3 octobre 2018

ACTU : La CIJ indique des mesures conservatoires afin de préserver certains droits allégués par l’Iran et prie les autorités iraniennes et américaines de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver leur différend

Catherine MAIA

Le 3 octobre, la Cour internationale de Justice s'est prononcée sur la demande de l’Iran, introduite en juillet dernier, de suspendre les sanctions américaines réimposées par le président américain, Donald Trump, après le retrait des Etats-Unis de l'accord international sur le nucléaire iranien.

Cet accord sur le nucléaire iranien, qui avait été signé à Vienne en 2015 entre l'Iran et le "P5+1", c'est-à-dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU - Chine, France, Russie, Royaume-Uni et Etats-Unis - plus l'Allemagne, dispose que la République islamique s'engage à ne pas chercher à se doter de l'arme atomique. Depuis leur retrait de cet accord, en mai dernier, les Etats-Unis ont décidé d’imposer une série de sanctions contre l'Iran, et se sont engagés à en imposer de nouvelles en novembre 2018. Les sanctions américaines comprennent des blocages sur les transactions financières et les importations de matières premières, ainsi que des mesures pénalisantes touchant les achats dans le secteur automobile et l'aviation commerciale.

Reconnaissant que ces sanctions causent des conséquences désastreuses sur l’économie iranienne, la CIJ a ordonné aux Etats-Unis d’y mettre un terme concernant les «biens nécessaires à des fins humanitaires tels que i) les médicaments et le matériel médical, et ii) les denrées alimentaires et les produits agricoles, ainsi que des biens et services indispensables à la sécurité de l’aviation civile, tels que iii) les pièces détachées, les équipements et les services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils».

C’est à l’unanimité que les juges de la CIJ ont également décidé que les sanctions imposées visant certains biens constituaient une violation du Traité d'amitié conclu en 1955 entre l'Iran et les États-Unis, lequel encourage les échanges commerciaux : «La Cour indique, à l'unanimité, que les Etats-Unis (...) doivent, par les moyens de leurs choix, supprimer toute entrave que les mesures annoncées le 8 mai 2018 mettent à la libre exportation vers l'Iran de médicaments et de matériel médical, de denrées alimentaires et de produits agricoles», estimant que les sanctions américaines «risquent de nuire gravement à la santé et à la vie de personnes se trouvant sur le territoire iranien».

L'ordonnance de la CIJ intervient dans un contexte de fortes tensions entre l'Iran et les Etats-Unis, particulièrement palpables lors de la 73e session de l'Assemblée générale, qui s'est tenue en septembre 2018. À cette occasion, le président américain promettait de nouvelles mesures punitives «plus dures que jamais, pour contrer l'ensemble du comportement malveillant de l'Iran», accusé de déstabiliser le Moyen-Orient et, par là même, d'être un péril pour la sécurité internationale. De son côté, le président iranien Hassan Rohani a accusé les Etats-Unis d'«étrangler» l’économie de son pays.

Dans l’attente d’une décision sur le fond de l’affaire, l’ordonnance rendue par la CIJ est contraignante et non susceptible de faire l'objet d'un appel, bien que la Cour n'ait guère de moyen pour enjoindre son application lorsque l’une des parties est un membre permanent du Conseil de sécurité (article 94 de la Charte des Nations Unies).


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Le 3 octobre 2018, la Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, a rendu son ordonnance sur la demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Iran en l’affaire relative à des Violations alléguées du Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique).

La Cour commence par rappeler que, le 16 juillet 2018, l’Iran a introduit une instance contre les Etats-Unis à raison de violations alléguées du Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu entre les deux États en 1955. Le même jour, l’Iran a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires tendant à préserver ses droits en vertu du Traité de 1955 dans l’attente de la décision finale de la Cour en l’affaire.

