Nordine DRICI
Alors que la situation à Kaboul est toujours aussi difficile au quotidien sur le plan sécuritaire, comme en témoigne la série d’explosions consécutives à des tirs de roquettes ayant secoué la capitale afghane le 21 novembre dernier, causant la mort de dix civils et blessant plus d’une cinquantaine de personnes, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a publié, le 19 novembre, ses conclusions dans une audience spécifique rendue en Grande formation sur deux affaires afghanes : M.N., n° 19009476 R et M.M., n° 18054661 R.
Pour cette Cour, qui est la première juridiction administrative de France par le nombre de décisions rendues sur les demandes d’asile déboutées au niveau de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), l
’enjeu était de taille. Il s'agissait de préciser la démarche permettant d’évaluer le niveau de violence consécutive à un conflit armé, afin de décider de l’application (ou pas) de la protection subsidiaire, conformément à l’article L. 712-1 c) du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), qui proclame :
« Le bénéfice de la protection subsidiaire est accordé à toute personne qui ne remplit pas les conditions pour se voir reconnaître la qualité de réfugié et pour laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'elle courrait dans son pays un risque réel de subir l'une des atteintes graves suivantes : a) La peine de mort ou une exécution ; b) La torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; c) S'agissant d'un civil, une menace grave et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d'une violence qui peut s'étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle et résultant d'une situation de conflit armé interne ou international ».
L’argumentaire juridique développé dans ces deux décisions débouche sur la conclusion suivante : s'il n'est pas atteint « un niveau de violence aveugle si élevé qu’il existerait des motifs sérieux de croire qu’un civil renvoyé dans son pays ou sa région courrait du seul fait de sa présence sur le territoire considéré, un risque réel de subir une menace grave et individuelle », les conditions de reconnaissance de la protection subsidiaire ne sont pas remplies. En conséquence, il incomberait aux requérants d’apporter tous les éléments (« un indice sérieux de risque de subir des atteintes graves » selon la Cour) permettant d’accréditer le fait qu’ils courent un tel risque personnel. L'argumentaire juridique de cette logique d’évaluation de la « violence aveugle » se fonde sur une décision de principe de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) du 17 février 2009 (décision Elgafaji, n° C-465/07)[1], ainsi que sur la jurisprudence du Conseil d’État (CE, 7 mai 2012, OFPRA c. M.A, n°323668 C)[2].
Dans ses deux décisions, la Cour nationale du droit d’asile considère que le niveau de violence régnant à Kaboul ne justifie pas, à lui seul, le fait de d’attribuer une protection internationale pour les demandes d’asile afghans qui y vivent ou qui doivent y transiter pour rentrer dans leurs régions d’origine : « La violence aveugle prévalant actuellement dans la ville de Kaboul n'est pas telle qu'il existe des motifs sérieux et avérés de croire que chaque civil qui y retourne court, du seul fait de sa présence dans cette ville, un risque réel de menace grave contre sa vie ou sa personne ».
Cette note souhaite revenir sur certains éléments permettant de mieux comprendre l’argumentaire qui sous-tend ces deux décisions, lesquelles constituent un revirement radical de la jurisprudence en vigueur concernant l’étendue des motifs possibles pour la reconnaissance de la protection subsidiaire à des demandes d’asile afghans en France.
I. LA « VIOLENCE AVEUGLE » : ENJEU DÉFINITIONNEL ET ANALYSE COMPTABLE PARTIALE
A. Des méthodes discutables concernant le degré d’appréciation de la « violence aveugle »
Il semble paradoxal de lire dans une décision le fait qu’une « violence aveugle », quel qu’en soit le degré (de faible intensité, de moyenne intensité ou d’intensité exceptionnelle) ne puisse concerner tout civil. Il est regrettable que la traduction française usitée pour la terminologie anglaise correspondante – on se réfère dans la version anglaise de la Directive « Qualification » 2011/95/UE à l’expression « indiscriminate violence » – n’ait pas été « violence indiscriminée » en français. Cette dernière formule, à tout le moins sur le champ du droit international humanitaire, de la définition du conflit armé et des règles coutumières concernant la conduite des hostilités par les parties aux conflits, aurait le mérite d’être plus claire.
