Le 16 janvier 2024, dans son arrêt WS rendu dans l’affaire C621/21 en réponse à une demande de décision préjudicielle par le juge bulgare, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est venue fournir d’importantes précisions sur les motifs permettant aux femmes victimes de violences dans leur pays de bénéficier d’une protection internationale. Réunie en grande chambre, la CJUE a jugé que les femmes, dans leur ensemble, peuvent être regardées comme appartenant à un groupe social au sens de la directive 2011/95/UE (directive « qualification ») de l’Union européenne (UE) et bénéficier du statut de réfugié si les conditions prévues par cette directive sont remplies. Tel est le cas lorsque, dans leur pays d’origine, elles sont exposées, en raison de leur sexe, à des violences physiques ou mentales, y compris des violences sexuelles et domestiques. Si les conditions d’octroi du statut de réfugié ne sont pas remplies, elles peuvent bénéficier du statut de la protection subsidiaire, notamment lorsqu’elles courent un risque réel d’être tuées ou de subir des violences.
Contexte de l’affaire WS
En l’espèce, WS, une ressortissante turque d’origine kurde et de confession musulmane sunnite soutenait avoir été mariée de force à 16 ans et avoir subi des violences domestiques, sans que sa famille biologique ne lui vienne en aide. En 2016, elle s’est enfuie du domicile conjugal. En 2017, elle a contracté un mariage religieux avec un autre homme puis, en 2018, elle a divorcé légalement de son premier époux en dépit des protestations de celui-ci.
Craignant pour sa vie si elle devait retourner en Turquie, WS a introduit une demande de protection internationale en Bulgarie. En 2020, sa demande a été rejetée au motif que les actes de violences domestiques et les menaces de mort dont elle avait été l’objet de la part de son époux et des membres de sa famille biologique ne pouvaient être rattachés à aucun motif de persécution. En 2021, WS a introduit une demande ultérieure de protection internationale sur le fondement de nouveaux éléments de preuve, à savoir la condamnation de son ex-époux à une peine privative de liberté de cinq mois en raison des menaces proférées envers elle et le retrait de la Turquie cette année-là de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique de 2011 (Convention d’Istanbul). Dans sa demande, elle affirmait craindre d’être persécutée par des acteurs non étatiques en raison de son appartenance au groupe social des femmes victimes de violences domestiques et des femmes susceptibles d’être victimes de crimes d’honneur. Faute de pouvoir être protégée par les autorités turques, son refoulement en Turquie l’exposerait, dès lors, à un crime d’honneur ou à un mariage forcé, en violation des articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction de la torture) de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans ce contexte, le juge bulgare a décidé de saisir la CJUE à titre préjudiciel, afin d’apprécier correctement ces éléments nouveaux et savoir si la persécution sexiste peut être reconnue en tant que telle comme ouvrant droit à une protection internationale. En particulier, il souhaitait savoir si, pour qualifier la violence envers les femmes fondée sur le genre de motif d’octroi d’une protection internationale, les définitions de la Convention de Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979 (CEDEF) et de la Convention d’Istanbul sont applicables, ou si cette violence au sens de la directive « qualification » a une signification autonome, différente de celle des traités internationaux.
Raisonnement de la CJUE pour reconnaître les femmes dans leur ensemble comme un « groupe social »
Dans son arrêt, la CJUE a rappelé que la Convention relative au statut de réfugié de 1951 (Convention de Genève) constitue la « pierre angulaire du régime juridique international de protection des réfugiés », la directive « qualification » ayant été adoptée pour que tous les États membres de l’UE appliquent des critères communs pour l’identification des personnes ayant besoin de protection internationale (§36). Cette directive établit ainsi les conditions d’octroi, d’une part, du statut de réfugié et, d’autre part, de la protection subsidiaire, propre au droit de l’UE, dont peuvent bénéficier les ressortissants de pays tiers.
Conformément à la Convention de Genève de 1951, le statut de réfugié est accordé dans les cas où un ressortissant d’un pays tiers fait face à des persécutions en raison de cinq critères exhaustifs : sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un groupe social spécifique ou ses opinions politiques. En revanche, la protection subsidiaire est accordée à un ressortissant d’un pays tiers qui ne peut pas être qualifié de réfugié au sens de la Convention de Genève, mais pour lequel il existe des motifs sérieux indiquant qu’un retour dans son pays d’origine entraînerait un risque réel de subir des atteintes graves, telles qu’une exécution (PS1), des traitements inhumains ou dégradants (PS2), ou encore, pour des civils, des menaces graves et individuelles contre leur vie ou leur personne en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international (PS3).
S’agissant du motif lié à l’« appartenance à un certain groupe social », la directive « qualification » précise qu’un groupe peut être considéré comme étant un groupe social lorsque deux conditions cumulatives sont réunies : d’une part, intrinsèquement, lorsque ses membres partagent une « caractéristique innée », une « histoire commune qui ne peut être modifiée » ou une « caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce » ; d’autre part, extrinsèquement, lorsque le groupe a une « identité propre » dans le pays d’origine, car perçu comme étant « différent par la société environnante » (§40).
Sur ce point, reprenant les conditions classiques permettant d’identifier un groupe social, la CJUE reconnaît qu’il est possible pour des femmes de pays tiers de remplir ces deux conditions nécessaires à l’appartenance à un « certain groupe social ». En effet, les femmes constituent un ensemble social défini par des caractéristiques innées et immuables et peuvent être perçues d’une manière différente par la société environnante et se voir reconnaître une identité propre dans cette société, en particulier en raison de normes sociales, morales ou juridiques dans le pays d’origine.
