « menace continue et imminente » à des individus de
citoyenneté américaine. Là encore, ces termes ne sont pas définis. La notion
d'imminence « large » avancée par un ancien
conseiller juridique du Gouvernement permettrait d'agir bien avant que le
terroriste passe à l'acte. Nous ne sommes définitivement plus dans le cadre du
maintien de l’ordre dans lequel la force létale n’est envisageable qu’en toute
dernière instance. Il est vrai que l’arrestation du terroriste présumé est
rendue plus difficile par sa localisation en-dehors des États-Unis.
Le respect de la
souveraineté de l’État hôte
« Les États-Unis respectent la souveraineté
internationale et le droit international ». L’État sur le territoire
duquel se trouve la personne recherchée (l’État hôte) doit être consulté. Dans
l’idéal, il doit pouvoir lui-même traiter le problème. En effet, les États ont l’obligation « de
ne pas laisser utiliser [leur] territoire aux fins d’actes contraires aux
droits d’autres États ». S’ils ne peuvent remplir cette obligation, l’État
victime d’une attaque (en l’espèce d’une menace) peut intervenir à condition
d’obtenir le consentement de l’État hôte.
Les États-Unis se réservent le droit d’intervenir si cet État
hôte n’a ni la capacité, ni la volonté de mettre fin à la menace. Ce motif est
répété plusieurs fois par Barack Obama sans en préciser les termes. Plusieurs facteurs sont
pris en compte dans cette évaluation : la prévisibilité du risque, les moyens à
la disposition de l’État pour empêcher l’acte, l’existence d’une fenêtre
d’opportunité. Mais, en pratique, il est difficile d'apprécier cet argument
reposant sur des informations non publiques. En outre, il y a un risque
d’interprétation extensive de ces critères dans le sens de l’intérêt de l’État
victime de la menace terroriste, et ce, d’autant plus que celui-ci est bien
souvent un État « fort » qui peut exercer une pression sur l’État
« faible » (les pays ayant eu le plus recours à cet argument sont les
États-Unis, la Russie, Israël, la Turquie et la Grande-Bretagne). Par ailleurs,
le droit international ne reconnaît pas la
possibilité pour un État d’agir en légitime défense contre une entité
non-étatique ; l’attaque doit être imputable à l’État sur le territoire duquel
les terroristes ont opéré.
Un emploi de la force
adapté aux fins et aux moyens de la lutte contre le terrorisme.
S'agissant de l'emploi même de la force létale, nous
basculons dans le régime du droit international humanitaire qui régit la
conduite des hostilités durant un conflit armé. Il convient de rappeler
qu’en-dehors de celui-ci, ce régime est inopérant. Or, les États-Unis se
considèrent comme étant engagé dans un conflit armé avec
Al-Qaïda, qui ne serait pas limité aux « zones d’hostilités
actives ». Le droit international humanitaire sert alors de cadre général
à l’emploi de la force armée, mais adapté à la précision permise par les drones
et requise par l’approche individuo-centrée de la lutte contre le terrorisme[1].
C’est pourquoi les standards posés par l’administration
américaine vont parfois au-delà des exigences posés par ce régime.
Tout d’abord, il doit y avoir une « quasi certitude »
que l'objectif soit présent. L'article
48 du Protocole Additionnel I aux Conventions de Genève de1977 impose aux
Parties de faire en tout temps la distinction entre la population civile et les
combattants, et de ne diriger leurs opérations militaires que contre ces
derniers. C'est un principe de droit international humanitaire coutumier qui ne
souffre d'aucune exception. Sa violation est constitutive d'un crime de guerre.
Opérer la distinction entre combattants et non-combattants
implique de prendre des mesures de précaution. Le belligérant doit « faire
tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les objectifs à
attaquer ne sont [pas] des personnes civiles ». « Faire tout ce qui
est pratiquement possible » explique qu'il ne peut y avoir de certitude
absolue concernant l'identification de l'objectif. Pour autant, celle-ci doit « se
faire avec beaucoup de soin », ce que permet l'utilisation des drones.