L’appréciation juridique de ce que recouvre la «
violence aveugle »
est notamment reprise dans l’article 15c de la Directive Qualification[3].
Dans l’arrêt Elgafaji[4], la CJUE a jugé que le terme « aveugle » implique que la violence « peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle ». Par ailleurs, elle indique clairement que pour que ce soit le cas, « le degré de violence aveugle caractérisant le conflit armé en cours (...) [doit atteindre] un niveau si élevé qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’un civil renvoyé dans le pays concerné ou, le cas échéant, dans la région concernée courrait, du seul fait de sa présence sur le territoire de ceux-ci, un risque réel de subir les menaces graves visées par l’article 15, sous c), de la directive ».
Le document de référence du Bureau européen d’appui en matière d’asile, intitulé « Article 15, point c), de la directive qualification aux conditions que doivent remplir les demandeurs d’asile (2011/95/EU) Analyse judiciaire », précise que la notion de violence aveugle, « vis[ant] à offrir une protection (subsidiaire) aux civils qui pâtissent des conséquences d’un conflit armé, (…) doit s’interpréter au sens large. Les besoins de protection d’une population donnée vivant dans un pays, ou une de ses régions, ne devraient pas être déterminés sur la base d’une approche étroite dans la définition des termes « violence » ou « aveugle », mais en vertu d’une appréciation globale des faits associée à un examen minutieux et exact du niveau de violence, en ce qui concerne la nature de la violence et son étendue » (p. 18).
Dans ce cadre, l’analyse de la nature de la « violence aveugle », de son étendue et de l’interprétation large qui doit être donnée à cette notion au regard des lignes directrices mentionnées ci-dessous vient contredire en plusieurs points l’analyse faite par la CNDA. Comme l’a retenu la CJUE dans l’affaire Elgafaji, la qualification de « violence aveugle » implique qu’elle « peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle ». Le qualificatif « aveugle » renvoie donc à la nature de la violence et non au niveau de celle-ci.
Ces mêmes lignes directrices ajoutent que la CJUE ne se prononce pas sur la méthode à utiliser pour évaluer la situation dans la région concernée du pays de manière à apprécier le niveau de violence et pour déterminer « si cette violence a pour effet d’engendrer un risque réel d’atteinte grave soit pour les civils en général soit pour les individus en fonction de leur situation personnelle ou la combinaison des deux »[5].
En outre, la CJUE n’a donné aucune orientation en matière de critères d’évaluation du niveau de violence dans un conflit armé. La typologie entre violence aveugle de faible/moyenne/intensité exceptionnelle est donc questionnable, tout comme la méthode et les paramètres (trop flous) qui permettent d’apprécier ce degré de violence aveugle qui reste primordial, notamment dans l’analyse des dossiers des demandeurs d’asile afghans souhaitant se voir reconnaître une protection subsidiaire du fait du conflit.
De son côté, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) souhaite que les juridictions nationales adoptent une démarche quantitative et qualitative pragmatique, globale et prospective. Selon les lignes directrices de l’EASO, le HCR « attire l’attention sur la prudence dont il faut faire preuve en traitant des statistiques, en raison de la variété des méthodes et des critères utilisés dans la collecte de données, de la sous-déclaration des actes de violence, et de l’importance du champ d’application géographique et temporel à l’aune desquels les incidents sont considérés »[6]. Cette approche a été diversement suivie dans les deux décisions.
