11 avril 2017

ANALYSE : Syrie : peut-on violer le droit international pour sanctionner une violation du droit international ?

Emmanuel GOFFI

Les Etats-Unis ont unilatéralement décidé de frapper une base militaire syrienne à Homs, dans la nuit du 6 au 7 avril, délivrant 59 missiles Tomahawks et violant clairement la souveraineté étatique syrienne. Malgré l’élan d’enthousiasme des alliés de Washington, la communauté internationale est plus que jamais divisée sur la situation en Syrie et les solutions à envisager. Ce conflit qui dure maintenant depuis six ans, n’en finit plus de créer des tensions internationales. Si, jusque-là, la part belle a été faite aux déclarations non suivies d’effets, il semble que les Etats-Unis ont décidé d’agir par la force en toute illégalité. Il est alors légitime de se demander si l’on peut vraiment s’octroyer le droit de violer les règles internationales pour punir ceux qui les violent ? Si la question sonne comme un paradoxe, c’est certainement qu’elle en exprime un. Comment imaginer qu’une telle action pourrait contribuer à résoudre une situation d’une complexité inouïe qui s’éternise et s’enlise, alors même que des milliers de personnes souffrent de ce conflit ? Les réponses ne vont pas de soi. Chacun se fera son opinion, mais avant de se positionner un rappel de la situation n’est pas inutile.

Khan Cheikhoun : un nom de plus sur la trop longue liste des attaques chimiques

Le conflit en Syrie dure maintenant depuis mars 2011. Les exactions commises sont nombreuses et le régime de Bashar al-Assad peut légitimement être soupçonné d’être à l’origine de nombre d’entre elles. Parmi ces exactions, l’utilisation récurrente d’armes chimiques prohibées par le droit international est profondément problématique. 161 attaques chimiques auraient ainsi été conduites entre le début du conflit et 2015, selon la Syrian American Medical Society (SAMS).

Problématique, en tout premier lieu, parce qu’il est inacceptable d’utiliser de tels moyens contre qui que ce soit. Même si pour des motifs communicationnels douteux, les Etats-Unis et leurs alliés se complaisent à insister sur le fait que les victimes des attaques à l’arme chimique sont des femmes et des enfants, il n’en demeure pas moins qu’infliger de telles souffrances ne peut être toléré même contre des hommes, fussent-ils des terroristes. C’est d’ailleurs bien là le sens de la prohibition de ces substances par le droit des conflits armés (ou droit international humanitaire) qui ne différencie par les êtres humains en fonction de leur genre ou de leur âge. La violation du principe d’humanité, qui est l’un des trois grands principes (humanité, proportionnalité, discrimination) définis par les Conventions de Genève de 1974, concerne l’humanité dans son entièreté et pas uniquement certains de ses membres[1].

Problématique, ensuite, parce que la communauté internationale ne parvient pas à s’accorder sur les mesures à prendre en cas d’utilisation de ces armes et s’avère incapable d’agir efficacement au-delà de quelques déclarations lénifiantes. Pour mémoire, de nombreuses attaques chimiques (gaz sarin, moutarde, VX ou chlore) ont déjà été menées en Syrie depuis le début des hostilités. En août 2013, l’utilisation de gaz toxiques fait 1 429 morts dans la région de Damas, à Ghouta et à Mouadamiyat al-Cham. Le régime syrien est alors accusé par Washington d’être responsable de ces attaques. En avril de l’année suivante, des attaques au chlore sont menées à Kafr Zeta, Al-Tamana et Tal Minnis. L’utilisation de ce produit est alors confirmée par une note de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Là encore, le régime syrien est accusé par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, tandis que la Russie souligne le manque de preuves et continue de soutenir Damas. Deux ans plus tard, en août 2016, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) soupçonne une nouvelle attaque chimique au sud d’Alep, à Saraqeb, dans la province d’Idlib. A la suite d’une nouvelle attaque le 10 août dans le secteur d’al Zibdiye à Alep, la France se déclare « préoccupée » par la situation. D’autres attaques ont été dénoncées, notamment par les experts du mécanisme d’enquête conjoint (Joint Investigative Mechanism) établi par la Résolution 2235 du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU), à Talmenes le 21 avril 2014, puis en mars 2015 à Qmenas et à Sarmine. A chaque fois, l’indignation s’exprime dans les capitales occidentales, tandis que Moscou émet des réserves quant à la légitimité des accusations portées contre le régime de Bashar al-Assad et que la Syrie dément toute implication.

