12 mai 2024

REVUE : "L’Europe face aux défis du XXIe siècle", Recherches internationales (n°128, printemps 2024)

Barbara GOMES

Cette année d’élections européennes se révèle sous un éclairage singulier, celui d’une année qui peut marquer un tournant dans notre destin collectif, une forme de croisée des chemins.

Les défis de l’Europe sont immenses : l’Union Européenne est le témoin embarrassé d’une guerre à ses frontières ; l’urgence environnementale n’a jamais été aussi pressante ; nous avons traversé une crise sanitaire aux enseignements encore incomplets avec le spectre persistant de nouvelles épidémies ; les tensions autour des politiques migratoires sont d’autant plus fortes que l’extrême droite gagne en influence ; et les questions sociales – qui pourraient rapprocher l’Europe de son peuple – peinent encore à trouver une réponse satisfaisante.

Déceptions et contestations : éléments d’actualités

Comment ne pas comprendre l’immense déception des travailleurs des plateformes qui réclamaient une directive pour imposer leur statut de salarié ? Sous prétexte de nouveauté technologique, et en dépit de condamnations judiciaires dans toute l’Europe, les plateformes de travail telles que Deliveroo ou Uber s’acharnent à imposer une fausse indépendance qui prive les travailleurs de leurs droits sociaux les plus élémentaires : droit à un salaire minimum, droit aux congés payés, accès au régime général de la sécurité sociale, droit du licenciement, obligation de sécurité de l’employeur, droit au chômage… L’opposition de la France il y a quelques semaines au texte négocié qui aurait permis de simplifier la reconnaissance de leur qualité de salarié fait alors l’effet d’une terrible désillusion qui ne peut qu’affecter un sentiment européen que la lutte avait pourtant participée à forger. Elle est aussi une nouvelle déception quant à l’espoir de voir éclore enfin « l’Europe sociale », celle des peuples, celle des travailleurs.

Parmi ces travailleurs, il y a les agriculteurs. En ce moment même, leur colère gronde en France, comme elle gronde en Allemagne ou encore aux Pays-Bas. Venant également de Pologne, de Roumanie ou encore de Belgique, nombre d’agriculteurs se sont réunis le 1er février devant le siège du Conseil européen pour se faire entendre. Crainte d’une concurrence déloyale aggravée par les accords de libre-échanges, contestation du Pacte vert européen qui prohibe le recours à divers pesticides et herbicides, dénonciation de la complexité administrative pour percevoir les aides européennes… La liste des doléances envers les réglementations de l’Union n’est pas anecdotique. Elle exprime la tension entre les impératifs écologiques et les craintes économiques et sociales du monde paysan.

Cette tension fait écho par ailleurs aux craintes et aux défis auxquels sont confrontés les peuples européens. La détresse des agriculteurs est aussi, sinon surtout, celle de travailleurs qui n’ont pas la reconnaissance qu’ils méritent, qui n’arrivent pas toujours à vivre dignement de leur travail, qui voient les profits de leur activité être accaparés. Derrière la contestation des normes, c’est donc un besoin de justice sociale, de juste rétribution du travail et de répartition des richesses qui se fait criant. 

Barbara Gomes, « L’Europe face aux défis du XXIe siècle »
(extrait de la Présentation)


Bruxelles s’inquiète parce que l’instrument favori des bourgeoisies européennes pourrait bien vite ne plus remplir le rôle que peu à peu il a été amené à jouer, à savoir celui de réducteur d’incertitude contrariant l’amplitude de l’oscillation du balancier politique dans les États membres.