B. Une analyse comptable partiale du danger sécuritaire
L’appréciation du degré de violence et de la sécurité dans les deux décisions de la CNDA semble partielle à plusieurs niveaux. Concernant la décision M.M. n°18054661, il semble difficile d’utiliser, en toute bonne foi, des statistiques sécuritaires sur une période de 2 mois, en l’occurrence mai-juillet 2020, avec une baisse de 2% des incidents de sécurité sur cette période, comme un des éléments primordiaux d’appréciation (p. 9)
. Plus inquiétant, la même décision mentionne que « bien qu’un grand nombre de ces attentats soit perpétré sans tenir compte de possibles dommages collatéraux parmi les civils, il est manifeste que les civils ne constituent pas les principales cibles des groupes insurgés à Kaboul » (p. 12).
Cette assertion est discutable, et il serait judicieux que la CNDA mentionne les sources qui sous-tendent cet argumentaire. Si tant est qu'il soit exact que les civils ne constituent pas les principales cibles des groupes insurgés à Kaboul (et cela reste à vérifier)
, il n’est reste pas moins que ceux-ci sont les principales victimes, comme le montre l’actualité tragique des derniers mois. À titre d’exemple, le rapport du Secrétaire général des Nations Unies du 18 août 2020 concernant La situation en Afghanistan et ses conséquences
pour la paix et la sécurité internationales indique une augmentation de 50% du nombre de victimes civiles dues à des mines improvisées durant le premier semestre 2020 par rapport à la même période en 2019[7].
En outre, la mention selon laquelle « l’impact de ces attentats n’est pas de nature à contraindre les civils à quitter leurs foyers et la ville de Kaboul » (p. 11) est encore plus questionnable sur le fond. Certains civils ont fait le choix de partir consécutivement à des incidents de sécurité, y compris des attentats, et il est surprenant que la CNDA infirme ce fait notoire dans la décision M.M n°18054661. Plus de 30 incidents de sécurité survenus à Kaboul entre mars et mai 2020 ont été documentés, impactant directement un grand nombre de civils[8]. En ce sens, dans une déclaration publique du 5 novembre 2020, l’Inspecteur général américain pour la reconstruction en Afghanistan (SIGAR), mentionnait que 2 561 civils avaient été directement victimes du conflit et de la violence sur la période de juillet-septembre 2020, incluant 876 décès de civils, soit une hausse de 43% par rapport à la période d’avril-juin 2020[9].
Les deux décisions ne font pas mention de la question de l’augmentation de la criminalité, marqueur majeur de la violence qui doit être lié dans le contexte afghan à l’appréciation de ce que recouvrent les manifestations de la violence. Sur ce point, les Nations Unies rappellent que la « criminalité a été une préoccupation croissante pour la population ces derniers mois, en particulier dans les villes de Kaboul, Herat et Mazar-e Charif. Les vols, les cambriolages et les enlèvements violents étaient plus fréquents qu’au cours de la même période en 2019»[10].
Concernant l’appréciation sécuritaire de la province d’Hérat, la décision M.M n°18054661 mentionne qu’en 2019 ACLED a recensé 229 incidents de sécurité faisant au moins un mort dans la province d’Hérat. La décision reste néanmoins muette sur les statistiques à disposition pour l’année 2020, avant de conclure qu'« au regard notamment du nombre de victimes, d’incidents et de personnes déplacées ou de retour dans la province, il y a lieu de considérer que le conflit armé en cours en Afghanistan génère actuellement dans la province d’Hérat une situation de violence aveugle. Son intensité n’atteint toutefois pas un niveau tel que toute personne serait exposée, du seul fait de sa présence sur le territoire concerné, une atteinte grave au sens de l’article L.712-1c) du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile » (p. 11).