Problématique, enfin, parce qu’au-delà des aspects juridiques la dimension morale de l’emploi de ces substances entraine des réactions bien plus marquées que lors d’attaques dites conventionnelles. Psychologiquement, pour la majorité de l’opinion publique occidentale, l’utilisation d’armes chimiques est encore plus inacceptable que les autres types d’armements. Différentes raisons à cela. En premier lieu, les armes chimiques sont synonymes dans la conscience collective, de souffrances particulièrement atroces, pouvant par ailleurs s’inscrire dans la durée. Ensuite, parce que ces armes sont non-discriminantes par essence. Troisièmement, parce qu’elles rappellent des évènements historiques tragiques (Ypres en 1915, conflit Iran-Irak entre 1983 et 1988 ; métro de Tokyo en 1995…). Enfin, parce qu’elles occasionnent des maux clairement inutiles au regard des objectifs du conflit. C’est d’ailleurs cette dernière dimension qui est la plus problématique moralement, puisqu’elle renvoie au non-respect du principe essentiel d’humanité qui interdit d’infliger des maux inutiles que ce soit aux combattants ou aux non-combattants. La question de l’adéquation des moyens avec les fins poursuivies se pose également. En la matière, la tradition de la guerre juste impose aux belligérants de respecter plusieurs principes (traditionnellement séparés en jus ad bellum – droit d’entrer en guerre – et jus in bello – droit dans la guerre), dont certains figurent dans le droit des conflits armés. En l’occurrence, la nécessité d’une intention droite, la proportionnalité et la discrimination ne sont pas respectées.

D’actions en réactions : les risques d’embrasement

Le 4 avril dernier, la population syrienne est à nouveau frappée par ce qui semble être une attaque au gaz sarin. Au nord-ouest du pays, 87 personnes meurent et plus de 160 sont blessées, à Khan Cheikhoun, à la suite d’un bombardement aérien. Le CSNU se réunit en session extraordinaire pour étudier une proposition de résolution présentée par Washington, Londres et Paris, condamnant l’attaque et appelant notamment l’OIAC à mener une enquête complète et à rendre ses conclusions au plus vite.

Depuis le début du conflit, la communauté internationale, le CSNU en tête, est engluée dans ses conflits d’intérêts. Chaque pays contribuant à la lutte contre le terrorisme y va de son propre agenda enrobé d’une soi-disant volonté de mettre un terme aux activités de l’Etat islamique. En effet, depuis les attentats du 11 septembre 2001, la mal nommée « guerre contre le terrorisme » semble servir de fourre-tout permettant de justifier rapidement et superficiellement toutes les interventions militaires. Cette justification fast food, rapidement préparée, rapidement servie et rapidement digérée, ne semble pas interpeller les opinions publiques outre-mesure. Le verbe s’est substitué à l’action, une pseudo-morale au droit et la « cause pour les nuls » à la juste cause de St Thomas d’Aquin.

De communiqués en déclarations condamnant les atrocités commises et attribuées au régime du président syrien, d’une part, et démentant toute implication dans l’utilisation d’armes chimiques, d’autre part, les chancelleries jouent au ping-pong, pendant que 320 000 personnes sont tuées, blessées, jetées sur les routes hors de leurs maisons, poussées vers les pays voisins ou vers les murs et autres barbelés des nations occidentales. La realpolitik joue sa déplorable partition et chacun défend ses intérêts particuliers au détriment du bien commun, sur fond de moralité bon marché et de violation du droit international.

