SFDI
Pas facile de faire une préface lorsque l’on a eu la primeur de l’avant-propos de Laurence Dubin, qui s’acquitte à merveille de la double tâche d’expliquer le pourquoi du colloque de Saint-Denis et d’adresser des remerciements à ceux qui ont été les artisans de sa réussite, et des conclusions générales de Laurence Boisson de Chazournes, qui mettent admirablement en exergue la substantifique moelle de ces journées denses et stimulantes.
Tout au plus, puis-je ajouter l’expression de la reconnaissance de la Société française pour le droit international et de la mienne propre à ceux de la première Laurence (Dubin) et lui dire que c’est d’abord à elle que s’adressent ces remerciements : épaulée par Pierre Bodeau-Livinec, Jean-Louis Iten et Vincent Tomkiewicz, elle a été l’inspiratrice du thème du colloque, de sa problématique et de sa conception générale et, avec eux et l’équipe du laboratoire Forces du droit, elle a veillé aux détails de son organisation, tâche ingrate et frustrante.
Quant à l’autre Laurence (Boisson de Chazournes), elle a su rendre justice à l’apport de chacun des intervenants, en leur rendant en outre un hommage nominal – ce qui m’en dispense ! – tout en insistant à juste titre sur les questions qui demeurent en suspens à commencer par la définition même de l’entreprise multinationale.
Mais alors, ne convient-il pas de répondre à cette question par une autre, iconoclaste : si l’on ne peut définir cette entité d’une manière générale, n’est-ce pas tout simplement qu’elle n’existe pas ? Sans doute peut-on en déceler l’existence par ses oeuvres comme on peut le faire (ou le croire) pour Dieu ou pour l’Etat – car on peut apercevoir l’influence tentaculaire des pouvoirs économiques privés dans des domaines multiples, sous des formes très diverses, selon des modalités fort variées. Mais ceci suffit-il pour en faire des objets juridiques ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un objet juridique ? Un sujet de droit ? De quel droit ? Un objet d’étude pour les juristes ?
C’est à cette dernière question que la réponse est la plus aisée : le colloque de Saint-Denis ne peut laisser aucun doute ; une réponse affirmative s’impose. Les riches débats qui ont marqué ces deux jours montrent en tout cas que, s’il n’est pas certain que les entreprises multinationales soient un sujet de droit, elles sont assurément un riche sujet d’étude. Le droit, qui se prétend science, doit en premier lieu définir son objet. S’agissant des entreprises multinationales, il y a là matière à une première série de discussions sans fin. Et elles commencent même en amont à propos de la dénomination même de ces entités. Personnellement, je suis convaincu qu’« entreprises » vaut mieux que « sociétés » car le mot est juridiquement neutre et ne préjuge pas la qualification juridique de l’entité en cause dans un droit interne particulier. J’ai plus de doute sur l’adjectif « multinationales » : il suppose une pluralité de nationalités ; or, si contrairement à beaucoup, j’admets qu’une société puisse avoir deux, voire plusieurs, nationalités, ce n’est sûrement pas l’une des caractéristiques communes à toutes les entreprises dont il est question dans cet ouvrage. « Transnationales » rend mieux compte de la réalité de ce que l’on entend décrire : des créatures (des entreprises…) dont les activités se déploient à travers les frontières, quelle que soit leur nature juridique – ou celle(s) des entités qui les composent.
Et ceci est déjà un début de définition suffisamment attrape-tout pour y inclure l’ensemble du phénomène que l’on veut étudier et est tout de même à peu près opérationnel. Mais ceci ne suffit sûrement pas à permettre de postuler que les entreprises dont il s’agit sont soumises à un encadrement juridique unique. Ce n’est assurément pas le cas dans le cadre des droits nationaux qui, précisément, semblent incapables d’appréhender le concept même d’entreprise – alors que dire si elle est multinationale ou transnationale ! Le droit international public y serait peut-être plus apte si (mais c’est un gros « si ») les Etats le souhaitaient et pouvaient s’entendre sur l’adoption d’un régime juridique global ou, au moins, suffisamment étendu dans l’espace pour appréhender l’ensemble des activités et des entreprises ainsi régulées. Mais, néolibéralisme aidant, il est clair que, dans l’ensemble, ils ne le souhaitent pas : par définition, le libéralisme répugne à un encadrement juridique trop rigide de l’activité économique.