Il semble important de se questionner ici sur la méthode d’évaluation et les critères utilisés, la décision ne faisant aucunement mention de la situation sécuritaire récente de la province d’Hérat afin de soutenir son argumentaire. Or, selon ACLED, et après vérification, 529 incidents ont été documentés dans la province d’Hérat entre le 1er mars 2019 et le 30 juin 2020. Il y aurait donc eu 300 incidents durant le premier semestre 2020 dans cette province, soit plus du double que ceux de l’année 2019[11]. Six incidents de sécurité ont été enregistrés entre mars et avril 2020, causant la mort d’au moins trois civils dans la province[12].
Concernant l’appréciation sécuritaire pour la province de Parwan, la décision M.N. n°19009476 mentionne qu'« ACLED a recensé 30 incidents sécuritaires faisant au moins un mort en 2019 dans la province de Parwan et 187 incidents sécuritaires entre le 1er mars 2019 et le 30 juin 2020 » (p. 10)
. La décision omet de mentionner, pour être complète, que, selon le rapport Country of Origin du Bureau européen d’appui en matière d’asile du 28 septembre 2020, l’opération Resolute Support a documenté entre 26 et 50 cas de victimes civiles dans la province de Parwan entre avril et juin 2020, avec plusieurs décès de civils, y compris des enfants[13].
2. DEUX DÉCISIONS « HORS-SOL » MANQUANT DE CONTEXTUALISATION SUR DIVERS POINTS
A. La sécurité de l’aéroport de Kaboul et les compagnies aériennes afghanes
La décision M.M. n° 18054661 évoque (p. 12) la question de la sécurité dans et autour de l’aéroport de Kaboul, en indiquant qu’aucune attaque ciblant les enceintes ou les environs immédiats de l’aéroport de Kaboul n’a été documentée en 2019 et 2020. La décision ajoute également le fait qu’un projet « Green Belt », ayant pour finalité le renforcement de la sécurité de l’aéroport de Kaboul en 2017, aurait été mis en place par les autorités afghanes. Après des recherches effectuées sur le sujet, aucun élément probant ne permet de certifier que ce projet de sécurisation de l’aéroport a effectivement été mis en place par les autorités afghanes. Par conséquent, la CNDA n’a aucun élément factuel pour le démontrer dans ces deux décisions. Sur ce point, la Cour relaie les déclarations des autorités afghanes qui sont clairement sujettes à caution.
La décision M.M n°18054661 évoque également (p. 12) le fait qu’il existe des liaisons internes entre Kaboul, Kandahar, Mazar-e-Sharif et Herat par deux compagnies aériennes, Ariana Afghan Airlines et Kam Air. Ces liaisons internes permettraient aux demandeurs d’asile afghans déboutés de leur demande de transiter par Kaboul pour regagner les régions desservies par ces liaisons internes. Si la sûreté et la sécurité des appareils utilisés par ces deux compagnies aériennes demeurent une vraie question qui n’est pas abordée par ladite décision, celle-ci continue à être une source d’inquiétude réelle
pour l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) concernant ces deux compagnies, qui sont sur la liste noire des organismes européens de régulation de la sécurité aérienne, et qui font l’objet d’une mesure d’interdiction pour atterrir sur l’espace de l’Union européenne. Il existe des informations avérées prouvant de graves manquements en matière de sécurité en ce qui concerne certains aéronefs exploités par Ariana Afghan Airlines[14]. En janvier 2020, un avion de la compagnie Ariana Airlines s’était d'ailleurs écrasé à l’est de la province de Ghazni (district de Deh Yak), avec 80 passagers à son bord.
En outre, une question opérationnelle se pose et vient fragiliser encore davantage l’argumentaire de la CNDA quant à la possibilité pour les demandeurs d’asile afghans déboutés de rejoindre par l’aéroport de Kaboul leurs régions d’origine. Depuis le début de la pandémie du coronavirus (Covid-19), les liaisons aériennes des vols domestiques sont très aléatoires[15]. Ces aspects opérationnels, clairement mentionnés dans les rapports Country of Origin du Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEEA), n’ont pas été repris dans la décision de la CNDA. De ce fait, il appert que les demandeurs d’asile afghans déboutés devront - probablement - soit rester à Kaboul avant de pouvoir prendre effectivement un vol domestique vers leur province d’origine, soit emprunter la voie terrestre, extrêmement dangereuse sur le plan de la sûreté et de la sécurité, afin de rejoindre leur province d’origine, ce qui est de nature à les mettre en danger dans la conjoncture politique et sécuritaire afghane.