Ainsi, dans la nuit du 6 au 7 avril, les Etats-Unis toujours porteurs d’une mission civilisatrice, d’une « destinée manifeste », en plus d’appeler Dieu à bénir désormais « le monde entier », ont-ils décidés d’intervenir unilatéralement et sans mandat du CSNU, pour frapper la base militaire aérienne d’Al-Chaayrate, dans la province de Homs, depuis laquelle aurait été menée l’attaque chimique de Khan Cheikhoun. Lancée depuis les contre-torpilleurs USS Porter et USS Ross croisant en Méditerranée, une série de frappes a permis de délivrer 59 missiles de croisière Tomahawks qui auraient « provoqué la mort de neuf civils, dont quatre enfants, fait sept blessés et provoqué d’importantes destructions dans les maisons des villages d’Al-Chaayrate, Al-Hamrate et Al-Manzoul », selon l’agence syrienne Sana, tué six (selon l’armée syrienne) ou sept militaires (selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme - OSDH), et détruit « neuf avions syriens des forces armées », selon la télévision russe Rossiïa 24. L’agression[2] justifiée à la fois par « une horrible attaque avec des armes chimiques contre des civils innocents » supposément lancée par Bashar al-Assad contre des « hommes, femmes et enfants sans défense » et de « beaux bébés » (sic) et par « l’intérêt vital de la sécurité nationale des Etats-Unis d’empêcher et de dissuader la dissémination et l’utilisation d’armes chimiques mortelles »[3], n’en demeure pas moins une agression clairement interdite par la Charte des Nations Unies. Le discours teinté d’une dramaturgie qui convoque inévitablement les sentiments les plus tristes, se veut donc moral tout en obérant les aspects légaux et les implications potentielles d’une telle action.

La décision américaine est irrationnelle et prématurée. Elle relève à la fois d’une nécessité émotionnelle de montrer au monde que le « monde civilisé » ne tolère pas l’utilisation des armées chimiques, et d’un besoin de communication au profit des opinions publiques occidentales. L’histoire a déjà montré qu’il suffisait d’un évènement mineur pour embraser la planète. Ainsi en fût-il, le 28 juin 1914, de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, à Sarajevo, par un nationaliste serbe de Bosnie, Gavrilo Princip. L’évènement, d’abord considéré comme un fait divers tragique, initiera le premier conflit mondial. La situation alors tendue dans la poudrière des Balkans n’attendait qu’un élément déclencheur pour s’embraser. Le grand jeu des alliances et des intérêts internationaux fournira, par la suite, l’énergie nécessaire à l’effet domino qui entraînera la planète dans la première guerre de dimension mondiale.

Sans augurer du pire, il reste toutefois nécessaire de ne pas se précipiter en prenant des mesures dont les conséquences pourraient être désastreuses et s’avérer incontrôlables. En relations internationales, le dilemme de sécurité invite à la prudence. Les perceptions des parties au conflit peuvent mener à des réactions qu’il est impossible de prévoir. On le voit déjà avec l’envoi par la Fédération de Russie, dès le 7 avril, de la frégate Amiral Grigorovitch avec ses missiles de croisière Kalibr en Méditerranée pour rejoindre le groupe naval russe composé d’une dizaine de navires de la Flotte de la mer Noire. A une démonstration de force, répond une autre démonstration de force. Toute la question reste de savoir comment ce mouvement va être perçu par les Occidentaux et comment ceux-ci, Etats-Unis en tête, vont choisir de réagir. On le voit clairement, il est très facile de s’engouffrer dans une spirale dont l’issue est plus qu’incertaine.

Déclarations, gesticulations et violations du droit : quand la multiplicité des positions mène à l’anarchie

Si les Etats-Unis ont décidé de mener la danse, nombreuses sont les capitales qui, au nom de leur appartenance à une communauté de sécurité partageant des intérêts et des valeurs communs, ont décidé de suivre le mouvement en dépit de toute rationalité, qui invite à la plus grande prudence lorsqu’on se mesure à la Russie dans une zone aussi instable, mais surtout en violation du droit international.
En la matière, le paradoxe réside dans le fait que ces violations du droit sont supposées sanctionner d’autres violations du droit. En effet, l’utilisation d’armes chimiques, si tant est que le gouvernement syrien soit formellement reconnu coupable de leur emploi, sont strictement prohibées.

Outre la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction du 13 janvier 1993 (entrée en vigueur le 29 avril 1997 et à laquelle la Syrie a adhéré en septembre 2013), le recours aux armes chimiques contrevient également aux dispositions du Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques du 17 juin 1925 (à laquelle la Syrie a adhéré en novembre 1968) et de la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction du 10 avril 1972 (entrée en vigueur le 26 mars 1975). En outre, les attaques chimiques sont commises en violation de trois résolutions du CSNU.