Au départ simple marché commun favorisant les grands groupes économiques et financiers l’Union européenne s’est vite transformée sous l’empilement de traités successifs, dont la portée était supérieure aux lois nationales, en gangue engluante interdisant toute mise en œuvre de politiques s’écartant du « cercle de la raison ». Les bourgeoisies européennes avaient trouvé là une nouvelle « Sainte alliance » de nature à les protéger de toute secousse politique à même de les menacer. Tout était verrouillé pour que les programmes progressistes et socialement avancés viennent se fracasser sur le mur de l’Europe remplaçant le « Mur d’argent » d’il y a un siècle. Les deux dernières présidentielles françaises ont révélé des questionnements sur la possibilité d’appliquer un programme dans le cadre d’une Union européenne hostile et capable de résister à des changements internes dans un quelconque État membre. Chaque fois la question du rapport à l’Europe fut posée. La mise en oeuvre d’une véritable alternative de gauche porte en elle les germes d’un affrontement avec le carcan européen constitutionnalisé. Elle est lourde de désobéissances, de résistances, de confrontations, de renégociations. Faut-il plier ou désobéir ? Aucun programme politique de gauche ne sera crédible s’il n’explore pas cette dimension.

Des précédents avaient de quoi faire réfléchir.

La construction européenne n’a jamais rimé avec démocratie. La campagne sur le Traité constitutionnel européen en 2005 avait déjà désilé les regards. Il ne fut tout simplement pas tenu compte du refus exprimé par référendum par le peuple français auquel on imposa par un vote du Congrès l’adoption du Traité de Lisbonne qui reprenait l’essentiel de ce qui avait été rejeté deux ans plus tôt. L’enjeu était alors clair. Il s’agissait de constitutionnaliser, c’est-à-dire de graver dans le marbre l’ensemble des traités qui s’étaient empilés au cours de la construction européenne. C’est au refus de ce quitus qu’il convenait de s’attaquer. Quand dix années plus tard, la Grèce s’avise de refuser par référendum les mesures austéritaires proposées par la Troïka (la Banque centrale européenne, la Commission européenne, le FMI) il lui fut répondu par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, « qu’il ne pouvait y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés » sans qu’aucun chef d’État ne s’en émeuve.

Tout ceci a contribué à une dépolitisation portée par l’illusion de la politique unique entraînant nombre d’électeurs dans la conviction que certes on pouvait changer de gouvernements mais pas des politiques menées. À cela s’ajoute la multiplication des affaires de corruption ayant touché lors de la dernière mandature nombre de députés européens. Sur ce terreau un nationalisme d’extrême droite s’est mis à prospérer à travers le continent et menace désormais les grands équilibres politiques de l’institution européenne. Les sondages prédisent une montée de ces forces permettant aux deux formations qui les représentent – l’ECR et l’ID – d’atteindre chacune une centaine de députés. Si ces deux groupes fusionnaient malgré leurs divergences quant au rapport à la Russie, principal point de discorde, ils formeraient le premier groupe du Parlement européen et pourraient ainsi peser sur la candidature au poste de Commissaire européen dont on connaît l’importance des attributions. Une autre hypothèse fréquemment évoquée envisage la fin de l’actuelle cogestion entre le groupe PPE et le groupe des sociaux-démocrates au profit d’une grande coalition des droites dans laquelle l’extrême droite prendrait une large place, réalisant ce qui s’est déjà produit dans 5 ou 6 États européens. Le débat reste ouvert de savoir pourquoi ce sont ces forces qui ont su labourer les travers de la construction européenne et non pas les forces progressistes.

Bruxelles devrait s’inquiéter car les deux piliers qui ont servi à vendre l’Union européenne ne font plus recette. Il y a longtemps que les discours sur l’Europe censée protéger de la mondialisation ou sur celle devant instiller une dimension sociale font sourire.