La Cour expose ensuite le contexte factuel de l’affaire. Elle note à cet égard que, le 8 mai 2018, le président des Etats-Unis a publié un mémorandum sur la sécurité nationale par lequel il mettait fin à la participation des Etats-Unis au plan d’action global commun — un accord sur le programme nucléaire iranien qui avait été conclu le 14 juillet 2015 par l’Iran, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, l’Allemagne et l’Union européenne — et ordonnait le rétablissement, vis-à-vis de l’Iran, des «sanctions levées ou assouplies par des dérogations dans le cadre [dudit] plan d’action». Dans ce mémorandum, le président faisait notamment observer que l’Iran avait publiquement annoncé que l’accès de ses sites militaires serait refusé aux représentants de l’Agence internationale de l’énergie atomique, et qu’en 2016 il n’avait pas respecté, à deux reprises, les quotas imposés par le plan d’action pour l’accumulation d’eau lourde. Il fut annoncé que le rétablissement des «sanctions» se ferait en deux étapes. A l’expiration d’un premier délai de liquidation de 90 jours venant à échéance le 6 août 2018, les Etats-Unis rétabliraient un certain nombre de «sanctions» visant, notamment, les opérations financières, le commerce des métaux, l’importation de tapis et de denrées alimentaires d’origine iranienne et l’exportation d’aéronefs de transport commercial de passagers et de pièces détachées connexes. A l’expiration d’un second délai de liquidation de 180 jours venant à échéance le 4 novembre 2018, les Etats-Unis rétabliraient des «sanctions» supplémentaires.

Raisonnement de la Cour

Il convient de rappeler que la Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur apparaissent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée. Elle doit, en outre, s’assurer que les droits revendiqués par la partie demanderesse sont à tout le moins plausibles et qu’il existe un lien entre lesdits droits et les mesures demandées. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ne peut toutefois s’exercer que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour ne rende sa décision définitive.

I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE

La Cour note que l’Iran entend fonder la compétence de celle-ci sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour ainsi que sur le paragraphe 2 de l’article XXI du Traité de 1955. Elle relève, à cet égard, que l’article XXI dudit traité subordonne la compétence de la Cour à l’existence d’un différend quant à l’interprétation ou l’application du traité. A l’effet d’établir si tel est le cas, la Cour recherche si les actes dont le demandeur tire grief sont, prima facie, susceptibles d’entrer dans les prévisions de cet instrument et si, par suite, le différend est de ceux dont elle pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae.

La Cour considère que le Traité de 1955 contient des règles instaurant la liberté de commerce et d’échanges entre les Etats-Unis et l’Iran, dont des règles spécifiques interdisant les restrictions à l’importation et à l’exportation de produits provenant de l’un ou l’autre pays, ainsi que des règles relatives aux paiements et aux transferts de fonds entre eux. De l’avis de la Cour, certaines mesures adoptées par les Etats-Unis, par exemple la révocation des permis et autorisations accordés pour certaines opérations commerciales entre l’Iran et les Etats-Unis, l’interdiction du commerce de certains produits, et les restrictions frappant les activités financières, pourraient être considérées comme ayant un lien avec certains droits et obligations des Parties découlant de ce traité. La Cour estime en conséquence que, à tout le moins, les mesures susvisées dont l’Iran tire grief sont effectivement, prima facie, susceptibles de relever du champ d’application ratione materiae du Traité de 1955.

La Cour relève, en outre, que le paragraphe 1 de l’article XX, que les Etats-Unis invoquent pour faire échec à la compétence de celle-ci à l’égard des demandes de l’Iran, définit un nombre limité de cas dans lesquels, nonobstant les dispositions du traité, les parties peuvent appliquer certaines mesures. Il en va ainsi des mesures concernant «les substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui [en] sont la source» (al. b)) ou celles qui s’avèrent «nécessaires … à la protection des intérêts vitaux … sur le plan de la sécurité» (al. d)), catégories dans lesquelles les Etats-Unis font entrer les «sanctions» économiques contre le nucléaire. Elle estime, toutefois, que la question de savoir si, et dans quelle mesure, le défendeur est en l’espèce fondé à invoquer ces exceptions est une question susceptible d’examen judiciaire, qui relève donc pleinement de la portée ratione materiae de la compétence de la Cour «quant à l’interprétation ou à l’application» du traité en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI.