La CJUE conclut qu’« en fonction des conditions prévalant dans le pays d’origine, peuvent être considérées comme appartenant à “un certain groupe social”, en tant que “motif de la persécution” susceptible de conduire à la reconnaissance du statut de réfugié, tant les femmes de ce pays dans leur ensemble que des groupes plus restreints de femmes partageant une caractéristique commune supplémentaire » (§81). En outre, les femmes victimes de violences peuvent bénéficier d’une protection subsidiaire non seulement sur le fondement du risque de torture ou de traitements inhumains et dégradants, mais aussi en cas de menace réelle d’être tuées ou violentées par un membre de leur famille ou de leur communauté au motif de la transgression supposée de normes culturelles, religieuses ou traditionnelles.
Une reconnaissance importante pour une protection effective des droits des femmes
La décision de la CJUE du 16 janvier 2024, qui lie les juridictions nationales des États membres, est venue confirmer que la directive « qualification » doit être interprétée à la lumière des instruments pertinents du droit international, notamment la CEDEF, dont tous les États membres de l’UE sont parties, et la Convention d’Istanbul, dont certains États membres de l’UE sont tiers, comme la Bulgarie, mais dont l’UE est partie depuis le 1er octobre 2023 à la suite de son adhésion le 1er juin de la même année (§§ 44-47).
Dans son article 60, sur les « Demandes d’asile fondées sur le genre », la Convention d’Istanbul dispose que les États parties doivent adopter les mesures législatives ou autres qui sont nécessaires pour que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre puisse être reconnue comme une forme de persécution au sens de de la Convention de Genève et comme une forme de préjudice grave au sens de la protection subsidiaire, autrement dit qu’elle puisse ouvrir droit à une protection internationale. Par son arrêt, la CJUE donne un effet utile en droit de l’UE à cette disposition en admettant que la violence sexiste dans un pays tiers peut ouvrir droit à la protection internationale des femmes.
À cet égard, la jurisprudence de la CJUE marque un tournant. En effet, jusqu’alors, bien que la directive « qualification » précise que les questions de genre doivent être prises en compte pour la définition du groupe social – comme le sont déjà les questions liées à l’orientation sexuelle (arrêt X Y et Z du 7 novembre 2013), notamment dans les cas de persécutions de personnes homosexuelles ou transgenres protégées par le statut de réfugié en raison de leur appartenance à un groupe social – les violences sexistes subies par les femmes n’étaient pas considérées comme une persécution due à leur appartenance à un groupe social. Pour bénéficier d’une protection internationale, les femmes subissant des violences sexistes dans leur pays devaient donc démontrer appartenir à des groupes sociaux créés par les jurisprudences nationales (victimes de la traite d’êtres humains, craintes d’excision, persécutions en raison de l’orientation sexuelle…). Désormais, la CJUE reconnaît les violences sexistes comme une persécution entrant dans les motifs d’octroi du statut de réfugié, admettant par là même le droit des femmes à être protégées en tant que telles en raison de leur appartenance à un groupe social.
Si le pas d’une telle reconnaissance n’a pas été franchi plus tôt, c’est en raison de l’ampleur du groupe social en question. À cet égard, précisons qu’il ne s’agit pas de protéger toutes les femmes d’un pays tiers, mais d’identifier un groupe social traité différemment dans ce pays, et de protéger non pas tous les membres de ce groupe, mais uniquement les membres de ce groupe risquant des persécutions. En effet, le groupe social des femmes – comme tout groupe social – n’existe pas in abstracto, mais par rapport aux conditions concrètes existant dans le pays d’origine. La question de savoir si les deux conditions du groupe social sont réunies devra être appréciée par chaque juge de l’asile eu égard à chaque pays concerné, si bien que n’est qu’au fur et à mesure de la cristallisation de la jurisprudence de chaque pays d’accueil que se formera une idée claire des pays dans lesquels les femmes peuvent être considérées comme un groupe social.
Précisons encore que l’appartenance au groupe social des femmes ne permettra pas l’obtention automatique d’une protection internationale, mais seulement la possibilité d’obtenir une telle protection. Autrement dit, même dans les pays où le groupe social des femmes sera établi, le simple fait d’être une femme ne suffira pas pour être protégée. Il faudra établir l’existence de craintes personnelles, réelles et actuelles de persécutions en raison du sexe ou du genre.
Enfin, pour obtenir une protection internationale, les persécutions ne doivent pas nécessairement émaner de l’État. Le cercle familial ou la communauté peuvent aussi être à l’origine des mauvais traitements, ce qui est le cas pour les violences conjugales, dès lors que l’État n’a pas la volonté ou la capacité de protéger les femmes concernées. L’arrêt de la CJUE reconnaît ainsi que les violences faites aux femmes peuvent avoir une nature structurelle. À cet égard, rappelons que, selon ONU Femmes, en 2022, 736 millions de femmes – soit près d’une sur trois – ont subi au moins une fois des violences sexuelles et/ou physiques, tandis que 48 800 femmes et filles dans le monde ont été tuées par leur partenaire intime ou d’autres membres de leur famille, soit plus de cinq toutes les heures.
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