Catherine MAIA
Le 14 juillet, la Cour constitutionnelle russe s’est officiellement réservé le droit de ne pas appliquer les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), dans le cas où celles-ci contredisent la Constitution. Cette prise de position devrait permettre à Moscou de refuser le versement d’un dédommagement record au groupe pétrolier Ioukos.
Ancien numéro un du pétrole en Russie, le groupe Ioukos avait été vendu à la découpe en grande partie au groupe pétrolier public russe Rosneft, un acteur de taille modeste pour le secteur à l’époque, devenu depuis le principal producteur mondial parmi les sociétés cotées.
Ex-patron de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, 52 ans, a passé près de dix ans en prison à la suite de son arrestation en 2003 pour vol par escroquerie à grande échelle et évasion fiscale. Il a dénoncé sa détention comme une punition du Kremlin pour s’être opposé au président Vladimir Poutine.
Fin juillet 2014, la CEDH a condamné la Russie à verser près de 1,9 milliard d'euros aux ex-actionnaires du groupe de l'oligarque critique du Kremlin, Mikhaïl Khodorkovski, démantelé pour fraude fiscale au début des années 2000.
Une centaine de députés russes ont aussitôt saisi la Cour constitutionnelle pour demander si la Russie, qui a ratifié en 1998 la Convention européenne des droits de l'Homme, était obligée d'appliquer toutes les décisions de la CEDH, y compris celles qui « contredisent la Constitution russe ».
Conformément à l’article 15, § 1, de la Loi fondamentale russe, selon laquelle « La Constitution de la Fédération de Russie a force juridique supérieure, effet direct et s'applique sur l'ensemble du territoire de la Fédération de Russie », la Cour constitutionnelle russe a souligné que la Constitution représentait « la force juridique suprême » dans le pays : « La participation de la Russie à un traité international ne signifie pas qu'elle renonce à sa souveraineté. La Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ainsi que les positions juridiques de la CEDH qui s'appuient sur elle ne peuvent pas annuler la suprématie de la Constitution. Leur mise en œuvre pratique dans le système judiciaire russe n'est possible qu'en reconnaissant notre Constitution comme la force juridique suprême ».
L’article 15, § 4 précise toutefois que : « Les principes et normes universellement reconnus du droit international et les traités internationaux de la Fédération de Russie sont partie intégrante de son système juridique. Si d'autres règles que celles prévues par la loi sont établies par un traité international de la Fédération de Russie, les règles du traité international prévalent ».
Interprétant cette disposition, la Cour constitutionnelle a jugé que si une décision de la CEDH « contredit la Constitution russe, la Russie sera contrainte de refuser d’appliquer à la lettre » cette décision. Les décisions de la Cour de Strasbourg doivent donc être appliquées en Russie en prenant en compte la primauté de la Constitution, a estimé la Cour constitutionnelle, donnant ainsi la priorité aux normes constitutionnelles nationales sur les règles internationales. La Cour constitutionnelle a d’ailleurs rappelé que la Russie n'était pas la seule à être confrontée à ce genre de difficultés dans l'application des décisions de la CEDH : « Les organes judiciaires suprêmes de pays européens comme l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche ou la Grande-Bretagne respectent également le principe de la primauté de leurs lois fondamentales dans l’application des décisions de la CEDH ».
Dorénavant, la Cour constitutionnelle russe étudiera individuellement chaque litige, ce qui l’amènera certainement à se prononcer prochainement sur la décision controversée de la CEDH condamnant la Russie dans l’affaire Ioukos.
La Cour constitutionnelle a tenu à souligner que la Russie ne rejetait pas la Convention européenne des droits de l'Homme, qu'elle se trouvait toujours sous sa juridiction et qu'elle était prête à appliquer ses décisions. « La Cour respecte le travail de la CEDH en termes de protection des droits et des libertés fondamentales de l'Homme et ne diminue pas son autorité. Les décisions de la CEDH doivent être appliquées », a expliqué le juge Sergueï Mavrine.
Selon la Cour constitutionnelle, la Constitution russe et la Convention européenne poursuivent toutes deux un objectif commun, celui de protéger les droits des citoyens : « Elles reposent sur les valeurs fondamentales communes et dans la grande majorité des cas, il n'y a aucun conflit entre les textes ».
La pratique démontre néanmoins qu'un conflit est possible entre les normes de la Constitution et les décisions de la CEDH. Ainsi, la Cour de Strasbourg a-t-elle décidé que les détenus avaient le droit de participer aux élections, autrement dit de voter et d'être élus. Cependant, l'application de cette décision nécessiterait une révision de la Constitution russe.
A LIRE :
- « Affaire Ioukos : deux avocats parisiens qui ont faitcondamner le Kremlin à une indemnisation record », Vanity Fair, 4 février 2014 : Deux avocats français ont remporté le procès du siècle : le 28 juillet 2014, ils ont obtenu la condamnation de l'État russe, par un tribunal arbitral, à verser 50 milliards de dollars aux anciens actionnaires du groupe pétrolier Ioukos.
Source : AFP
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