La Cour constate que les éléments mentionnés ci-dessus sont suffisants à ce stade pour établir que le différend entre les Parties a trait à l’interprétation ou à l’application du Traité d’amitié.

La Cour rappelle, par ailleurs, que, aux termes du paragraphe 2 de l’article XXI du Traité de 1955, le différend qui lui est soumis ne doit pas non plus avoir été «réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique». Elle déduit du libellé de cette disposition que point n’est besoin pour elle d’examiner si des négociations officielles ont été engagées ou si l’absence de règlement diplomatique est due au comportement de l’une ou de l’autre Partie. Il lui suffit de constater que le différend n’a pas été réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique avant de lui être soumis. La Cour est d’avis qu’il ressort des éléments mis à sa disposition que le différend n’avait pas été réglé d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique, au sens du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955, avant le dépôt de la requête.

Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle est compétente en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 pour connaître de l’affaire, dans la mesure où le différend entre les Parties a trait «à l’interprétation ou à l’application» dudit traité.

II. LES DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE
ET LES MESURES SOLLICITÉES

La Cour commence par s’interroger sur le point de savoir si les droits que l’Iran revendique, et dont il sollicite la protection, sont plausibles.

La Cour note que, en vertu des dispositions du Traité de 1955, les deux parties contractantes jouissent d’un certain nombre de droits en relation avec les opérations financières, l’importation et l’exportation de produits à destination ou en provenance de leurs territoires respectifs, le traitement qu’elles accordent mutuellement à leurs ressortissants et sociétés, et, plus généralement, la liberté de commerce et de navigation. La Cour note, en outre, que les Etats-Unis ne contestent pas, en soi, que l’Iran tienne ces droits du Traité de 1955, ou que les mesures adoptées puissent avoir une incidence sur lesdits droits. En revanche, les Etats-Unis font valoir que le paragraphe 1 de l’article XX du Traité les autorise à appliquer certaines mesures, entre autres, pour protéger leurs intérêts vitaux sur le plan de la sécurité, et affirment que la plausibilité des droits revendiqués par l’Iran doit être appréciée au regard de la plausibilité de leurs propres droits.

La Cour est d’avis que, à ce stade de la procédure, point n’est besoin d’examiner exhaustivement les droits respectifs des Parties en vertu du Traité de 1955. Elle considère toutefois que, pour autant que les mesures mises en cause par l’Iran puissent concerner «[d]es substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui [en] sont la source» ou s’avérer «nécessaires … à la protection des intérêts vitaux … sur le plan de la sécurité» des Etats-Unis, l’application des alinéas b) ou d) du paragraphe 1 de l’article XX pourrait affecter certains au moins des droits dont se prévaut l’Iran au titre du Traité d’amitié. La Cour n’en estime pas moins que d’autres droits revendiqués par l’Iran en vertu du Traité de 1955 ne seraient pas ainsi affectés, tels que ceux ayant trait à l’importation et à l’achat de biens nécessaires à des fins humanitaires ou à la sécurité de l’aviation civile.

Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, à ce stade de la procédure, certains des droits revendiqués par l’Iran au titre du Traité de 1955 sont plausibles dans la mesure où ils ont trait à l’importation et à l’achat de biens nécessaires à des fins humanitaires tels que i) les médicaments et le matériel médical, et ii) les denrées alimentaires et les produits agricoles, ainsi que des biens et services indispensables à la sécurité de l’aviation civile, tels que iii) les pièces détachées, les équipements et les services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils.