La construction européenne présente un cas particulier de la mondialisation. C’est un espace continental où ses formes ont été les plus accentuées et où les traités se sont empilés entraînant chaque fois des délégations de souveraineté : Acte unique, Traité de Maastricht, Pacte de stabilité, le tout repris et rassemblé dans le corset du Traité de Lisbonne et complétés et aggravés par ceux découlant des critères de la gestion de la monnaie unique allant jusqu’à faire obligation aux parlement nationaux à faire viser par la Commission européenne les projets de budgets de chaque pays. La construction européenne est ainsi devenue le laboratoire de la mondialisation, sa forme la plus avancée et ne peut être considérée comme potentiellement lui être porteuse de résistance. Car elle en réunit tous les ingrédients : marché unique, libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des travailleurs dans un espace où les écarts de salaires s’échelonnent de 1 à 9 et où les normes sociales, fiscales et environnementales sont différentes. Dans un tel espace ce qui s’échange ce ne sont pas des marchandises mais les conditions contextuelles dans lesquelles elles sont produites. Il est vain alors de parler de concurrence libre et non faussée. Les dérives délétères de la mondialisation y ont été multipliées rendant problématiques les conditions de l’exercice de la souveraineté dans cet ensemble européen. On comprend ainsi pourquoi prétendre construire l’Europe pour s’opposer à la mondialisation qu’on n’a pas hésité à présenter comme « heureuse » relève de l’escroquerie et combien il est vain d’espérer que l’Europe sociale vendue dès 1986 par Martine Aubry puisse se réaliser. Il ne s’agissait guère d’autre chose que d’un contre-feu allumé pour sauver l’idée de construction européenne en panne à l’époque. Ce serait l’amplification des « concurrences » qui tirerait les droits sociaux vers le bas et aggraverait les écarts de développement et les nombreuses inégalités sociales et territoriales. On comprend comment dans un tel contexte les projets d’élargissement de l’UE à 5-6 nouveaux pays membres inquiètent au moment même où l’Europe affiche sa division sur maints problèmes. À l’ancienne division Nord-Sud qui la travaillait vient s’ajouter une opposition Est-Ouest au moment où le couple franco-allemand affiche publiquement ses désaccords sur la conduite de l’assistance à l’Ukraine et où les pays européens se divisent à l’ONU sur le conflit israélo-palestinien. Si l’on ajoute à cela les approches souvent opposées sur le Pacte migratoire en voie d’adoption, la notion d’autonomie stratégique ou la lecture de l’atlantisme, l’élargissement risque de rimer avec ingouvernabilité ou avec dislocation. Conscient de ces obstacles le rapport rédigé par le député Jean-Louis Bourlanges sur les conditions de l’élargissement de l’Europe pose la question des conséquences institutionnelles, c’est-à-dire du mode de gouvernance. La formule d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens », reste son mantra. Pour piloter cet élargissement, il propose « d’étendre le champ d’application du vote à la majorité qualifiée », saut supplémentaire vers une Europe fédérale.

L’Europe ne doit pas être perçue comme une mécanique d’où partiraient oukases et interdits mais bien au contraire comme une structure permissive à même d’accompagner les trajectoires singulières librement choisies de ses États membres. Faute d’une telle orientation l’Europe ne sera plus la solution mais le problème. Bruxelles devrait s’inquiéter.

 Michel Rogalsky, « Bruxelles s'inquiète... »
(Éditorial)

TABLE DES MATIÈRES

Michel Rogalski, Bruxelles s’inquiète … [Éditorial]
Daniel Cirera, Face à la guerre et au « changement d’époque » un « grand tournant » allemand ?
Théo Nencini, La bascule orientale – Troubles et contradictions d’un ordre international en mouvement
Guillaume Soto-Mayor, Comprendre la situation en Afrique de l’Ouest et au Sahel [Entretien avec]
DOSSIER
L’EUROPE FACE À SES DÉFIS

Barbara Gomes, l’Europe face à ses défis [Présentation]
André Bellon, Anne-Cécile Robert, L’Union européenne : de la fable aux difficultés
Frank Baron, Les défis de l’articulation entre la France et l’Union européenne
Alexis Coskun, L’Europe face au défi de l’extrême droite
Kevin Guillas-Cavan, Le Green Deal européen : mythes et réalités
Frédérique Berrod, L’Europe face aux défis de la santé
Nathalie Mihman, L’Europe et la question sociale
CONTROVERSES
LA POLITIQUE MIGRATOIRE DE
L’UNION EUROPÉENNE

Gérard-François Dumont, Catherine Wihtol de Wenden
HOMMAGE
Monique Roumette: Apolônio de Carvalho
NOTES DE LECTURE

Coordination du dossier : Barbara Gomes


 

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