Au demeurant, selon le mot de Bismarck, « [l]e libéralisme prospère toujours plus que ses partisans le désirent », et il n’est pas exclu que, dans un avenir pas si lointain, les Etats qui se réclament du capitalisme libéral ressentent le besoin de plus de droit dans ce domaine. Plus de droit international, mais aussi peut-être plus de droit interne : c’est à l’évidence pour faire échapper les investisseurs occidentaux à l’emprise des droits nationaux des Etats de ce que l’on appelait alors le Tiers Monde que les pays occidentaux ont inventé, divulgué (pour ne pas dire imposé) l’arbitrage transnational en matière d’investissement à partir du milieu des années 1960 puis, au début des années 1990, les règles de l’OMC. Mais, dans ce domaine comme dans bien d’autres, le « renversement du monde » fait sentir ses effets : il n’est plus possible aujourd’hui d’assimiler les Etats occidentaux aux pays d’origine des investissements et ceux du Sud à leurs receveurs. Et, pour leur part, les investisseurs du Sud ont à l’évidence découvert les bienfaits du système CIRDI ou de ses équivalents plaçant ainsi les pays du Nord (ou « de l’Ouest » comme l’on voudra) sur la défensive comme en témoignent les tribulations du Partenariat transpacifique (TPP) ou la mort prématurée du Traité transatlantique. Et il est loin d’être acquis que les règles de l’OMC, que la Chine et autre BRICS ont assez bien apprivoisées, survivront à la fureur anti mondialiste de Donald TRUMP et des populistes européens de tous poils.
Mais il est clair que ce retour du balancier, s’il se précise, se fera non pas au profit du droit international, au contraire relégué à la portion congrue, mais à celui des droits nationaux dont on peut craindre que, par le jeu de la concurrence que se livreront les Etats désireux d’attirer investissements et flux commerciaux, loin d’encadrer plus fermement les activités des entreprises transnationales, ils leur soient au contraire encore plus, voire infiniment, favorables. Alors, la lex mercatoria, sécrétée par les pouvoirs économiques privés hors de tout contrôle étatique déploiera tous ses effets et permettra, c’est l’un de ses rôles, de contourner les réglementations nationales afin de permettre la maximisation de leurs profits.
Je suis lucide, chers lecteurs : il est clair que ce que j’écris ici est inspiré idéologiquement, ou politiquement en tout cas. Je ne m’en cache pas et j’ai toujours considéré que le juriste devait admettre que sa discipline – et c’est peut-être encore plus vrai du droit international – le conduisait inévitablement à porter un regard critique (au sens large) sur la vie de la cité et la manière dont celle-ci se reflétait dans les normes qu’il est appelé à décrire, étudier ou appliquer. D’ailleurs, l’ouvrage ici préfacé illustre parfaitement, je crois, mon propos : qu’ils s’efforcent à l’apparence de la neutralité ou laissent plus ouvertement transparaître leurs positions idéologiques, politiques, voire morales, les auteurs ne peuvent dissimuler, à qui sait lire entre les lignes, leurs préférences ou leurs parti pris, toujours ou presque, je pense, embrassés en toute honnêteté – parfois aussi en toute conscience, parfois moins. Et c’est très bien ainsi ; il y a quelques vérités absolues, mais je tiens que, plus souvent, elles sont relatives. Ce qui fait la richesse d’un tel ouvrage sur un tel sujet, c’est peut-être d’abord le choc de ces certitudes croisées – que ce soit, on l’a vu, sur la définition même des « entreprises multinationales » ou sur l’ampleur et le cadre de leur encadrement normatif, ou encore sur leurs obligations, la manière dont elles s’en acquittent ou dont elles sont contrôlées et la mise en oeuvre (bien incertaine) de leur responsabilité.
Mais, bien sûr, il n’y a pas que cela. Deux autres confrontations (pacifiques bien sûr – nous sommes entre gens de bonne compagnie) contribuent aussi, très puissamment, à l’intérêt soutenu que l’on prend à la lecture de ces Actes.
D’abord le regard croisé des internationalistes de droit privé d’une part et de droit public d’autre part. A vrai dire, il s’agit davantage de complémentarité que de confrontation. Il n’empêche ; les regards sont différents, les outils d’analyse divergent, les concepts eux-mêmes qui semblent usuels ici ont le charme de la nouveauté là – par exemple, la notion de « chaîne de valeur », qui paraît familière aux économistes et aux privatistes, m’était, je dois dire, parfaitement inconnue jusqu’au colloque de Saint-Denis (mais je ne me pique pas, il est vrai, d’être très savant…). Cette diversité des points de vue est confortée par l’apport de participants ayant des spécialités plus « pointues » et fort diversifiées : droits de l’homme, environnement, mais aussi droit fiscal ou social, ou droit commercial (d’ailleurs sous ses deux espèces, privé ou public). J’ajoute que, comme le montrent les derniers colloques de la SFDI (ainsi d’ailleurs que celui qui aura lieu à Lille en 2017) ces diversités correspondent à une volonté délibérée de son conseil d’administration et de son président d’ouvrir la Société aux juristes qui s’intéressent à la vie internationale sans exclusive et, en particulier, d’éviter son confinement au droit international public (dont le signataire de ces lignes ne renie bien sûr pas les attraits tout particuliers qu’il présente à ses yeux !).