La Cour en vient ensuite à la question du lien entre les droits revendiqués et les mesures conservatoires sollicitées (voir communiqué de presse n° 2018/34). Ayant déjà conclu que certains au moins des droits revendiqués par l’Iran au titre du Traité de 1955 étaient plausibles, elle est d’avis que certains aspects des mesures demandées par l’Iran en vue de garantir la liberté de commerce et d’échanges s’agissant des biens et services nécessaires à des fins humanitaires et ceux qui sont indispensables à la sécurité de l’aviation civile peuvent être considérés comme étant liés aux droits qu’elle a jugés plausibles, parmi ceux dont la protection est recherchée. La Cour conclut, en conséquence, qu’il existe un lien entre certains des droits dont la protection est recherchée et certains aspects des mesures conservatoires demandées par l’Iran.

III. LE RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET L’URGENCE

La Cour considère que certains droits revendiqués par l’Iran au titre du Traité de 1955 dans la présente procédure, dont elle a jugé qu’ils étaient plausibles, sont de nature telle que leur méconnaissance risque d’entraîner des conséquences irréparables.

La Cour est d’avis qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsque la santé et la vie des personnes concernées est mise en danger. De son point de vue, les mesures adoptées par les Etats-Unis sont susceptibles de mettre en danger la sécurité de l’aviation civile iranienne et la vie des passagers en tant qu’elles empêchent les compagnies aériennes iraniennes d’acquérir des pièces détachées et d’autres équipements indispensables, ainsi que d’avoir accès à certains services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections de sécurité) nécessaires aux aéronefs civils. La Cour estime, en outre, que les restrictions aux importations et aux achats nécessaires à des fins humanitaires, tels que les denrées alimentaires et médicaments, y compris les médicaments vitaux, les traitements à long terme ou préventifs et les équipements médicaux, risquent de nuire gravement à la santé et à la vie de personnes se trouvant sur le territoire iranien.

La Cour relève, enfin, que la situation résultant des mesures adoptées par les Etats-Unis, à la suite de l’annonce du 8 mai 2018, revêt un caractère continu et que, à l’heure actuelle, les perspectives d’amélioration sont minces. Elle considère, en outre, qu’il y a urgence, étant donné que les Etats-Unis sont sur le point de mettre en oeuvre une autre série de mesures devant entrer en vigueur après le 4 novembre 2018.

La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Ayant examiné le libellé des mesures conservatoires demandées par l’Iran, ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.

La Cour réaffirme, par ailleurs, que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires ont un caractère obligatoire et créent des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées. Elle précise, en outre, que la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même.

IV. DISPOSITIF

Au terme de son ordonnance,

1) La Cour indique, à l’unanimité, que les Etats-Unis d’Amérique, conformément à leurs obligations au titre du Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955, doivent, par les moyens de leur choix, supprimer toute entrave que les mesures annoncées le 8 mai 2018 mettent à la libre exportation vers le territoire de la République islamique d’Iran i) de médicaments et de matériel médical ; ii) de denrées alimentaires et de produits agricoles ; et iii) des pièces détachées, des équipements et des services connexes (notamment le service après-vente, l’entretien, les réparations et les inspections) nécessaires à la sécurité de l’aviation civile ;

2) La Cour indique, à l’unanimité, que les Etats-Unis d’Amérique doivent veiller à ce que les permis et autorisations nécessaires soient accordés et à ce que les paiements et autres transferts de fonds ne soient soumis à aucune restriction dès lors qu’il s’agit de l’un des biens et services visés au point 1) ;

3) La Cour indique, à l’unanimité, que les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.
Composition de la Cour

Composition de la Cour

La Cour était composée comme suit : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Bhandari, Robinson, Crawford, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ; MM. Brower, Momtaz, juges ad hoc ; M. Couvreur, greffier.

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M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc MOMTAZ joint une déclaration à l’ordonnance.


Source :  CIJ

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