En septembre 2013, à la suite de l’attaque du 21 août à Rif-Damas, la Résolution 2118 dispose que « la République arabe syrienne doit s’abstenir d’employer, de mettre au point, de fabriquer, d’acquérir d’aucune manière, de stocker et de détenir des armes chimiques ou d’en transférer, directement ou indirectement, à d’autres États ou à des acteurs non étatiques la Syrie à démanteler son arsenal chimique », en suivant le calendrier et sous contrôle de l’OIAC et d’une mission des Nation Unies.  

Deux ans plus tard, la Résolution 2209 (2015), souligne que « des produits chimiques toxiques ont été utilisés comme arme en République arabe syrienne », et non pas « par » le régime syrien. La résolution « [c]ondamne avec la plus grande fermeté toute utilisation comme arme, en République arabe syrienne, de quelque produit chimique toxique que ce soit », et affirme que les personnes reconnues responsables de l’utilisation de ces armes au terme de l’enquête de la Mission d’établissement des faits menée par l’OIAC, devront « répondre de leurs actes ». Pour finir, la Résolution 2209, s’inscrit dans le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ouvrant la porte à un éventuel recours à la force en cas de violations de la Résolution 2118.

Enfin, en août de la même année, la Résolution 2235 (2015), condamne à nouveau l’emploi d’armes chimiques toxique en République arabe syrienne. Elle interdit, par ailleurs, aux différentes parties au conflit syrien de recourir à ces armes et s’engage à identifier les responsables. Par ailleurs, la Résolution établit « un mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU (…) chargé d’identifier dans toute la mesure possible les personnes, entités, groupes ou gouvernements qui ont perpétré, organisé ou commandité l’utilisation comme armes, en République arabe syrienne, de produits chimiques (…), ou qui y ont participé d’une manière ou d’une autre ». Cette résolution s’inscrit, elle aussi, dans le chapitre VII.

Fait intéressant, dans leur communiqué final en annexe de la Résolution 2118, les membres du Groupe d’action pour la Syrie (dont font partie les 5 membres permanents du CSNU), affirment leur attachement « à la souveraineté, à l’indépendance, à l’unité nationale et à l’intégrité territoriale de la République arabe syrienne ». On est alors légitimement surpris de la violation patente de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République arabe syrienne par les Etats-Unis et applaudie de concert par ses alliés.

En l’état des choses, la situation est donc la suivante :
  1. des armes chimiques ont été utilisées en Syrie ;
  2. le gouvernement syrien est suspecté d’être à l’origine de leur utilisation et une mission conjointe ONU-OIAC est chargée de mener une enquête pour déterminer les responsabilités ;
  3. à la suite de l’attaque de Khan Cheikhoun, le « monde civilisé » (i.e. les Etats-Unis et leurs alliés) accuse et condamne le président Bashar al-Assad avant même que l’enquête n’ait été menée et ait rendu ses conclusions ;
  4. certains pays, à l’image du Royaume-Uni et de la France ou très récemment du Canada, excluent le président Assad de l’avenir de la Syrie en violation du droit international, puisqu’on ne peut destituer le président d’un pays tiers ou nier son autorité, fût-il un dictateur ;
  5. les Etats-Unis décident unilatéralement, en raison du blocage du projet de résolution présenté au CSNU, de violer l’intégrité territoriale et donc la souveraineté syrienne ;
  6. dans le même temps, la Russie, que l’on s’empresse traditionnellement de présenter comme l’allié d’un régime peu recommandable, dénonce une « agression contre un État souverain », se positionnant de fait en conformité avec le droit international.
En bref, il apparaît que, de part et d’autre, les actions sont plus que discutables sur le plan légal. A ce titre, la volonté de quelques capitales de « renverser » le président syrien ne semble pas préoccuper qui que ce soit, tant il semble admis que ce dernier est un dictateur qui ne mérite pas d’être consulté sur l’avenir du pays dans lequel, malgré ses agissements, il a été élu. A nouveau, la morale à bas coût vient se substituer au droit international. Certes, les élections de 2014 sont frappées d’irrégularités et l’élection de Bashar al-Assad est plus que contestable. Peut-on, pour autant, considérer qu’il n’est pas le président légitime et, comme l’ont fait à ce jour 17 pays dont trois des membres permanents du CSNU, reconnaître la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (au sein de laquelle dominent les Frères musulmans au travers du Conseil national syrien) comme représentant légal du peuple syrien ? Est-il légitime d’exiger la démission du président syrien ? D’un point de vue morale, sans doute… quoi que cela puisse être discutable. N’oublions pas que le régime de Damas lutte contre le groupe Etat islamique et qu’en la matière toutes les aides sont nécessaires et bienvenues. N’oublions pas non plus que des exactions sont commises dans nombre d’autres pays, dont la Russie et la Chine, sans que personne n’envisage de demander à leurs dirigeants de démissionner. Certains diront que les crimes perpétrés en Syrie ne sont en rien comparables à ce qui se fait ailleurs. La question se pose alors de savoir qui « fixe la barre » de l’acceptable ? A partir de combien de morts, de quels types de crimes ou d’actes, doit-on ou peut-on demander la démission d’un chef d’Etat ou de gouvernement ? Mais c’est là un débat sans issue. Accordons-nous sur le fait que le départ du président Assad est moralement souhaitable. Sur le plan légal, les choses sont quelque peu différentes.

Se pose évidemment la question de la souveraineté de l’Etat syrien, qui a pour corollaire une interdiction d’ingérence par des pays tiers dans les affaires syriennes. En la matière, le droit établi par les Traités de Westphalie en 1648 ne fait pas état d’exceptions à la règle. L’égalité souveraine des Etats est d’ailleurs rappelée à l’article 2, § 1, de la  Charte des Nations Unies, et l’interdiction « de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État » au paragraphe 4 du même article. C’est d’ailleurs pour cette raison que le droit d’ingérence, devenu devoir d’intervention humanitaire, a tant fait couler d’encre.

Par ailleurs, la Convention concernant les droits et devoirs des Etats signée à Montevideo en 1933 dispose, en son article 8, qu’« [a]ucun Etat n’a le droit d’intervenir dans les affaires internes ou externes d’un autre » et, en son article 11, que « [l]e territoire des Etats est inviolable et il ne peut pas faire l’objet d’occupations militaires, ni d’autres mesures de force imposées par un autre Etat, ni directement ni indirectement, ni pour un motif quelconque, ni même de manière temporaire ». De cette souveraineté de l’Etat découle les privilèges et immunités du chef d’Etat en droit international, interdisant toute sujétion de ce dernier à une puissance tierce. Le seul moyen de contourner cette immunité est de saisir la Cour pénale internationale (CPI) mais, en l’occurrence, la Syrie n’est pas signataire du Statut de Rome établissant la CPI. Bref, en l’état, le droit ne permet d’imposer un départ à Bashar al-Assad.

L’appel du président français François Hollande, en 2015, à la « neutralisation » du président Assad (tout en demandant à l’Iran d’être acteur de la résolution du conflit !), la déclaration de la première ministre britannique Theresa May affirmant qu’il « ne peut y avoir d’avenir pour Assad dans une Syrie stable et représentative de tous les Syriens », ou celle du premier ministre canadien l’appelant à quitter le pouvoir (et qui partage l’idée d’une participation de l’Iran tout en accusant Téhéran d’avoir une part de responsabilité dans l’attaque de Khan Cheikhoun !), relèvent donc clairement de l’ingérence dans les affaire internes de la Syrie, et ce, quoi qu’il s’y passe. Il est important ici de bien différencier l’évaluation morale des actes possiblement commis par le tyran syrien et le cadre légal dans lequel elles s’inscrivent. Par ailleurs, les Etats s’opposant au régime syrien, devraient attendre les résultats de l’enquête du Mécanisme conjoint d’enquête avant de condamner son président, et de s’aventurer dans une intervention armée. Comme le soulignait le président russe Poutine, il est « inacceptable d’accuser sans preuve », surtout lorsque l’on prétend agir pour faire respecter le droit.

Conclusion

Le conflit qui dure depuis six longues années en Syrie est d’une complexité extraordinaire. Le survoler n’est pas suffisant pour se faire une opinion objective et solide sur ses tenants et aboutissants. En tout état de cause, la communauté internationale est empêtrée dans ses contradictions et aucune capitale ne peut se targuer d’exemplarité et s’autoriser à donner des leçons de morale au régime syrien et à la Russie. S’il est clair que les exactions commises en Syrie sont inacceptables et que le recours aux armes chimiques, contre qui que ce soit, n’est rien moins que monstrueux, les frappes américaines soulignent l’imprévisibilité de l’administration Trump et le caractère irrationnel d’une telle décision. L’aventure guerrière dans laquelle les Etats-Unis et leurs alliés semblent vouloir se lancer est absurde et dangereuse. Nul ne peut en prévoir les conséquences. Il semble donc légitime d’appliquer le principe de précaution et d’épuiser toutes les solutions pacifiques possibles dans le respect du droit international. Certes, d’aucuns objecteront que pendant ce temps les morts et les blessés s’accumulent. Mais qui peut affirmer que le recours à la force armée n’aboutirait pas à une situation bien pire ?