Un autre grand mérite de ce colloque est le mariage réussi de la pratique et de la théorie ou, peut-être plus exactement, la complémentarité des points de vue universitaires et de ceux des praticiens, sans oublier la place faite aux études de cas confiés à de jeunes chercheurs. Sans doute, était-il impossible d’étudier ce vaste sujet sous tous les angles possibles ; mais la présence dans la salle et parmi les orateurs d’avocats, de fonctionnaires internationaux, de responsables d’ONG, de services juridiques d’entreprises privées, sans parler des universitaires qui pratiquent leur discipline (ceci n’a rien de honteux…) témoigne et de la richesse du sujet retenu par l’Université Paris 8 et la SFDI, qui a suscité des intérêts dans des cercles très variés, et de la diversité des points de vue qui se sont exprimés.
Un riche colloque sur un beau et controversé sujet – ce ne sont pas les moins bons.
Alain PELLET
Président de la SFDI
(Préface)
(Préface)
TABLE DES MATIERES
Alain Pellet, Préface
Avant-propos
Sommaire
Laurence Dubin, Rapport introductif : L’entreprise multinationale, de la fragmentation à la reconstruction par le droit international
I. L’IDENTIFICATION DE L’ENTREPRISE MULTINATIONALE
Les figures de l’entreprise multinationale
Entreprise multinationale et droit international du commerce
Les contours de la personnalité juridique des entreprises
Yann Kerbat, Les manifestations de la notion d’entreprise multinationale en droit international
Les rattachements de l'entreprise multinationale
Etienne Pataut, Le point de vue du droit international privé
Jean-Louis Iten, Le point de vue du droit international public
L'identification de l'entreprise multinationale en droit européen et en droit comparé
Walid Ben Hamida, Présentation des études de cas
Claire Bright, Affaire Shell aux Pays-Bas (Tribunal de district de La Haye) : quelques réflexions
Etienne Farnoux, L’affaire COMILOG (Cour d’appel de Paris) : l’appréhension du groupe multinational de sociétés par les règles de compétence juridictionnelle
II. L’ENTREPRISE MULTINATIONALE,
OBJET DU DROIT INTERNATIONAL
Entreprise multinationale et droit international du commerce
Vincent Tomkiewicz, La place des entreprises multinationales dans l’OMC
Habib Ghérari, Les entreprises multinationales et les accords commerciaux préférentiels
Entreprises multinationales et droit fiscal : la lutte contre l'optimisation fiscale
Marc Pelletier, Les pratiques d’optimisation fiscale et le juge de l’impôt
Nicola Bonucci, La lutte contre l’optimisation fiscale à travers les instruments de l’OCDE
Entreprises multinationales et lutte contre la corruption
Mark Pieth, Innovative Mechanisms for Enforcing International Obligations: The OECD’s Anti-Corruption Work
III. L’ENTREPRISE MULTINATIONALE,
ACTEUR ET/OU SUJET DU DROIT INTERNATIONAL
Les contours de la personnalité juridique des entreprises
Hervé Ascencio, Les activités normatives des entreprises multinationales
Béatrice Parance, L’influence du droit international de l’environnement sur les entreprises multinationales, à propos de la proposition de loi française relative au devoir de vigilance des entreprises
Makane Moïse Mbengue, Les obligations des investisseurs étrangers
L'identification des obligations internationales des entreprises
Patrick Jacob, Présentation des études de cas
Marie Guizemanes, L’affaire SOCAPALM (PCN français, belge et luxembourgeois) : une illustration des potentialités ouvertes par les points de contact nationaux pour garantir l’effectivité des principes directeurs de l’OCDE
Edouard Fromageau, Dalia Palombo, L’affaire Mubende-Neumann (Comité des droits de l’homme) : l’obligation de l’Etat de faire respecter les droits de l’homme est-elle la voie à suivre ?
Maylis Souque, L’affaire Michelin en Inde (PCN français) : une illustration du rôle normatif du PCN et de l’effectivité des principes directeurs de l’OCDE
IV. LA RESPONSABILITÉ DES ENTREPRISES MULTINATIONALES
Table ronde n° 1 : les déclinaisons de la responsabilité des entreprises multinationales
Pierre Bodeau-Livinec, La responsabilité des Etats à raison des activités des entreprises multinationales
Régis Bismuth, La responsabilité (limitée) de l’entreprise multinationale et son organisation juridique interne : quelques réflexions autour d’un accident de l’histoire
Muriel Ubéda-Saillard, La responsabilité des entreprises en zone de conflit armé
Table ronde n° 2 : la réalisation ou l'évitement de la responsabilité
Julie Vallat, Les apports de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), point de vue des entreprises
Alexander Uff, La réparation du dommage et la place du règlement transactionnel, point de vue des praticiens
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
Laurence Boisson de Chazournes, Conclusions générales
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire