L’année 2014 a été placée en Afrique du Sud sous le signe des célébrations des vingt ans de démocratie, donnant lieu à de nombreux événements et manifestations. La longue histoire de lutte et de résistance a en effet débouché sur une transition politique somme toute rapide et réussie car sans bain de sang (1990-1996), elle-même pavant le chemin de la nouvelle démocratie sud-africaine.
Sur le plan politique et constitutionnel, d’indéniables progrès ont été accomplis depuis 20 ans. Il est en effet admis que le nouveau texte constitutionnel adopté en mai 1996 a permis d’asseoir la démocratie sur de nouvelles valeurs partagées, de faire valoir des droits et des libertés pour toutes et tous et de fixer un cadre institutionnel rénové. Le nouvel État de droit s’est en particulier incarné dans le rôle joué par la Cour constitutionnelle qui a su s’imposer dans le paysage juridique et donner des gages d’indépendance à l’égard du pouvoir politique, ce qui a participé à la stabilisation des institutions et du paysage politique. Certes, même si celui-ci est depuis 1994 assez largement dominé par l’ANC aussi bien au niveau national, provincial que local (en réalité, une triple alliance ANC, SACP et COSATU) et bien qu’un certain déclin puisse être observé lors des élections d’avril 2014 (1), il n’en reste pas moins que le multipartisme a pu s’exprimer et que les évolutions depuis les années 2000 témoignent d’une vitalité réelle de la vie politique sud-africaine. En dépit de plusieurs périodes pour le moins tendues et de fortes critiques (affaire de corruption, tendance autoritaire, personnalisation du pouvoir, etc.), l’ANC, sans être exempte de reproches, a su donner au pouvoir politique une forme et un sens que l’Afrique du Sud n’avait jamais connus, comme le souligne l’article de Marianne Séverin.
Cependant, si ce pays s’est ouvert à la démocratie, le poids du contexte socio-économique encore lourd de l’héritage de l’apartheid et de la colonisation et soumis aux contraintes de l’insertion dans la mondialisation libérale, a sans aucun doute eu des effets sur les choix politiques qui sont résumés dans le titre de l’article de Patrick Bond, « Paroles à gauche et actions à droite ».
Car la démocratie sud-africaine ne peut se réduire à la seule dimension politique et institutionnelle. Non seulement parce que ce cadre est lui-même objet de dérives et de perversions nombreuses rendant la démocratie sud-africaine incertaine, mais aussi parce que cette démocratie est intrinsèquement liée à la répartition du pouvoir social, à la (re)construction de la nation et à l’amélioration de la vie pour tous les citoyens (2). Ce dossier ne sera pas à proprement parler un bilan, mais plutôt, à travers les divers articles, une mise en perspective visant à sonder les contours et les contenus de cette démocratie en partant des luttes qui se poursuivent depuis son avènement en 1994, comme autant de rappels d’une évidence : la démocratie n’est qu’un processus nécessitant sans cesse attention et vigilance de sorte à ne pas laisser de côté sa logique émancipatrice au bénéfice de l’épanouissement de tous. Sans pour autant avoir la prétention d’embrasser toutes les facettes de ce pays, ce dossier invite à questionner la démocratie non pas seulement entendue comme un procédé formel et institutionnel impliquant une participation souvent résignée à des élections régulières et ouvertes, mais qui ne changent rien aux grandes orientations politiques, mais aussi comme un processus permettant le partage réel du pouvoir social entre tous les membres de la collectivité sans exclusive ou limite.
Dans cette perspective, il semble pertinent de questionner la (jeune) démocratie sud-africaine non pas par « le haut » mais par le « bas », à travers les luttes sociales, politiques, les résistances ainsi que les mouvements sociaux que ce pays observe encore, d’autant que l’Afrique du Sud a connu une longue histoire de luttes pour sa libération dont on pourra retrouver des liens dans les mouvements sociaux postapartheid.
Entendus de façon large comme « une entreprise collective de revendications et de contestations qui vise à se faire connaître du public le plus large et qui prend appui sur des organisations, des réseaux, des solidarités ou qui les inventent pour la circonstance (les nouveaux mouvements sociaux, par exemple) et dont la finalité est d’imposer des changements d’une importance variable dans la structure sociale et/ou politique par le recours à divers répertoires 45d’action institutionnalisés ou non », ces luttes ou mouvements sont alors à observer à la fois comme révélateurs de problèmes récurrents qui peuvent pervertir et fragiliser l’idéal démocratique (dont une partie reflète l’engagement de ce pays dans un libéralisme débridé), mais également en tant qu’indicateurs d’une démocratie dynamique et vivante, au risque d’une récupération politique ou d’une réponse répressive du pouvoir (la dramatique répression de Marikana à l’été 2012 en témoigne), très mal vécue dans ce pays. Les divers luttes et mouvements sociaux en Afrique du Sud (civics, associations communautaires, nouveaux mouvements…) participent de cette perspective autant par leur dimension revendicatrice que par les moyens retenus pour les exprimer, par les finalités poursuivies ou par les risques encourus.
Ce faisant, ces mouvements et luttes, qui ont connu différentes périodes lors de ces 20 années de démocratie (socialisation politique, déclassement, neutralisation, renouveau contestataire) ont produit les conditions d’une démocratie sud-africaine contrastée, comme en témoignent les articles de Serges Djoyou, Jacqueline Dérens et Nancy Andrew, et qui portent tous un regard sur une dimension spécifique de cette jeune démocratie que l’on connaît peut-être un peu moins en France (l’éducation, les femmes ou la réforme agraire).
Les débats sont encore nombreux dans ce pays, orphelin de Nelson Mandela depuis le 5 décembre 2013, et l’avenir est encore à construire pour donner enfin tout son sens au slogan de l’ANC « better life for all »… qui pour l’instant tarde à se concrétiser et peut être lourd de conséquences.
(1). Voir les tableaux à la fin de ce dossier. Le résultat de 2014 souligne une baisse en pourcentage de voix et en sièges à l’Assemblée nationale questionnant la perte de crédibilité d’un mouvement de libération – comme dans d’autres configurations africaines. Weekly Mail and Guardian, 19 decembre 2014.
(2). C’est sur cette idée que s’est tenu les 25 et 26 septembre 2014, à Dijon, un colloque dont la publication des actes est prévue en 2015. Les présents articles de ce numéro constituent une synthèse de certaines des interventions.
Raphaël
PORTEILLA,
« Afrique du Sud : 20 ans de démocratie contrastée ? »
« Afrique du Sud : 20 ans de démocratie contrastée ? »
TABLE DES MATIERES
Michel Rogalski
« Charlie », l’islamisme radical et nous [Éditorial]
Séo Ick-Jin
La crise de 1997 et l’économie néolibérale de type coréenne
Raphaël Porteilla
Où en est la Palestine en 2014 ?
DOSSIER : AFRIQUE DU SUD : 20 ANS DE DEMOCRATIE ?
Raphaël Porteilla
Afrique du Sud : 20 ans de démocratie contrastée ? [Présentation]
Patrick Bond
« Paroles à gauche, actions à droite » : les politiques sociales en Afrique du Sud
Marianne Séverin
D’une alliance à une « dés-Alliance tripartite » : ANC-SACP-COSATU
Jacqueline Derens
Femmes d’Afrique du Sud après 20 ans de démocratie
Serge Djoyou Kamga
L’éducation des enfants au déficit intellectuel sévère en Afrique du Sud
Nancy Andrew
Une évaluation critique de la réforme foncière en Afrique du Sud
REPERES
Patrick Kamenka
L’abandon du South Stream » : la guerre du gaz aura-t-elle lieu ?
NOTES
Alexis Coskun
Les listes d’organisations terroristes, un instrument juridique éminemment politique
NOTES DE LECTURE
Arjun Appadurai, Condition de l’homme global [Chloé Maurel]Coordination du dossier : Raphaël Porteilla
Robert Kagan, L’ordre mondial américain : les conséquences d’un déclin [Pierre Guerlain]
Olivier Richomme, De la diversité en Amérique : politiques de représentations des minorités ethno-raciales aux Etats-Unis [Pierre Guerlain]
Samuel Laurent, L’Etat islamique [Michel Rogalski]
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