B. L’impact de la pandémie du coronavirus en Afghanistan sur l’appréciation de l’évolution du degré de la « violence aveugle »
Même si la pandémie du coronavirus en Afghanistan n’a pas directement sa place dans les deux décisions de la CNDA, il n’en reste pas moins que l’appréciation de la Cour reste muette sur les conséquences directes ou indirectes de la pandémie sur l’appréciation de la situation sécuritaire à Kaboul et dans les autres grandes villes du pays. Dans le rapport du Secrétaire général des Nations Unies du 18 août 2020 relatif à la situation en Afghanistan, il est clairement indiqué que « la pandémie pèse lourdement sur le système de santé et la situation socioéconomique et humanitaire en Afghanistan et qu’elle aggrave la crise alimentaire »[16], dans un climat d’insécurité généralisée. Depuis le 1er janvier 2020, les travailleurs humanitaires ont signalé 463 problèmes d’accès, représentant une augmentation de 12% par rapport à la même période en 2019. Du fait de la pandémie, un dispositif de confinement a été mis en place à l’échelle nationale, avec des mesures qui varient d’une province à l’autre. De plus, les restrictions de mouvement liées au coronavirus ont fortement ralenti les activités prévues par les travailleurs humanitaires et sanitaires[17].
Ces informations semblent essentielles pour pouvoir remettre dans son contexte actuel l’appréciation de l’évolution du degré de la « violence aveugle ». Si le rapport du 18 août 2020 mentionne le fait, que du 15 mai au 12 juillet 2020, les Nations Unies ont documenté 3 706 incidents de sécurité, soit une baisse de 2% en comparaison à la même période de 2019, il ajoute que le contexte sécuritaire en Afghanistan reste imprévisible et très précaire, et que cette baisse, mesurée sur une très courte période qui ne permet pas de tirer des conclusions générales, est probablement imputable à la réduction des mouvements de personnes du fait des restrictions imposées par les autorités afghanes pour lutter contre la propagation du coronavirus dans le pays[18].
C. L’appréciation du retour des Afghans en Afghanistan
Dans la décision M. N. n°19009476, un lien direct est établi entre l’appréciation de la sécurité et le retour de déplacés dans la province de Parwan entre janvier 2019 et mars 2020, pour en tirer la conclusion que « dans ces circonstances, la situation de cette province doit être regardée comme une situation de violence aveugle, sans pour autant atteindre un niveau si élevé qu’il existerait des motifs sérieux de croire qu’un civil renvoyé dans le pays ou la région concernée courrait, du seul fait de sa présente sur le territoire, un risque réel de subir une menace grave et individuelle » (p. 10). La même démonstration est faite dans la décision M.M. n° 18054661 (pp. 11 et 12). En d’autres termes, selon la CNDA, si des civils déplacés décident de rentrer dans leur province d’origine ou dans une autre province, c’est qu’il s’agit d’un choix délibéré. Rien ne permet de l’affirmer, bien au contraire.
Selon le rapport du Secrétaire général des Nations Unies du 18 août 2020, le nombre de civils afghans de retour en Afghanistan a diminué par rapport au pic enregistré en mars 2020. « Du 21 mai au 4 août, 125 657 personnes étaient rentrées, avec ou sans papiers, ce qui porte à 421 485 le nombre total de personnes qui sont retournées depuis le 1er janvier 2020. Parmi elles, 132 066 avaient été refoulées de la République islamique d’Iran, soit 31 % (…). Depuis la réouverture de ce pays, avec la levée, le 27 avril, des restrictions sur les déplacements, liées à la Covid-19, un mouvement important d’Afghans revenant de la République islamique d’Iran a été observé. Ces flux se sont accompagnés de l’augmentation signalée des incidents liés à la protection des migrants afghans en situation irrégulière »[19].