La possibilité d'observer une cible 24 heures sur 24, sept jours sur sept,
grâce à leur capacité de « surveillance persistante » permet
d'atteindre une « connaissance personnelle de l'objectif à attaquer et
[sa] nature exacte », qui est pourtant une exigence
rejetée par le droit international humanitaire. Cette connaissance de la
vie privée et intime de l'objectif est telle que, après des semaines
d'observation, l'opérateur aà l'impression de « tuer
son voisin ». Par ailleurs, le principe de précaution est assuré en
amont par un travail d'analyse et de renseignement sur le passif terroriste de
la cible et sur les éventuels attentats en préparation. Ce travail est
révélateur de la singularité de la « guerre contre le terrorisme »,
dans laquelle des frappes létales sont effectuées dans des zones de paix contre
des individus qui ne sont pas des combattants stricto sensu au sens du droit international humanitaire : les
terroristes ne sont pas revêtus d'un uniforme et ne porte pas ouvertement les
armes. En l'absence de ces signes de visibilité, l'identification repose sur un
vaste travail d'information, de surveillance et de renseignement visant à
établir la « culpabilité »
de la personne visée. On est ici plus proche du travail judiciaire que de
l'opération de guerre ; le paradigme du maintien de l’ordre refait en
partie surface.
Par ailleurs, il doit y avoir une « quasi certitude »
qu'aucun non-combattant sera tué ou blessé. En l'espèce, le standard utilisé va
au-delà des exigences de droit international humanitaire. En effet, en vertu du
principe de proportionnalité,
on admet que des pertes en vies humaines résultent d'une attaque à condition
qu'elles ne soient pas excessives par rapport à l'avantage militaire concret et
direct attendu. Au passage, le document met un terme à la polémique
soulevée par une fuite qui indiquait que, dans leur évaluation de la
proportionnalité, les Américains considéraient tous les hommes en âge de porter
des armes se trouvant dans l'entourage de la cible comme des combattants,
violant ainsi le principe de distinction qui pose une présomption
du caractère civil d'une personne en cas de doute. Il est explicitement
indiqué, en l'espèce, que ces individus sont des non-combattants.
Ces dispositions tentent de répondre aux critiques des
attaques de drones qui mettent en avant les victimes civiles causées par
ceux-ci. Rien qu’au Pakistan, les États-Unis auraient conduit 368 frappes (dont
316 pour la seule administration Obama), faisant entre 2537 et 3533 victimes,
dont 411 à 884 civils (selon le Bureau of
Investigative Journalism[2]). Sont en cause
les « signature strikes » qui frappent des groupes d’individus en
fonction d’une « signature » semblable à celle des « terroristes ».
Elles constitueraient la majorité
des frappes de drones opérées par la CIA. Or, ni le Président américain, ni le
guide ne les évoquent. L’application entière des critères mentionnées
précédemment mettraient fin à coup sûr à cette pratique.
Les considérations
politico-militaires
Enfin, la prise de décision s'opère aux plus hauts échelons
du Gouvernement américain sur la base de l'expertise des agences de
renseignement. Outre les considérations juridiques mentionnées précédemment,
les intérêts politiques et militaires sont évidemment pris en compte,
confirmant la nature polémogène de ces actes. Le choix de la capture ou de
l'option létale se fait en fonction des renseignements que l'individu pourrait
fournir. On évalue l'impact de l'opération sur les capacités de l'organisation
terroriste, les relations diplomatiques des États-Unis, ainsi que sur la
collecte des renseignements.
Ces considérations rappellent, qu'en dépit des précautions
oratoires de Barack Obama pour se démarquer de son prédécesseur, les États-Unis
sont bien engagés dans « une guerre contre une organisation qui (…)
tuerait autant d’Américains que possible si nous ne l’en empêchions pas ».
Toutefois, ces frappes létales par drones ne sont qu’une des modalités
tactiques d'une stratégie globale de contre-terrorisme, au même titre que le
renseignement, la détention ou l'aide au développement. Cette stratégie vise
notamment à accompagner les pays du Moyen-Orient dans leur transition démocratique,
en contribuant à « moderniser leur économie, améliorer les conditions
d'éducation et encourager l'entrepreneuriat ».
Plus de transparence contribuerait peut-être à cette
stratégie. Ce discours et ce guide sont un premier pas.
- Retrouvez ce texte sur le blog Dommages civils
[1] Grégoire CHAMAYOU, Théorie
du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 103.
[2] Voir le site du Bureau of Investigative Journalism :
http://www.thebureauinvestigates.com/2013/05/02/april-2013-update-us-covert-actions-in-pakistan-yemen-and-somalia/ (consulté le 26 mai 2013).
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