Bien entendu, il n’est pas question d’attendre un dénouement ex nihilo du drame qui se joue au Levant. Seule une action concertée de la communauté internationale, incluant la Syrie de Bashar al-Assad et la Russie, peut aboutir à une résolution du conflit. Il serait d’ailleurs de bon ton de laisser Moscou assurer le leadership dans une région que la Fédération considère comme relevant de sa zone d’influence. Cessons également d’ostraciser la Russie. S’il est possible d’envisager d’associer l’Iran à la résolution du conflit, il paraît assez incongru de rejeter les Russes dans le camp adverse.
La solution ne pourra venir que de la région. Elle ne pourra pas être imposée de l’extérieur. Les options sont très limitées. Seuls le départ volontaire du président Assad ou un changement de régime à la suite d’élections dignes de ce nom pourraient mener à une fin pacifique du conflit. Il est également possible d’envisager que, comme ce fût le cas en Egypte, l’armée et la population destituent le tyran de Damas. On le voit, aucune de ces possibilités n’est vraiment crédible. Les relations internationales sont ainsi faites que l’idéalisme, s’il est un but à atteindre, n’est pas la règle.
Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, exprimant la position de la France contre une intervention alliée en Irak, déclarait le 14 février 2003 devant le CSNU :

« [l]’option de la guerre peut apparaître a priori la plus rapide. Mais n’oublions pas qu’après avoir gagné la guerre, il faut construire la paix (…). Personne ne peut donc affirmer aujourd’hui que le chemin de la guerre sera plus court que celui des inspections. Personne ne peut affirmer non plus qu’il pourrait déboucher sur un monde plus sûr, plus juste et plus stable. Car la guerre est toujours la sanction d’un échec ».
Le droit reste le seul cadre acceptable, bien qu’imparfait. L’application de la morale à bas coût et à géométrie variable des Etats autoproclamés « civilisés » ne peut qu’envenimer les choses. A défaut de mieux, il faut respecter la souveraineté de l’Etat syrien, éviter de violer le droit en commettant des agressions caractérisées qui risquent d’aboutir à une situation bien pire qu’elle ne l’est déjà, et laisser les experts du Mécanisme d’enquête conjoint faire leur travail et déterminer les responsabilités. Il faut surtout que l’ensemble des acteurs parties aux conflits reconnaissent l’ineptie et le tragique de la situation, et que chacun en son âme et conscience assume ses responsabilités. Le vingtième siècle nous a apporté son lot d’horreurs démontrant à quel point l’humanité peut se laisser entraîner dans l’abjecte. Sommes-nous donc stupides au point de ne pas être capables de retenir les leçons de l’histoire ? Il serait bon que chacun relise le préambule et le chapitre I de la Charte des Nations Unies.






[1] Emmanuel GOFFI, « De la théorie du droit à la réalité du terrain. L’humain au cœur des conflits », in E. GOFFI, G. BOUTHERIN (dir.). Les conflits et le droit, Paris, Choiseul, 2011, pp. 127-246.
[2] Puisque c’en est une au sens au sens de la Résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies (art. 1er et art. 3-b et d) du 14 décembre 1974, reprise à l’article 8 bis du Statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998. L’article 8 bis a été ajouté au Statut de Rome conformément à la Résolution RC/Res.6 du 11 juin 2010.
[3] Déclaration de Donad Trump, président des Etats-Unis d’Amérique sur la Syrie, Mar-a-Lago (Floride), 6 avril 2017. 



1 commentaire :

  1. Admirable etude et profondement logique. Que devrait-on en deduire? A mon humble avis, il faudrait "reactiver" l'Organisation Internationale,i.e. les Nations Unies, et aboutir a une declaration universelle preconisant des mesures specifiques qui inclueraient des inspections conduites par des representants de l'ONU, dument qualifies et autorises.

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