Sur la base des ces informations, il paraît hasardeux d'établir un lien entre le retour des déplacés et une moindre intensité de la violence aveugle. Il semble que la peur de la contagion du coronavirus pour les Afghans résidant en Iran soit un facteur plus opérant[20].
III. DEUX DÉCISIONS MANQUANT CRUELLEMENT DE DIMENSION PROSPECTIVE
L’appréciation des juges de l’asile à la CNDA doit inclure une réflexion et une analyse sur les craintes prospectives que peuvent encourir les demandeurs d’asile afghans déboutés en cas de retour dans leur pays. C’est un des éléments qui peut présider au développement de leur intime conviction. Or, les deux décisions de la CNDA prises en Grande formation ne comportent aucune dimension prospective quant à l’appréciation sécuritaire de l’Afghanistan.
Le contexte sécuritaire devient de plus en plus tendu, malgré l’amorce d’un dialogue inter-afghan initié à la Conférence de Doha au Qatar, en septembre 2020. Le dialogue piétine notamment en raison d’une absence de consensus sur la méthode à suivre pour avancer dans les négociations. À cela, s’ajoute la donne de la politique étrangère américaine, qui souhaite poursuivre son désengagement militaire déjà voulu par la présidence d'Obama, avec le retrait graduel des troupes américaines, alors que l’armée et la police nationale afghanes souffrent toujours des mêmes maux (désertion, manque de formation). Le manque de perspective d’une sortie de crise politico-sécuritaire ne semble guère favorable à un réel processus de négociations intra-afghan. Sur le terrain, parallèlement aux négociations de Doha, le gouvernement afghan et les talibans s’affrontent, avec des actions armées visant clairement à influer sur les négociations de transition, sans compter le rôle pragmatique et opportuniste des chefs de guerre (Abdulrashid Dostom, Ismaïl Khan, Atta Mohamed Nour) dans cette transition[21].
L’évolution négative de la situation sécuritaire sera probablement nourrie, de façon prospective par une incidence de la pauvreté qui devrait passer de 55% en 2017 à 72% en 2020[22], entraînant une rivalité accrue pour l’accès aux denrées de base et aux services de base, l’accès à l’eau et les pratiques de captation foncière. ***
*
Sous couvert d’harmonisation des jurisprudences entre les États de l’Union européenne, les deux décisions de la CNDA du 19 novembre 2020 démontrent avant tout une volonté nette de resserrer le champ de l’application de l’article L.712-1c) du CESEDA, avec, malheureusement, une utilisation partiale (et partielle) des informations disponibles sur le plan sécuritaire, ainsi que le recours à une méthode argumentative qui ne remplit pas totalement les critères de l’article 15.1 de la Directive « Qualification » et les lignes directrices du HCR en la matière. Sur des points importants, les sources brillent par leur absence. Le moment choisi pour cette appréciation interroge également, alors qu’aucun indicateur objectif ne permet de prédire une amélioration de la sécurité en Afghanistan à court ou moyen terme.
Ces deux décisions constituent ainsi un revirement radical de la jurisprudence en vigueur concernant l’étendue des motifs possibles de reconnaissance de la protection subsidiaire à des demandes d’asile d’Afghans en France. En cela, ces décisions risquent d’assombrir le devenir de nombreux ressortissants afghans dans leur demande de protection subsidiaire auprès de l’État français, alors même qu'en 2019, plus de 80% des Afghans protégés avaient obtenu ce type de protection.
_________________________
[1] Cette décision est disponible sur le lien suivant : https://eur-lex.europa.eu/legalcontent/FR/TXT/?uri=CELEX%3A62007CJ0465.
[2] Cette décision est accessible sur le site du Conseil d’État, ArianeWeb, https://www.conseiletat.fr/ressources/decisions-contentieuses/arianeweb2.
[3] Se référer au document de l’EASO intitulé « Article 15, point c), de la directive qualification aux conditions que doivent remplir les demandeurs d’asile (2011/95/EU) Analyse judiciaire », 2015, pp. 18ss, https://easo.europa.eu/sites/default/files/public/Article-15c-QD_a-judicial-analysis-FR.pdf.
[4] Cette décision est disponible sur le lien suivant : https://eur-lex.europa.eu/legalcontent/FR/TXT/?uri=CELEX%3A62007CJ0465.
[5] Se référer au document de l’EASO intitulé « Article 15, point c), de la directive qualification aux conditions que doivent remplir les demandeurs d’asile (2011/95/EU) Analyse judiciaire », 2015, p. 33, https://easo.europa.eu/sites/default/files/public/Article-15c-QD_a-judicial-analysis-FR.pdf.
[6] Idem, p. 35.
[7] ONU, Rapport du Secrétaire général, La situation en Afghanistan et ses conséquences pour la paix et la sécurité internationales, 18 août 2020, A/75/378-S-2020/809, p. 13.
[8] Voir l’article suivant de Tolonews, qui mentionne tous les incidents de sécurité : https://tolonews.com/afghanistan/30-blasts-kabul-over-2-months.
[9] Article d’Al-Jazeera du 5 novembre 2020 : https://www.aljazeera.com/news/2020/11/5/afghanistan-violencejumps-50-percent-amid-peace-talks-watchdog.
[10] Ibid., p. 6.
[11] La liste des différents incidents de sécurité peut être consultée sur le rapport EASO Country of Origin, Security Situation, 28 septembre 2020, pp. 35ss et pp. 151ss.
[12] Idem.
[13] La liste des différents incidents de sécurité peut être consultée sur le rapport EASO Country of Origin, Security Situation, 28 septembre 2020, p. 277.
[14] Règlement (CE) No 474/2006 de la Commission européenne du 22 mars 2006 établissant la liste communautaire des transporteurs aériens qui font l’objet d’une interdiction d’exploitation dans la Communauté, visée au chapitre II du règlement (CE) n° 2111/2005 du Parlement européen et du Conseil, reconduit depuis lors
[15] EASO, Country of Origin Report, Afghanistan Key socio-economic indicators Focus on Kabul City, Mazar-e Sharif and Herat City, August 2020, pp. 66 et 67.
[16] ONU, Rapport du Secrétaire général, La situation en Afghanistan et ses conséquences pour la paix et la sécurité internationales, 18 août 2020, A/75/378-S-2020/809.
[17] Idem, pp. 12-13.
[18] Au 22 novembre 2020, l’Afghanistan comptait, selon les statistiques recueillies par l’Université John Hopkins, 44 706 cas positifs et 1 687 décès. Voir le lien vers le site du Coronavirus Resource Center : https://coronavirus.jhu.edu/map.html.
[19] ONU, Rapport du Secrétaire général, La situation en Afghanistan et ses conséquences pour la paix et la sécurité internationales, 18 août 2020, A/75/378-S-2020/809, p. 13.
[20] Au 22 novembre 2020, l’Iran comptait, selon les statistiques recueillies par l’Université John Hopkins, 854 361 cas positifs et 44 802 décès. Voir le lien vers le site du Coronavirus Resource Center : https://coronavirus.jhu.edu/map.html.
[21] Voir l’excellent ouvrage de Romain Malejacq, Warlord Survival, The delusion of State Building in Afghanistan, Cornell University Press, 2019.
[22] Sur ce point, se référer au rapport de la Banque mondiale intitulé Afghanistan Developement Update : Surviving the Storm, juillet 2020.
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