9 juin 2017

OUVRAGE : SFDI, La mise en œuvre de la lex specialis dans le droit international contemporain

SFDI

Le droit international, dit-on, ne connaît pas de hiérarchie entre ses sources, à la seule réserve du jus cogens – dont il n’est d’ailleurs pas évident qu’il s’agisse d’une source à proprement parler (c’est-à-dire d’un processus spécifique d’élaboration des règles juridiques) ; et je considère personnellement qu’il qualifie bien plutôt la qualité particulière de certaines normes (essentiellement, voire exclusivement, coutumières), qui peuvent se prévaloir d’une « super opinio juris ». Cela veut dire que, contrairement à ce qui se passe dans les droits nationaux dans lesquels la hiérarchie entre les normes correspond à celle des organes qui les édictent, les normes internationales incompatibles ne peuvent être départagées que par le jeu de certains principes généraux dont les plus opérationnels, en tout cas les plus usuels, sont exprimés par les adages lex posterior priori derogat et specialia generalibus derogant

C’est à celui-ci qu’a été consacrée la très riche journée d’étude de la SFDI qui s’est tenue à Lille le 16 novembre 2015, dans des conditions particulièrement difficiles, par l’infatigable Muriel Ubéda-Saillard avec l’énergie et le dynamisme qui la caractérisent. Une belle réussite pour un beau sujet – beau mais vaste et difficile à bien des égards. D’apparence très technique, il n’en suscite pas moins débats et controverses, qui courent tout au long des actes de cette journée. 

Ainsi, par exemple, la réponse à la question, en apparence simple, de savoir dans quelles circonstances le principe est susceptible de jouer n’est nullement évidente. Bien sûr, ce peut-être lorsque l’on est en présence de deux normes incompatibles, mais il peut arriver qu’il trouve à s’appliquer lorsque des règles concurrentes mais simplement alternatives sont en présence (droits de l’homme / droit humanitaire ; droit international du commerce / droit de l’environnement). Dans le même esprit, on peut se demander – et l’on s’est demandé au cours de cette journée – si les normes concernées sont exclusivement, ou non, celles qui portent sur la même matière. 

Et puis quelle lex ? Sur ce point, un consensus semble se dégager : la règle spéciale peut aussi bien être conventionnelle que coutumière et réciproquement, même si, en pratique, la première hypothèse est bien plus fréquente car, « une convention reste toujours ‘plus précise’ et ‘mieux négociée’ qu’une règle coutumière » (A. Camus). En revanche, bien souvent, ainsi que le relève Mario Prost dans son rapport introductif, « la qualification d’une règle ou d’un corps de règles en lex specialis relève immanquablement d’un jugement relationnel, contextuel et relatif », donc, forcément, subjectif. Après tout, comme l’écrit Vincent Correia, une convention multilatérale peut être substantiellement nettement plus spéciale qu’un traité bilatéral ; où se niche alors la spécialité ? En outre, il peut, bien sûr, s’agir d’une norme isolée, mais la question se pose aussi – et elle est sûrement plus compliquée encore – s’agissant de régimes juridiques globaux qu’ils se suffisent à eux-mêmes (en admettant qu’une telle notion existe – j’y vois plutôt, selon l’heureuse formule de Dirk Pulkowski, « un fantasme conceptuel ») ou, simplement, qu’ils constituent un ensemble normatif complexe relevant d’une logique propre, régionale ou matérielle. 

Encore faut-il ne pas abuser de ce concept de régime juridique : que les droits de l’homme appellent la mise en œuvre de règles différentes de celles qui s’appliquent aux Etats, cela va de soi ; mais ce n’est pas une raison pour tomber dans les excès du « droits-de-l’hommisme » : par exemple, les traités de droits de l’homme relèvent pour l’essentiel – et sans doute, à vrai dire, exclusivement –, quoiqu’en pensent certains, du droit des traités. De même, le droit de l’environnement a, substantiellement, un objet particulier (spécial…), il n’en relève pas moins, en l’absence d’exception conventionnellement prévue, des règles du droit international général pour tout ce qui est des règles secondaires. Et, malgré le « souverainisme normatif » dont font preuve les tribunaux CIRDI ou autres en matière d’investissement, cela est vrai aussi des règles qu’ils sont chargés d’appliquer, qui s’inscrivent dans le cadre des règles générales du droit international, notamment en matière de responsabilité (F. Latty). Tout ceci montre d’ailleurs combien les craintes exprimées face à la « fragmentation » du droit international sont excessives : les règles secondaires de celui-ci qui s’appliquent partout, et au-delà même de ses frontières définies strictement (je veux dire même dans le droit transnational), constituent un puissant facteur de d’unité, même si l’on ne peut négliger l’exception constituée, peut-être, par le droit de l’Union européenne au nom de sa sacro-sainte autonomie « dont la radicalité s’accommode mal, bien évidemment, de la nécessaire et inévitable insertion de l’UE dans l’ordre juridique international » (Myriam BenloloCarabot). 

Quant aux effets que produit le principe lex specialis, ils sont nettement plus nuancés que ce que l’adage, pris à la lettre, laisse entendre comme le montrent Mario Prost sous un angle général, Dirk Pulkowski pour ce qui est des rapports entre leges speciales et régimes autonomes ou d’autres contributeurs dans des cadres plus limités (Franck Latty ou Isabelle Fouchard s’agissant respectivement du droit des investissements et du droit humanitaire). Dans certains cas, assurément, la règle spéciale exclut purement et simplement l’application de la règle générale. Dans d’autres, les deux corps de règles s’appliquent simultanément, ou, plutôt, de manière complémentaire. Et, plus spécialement en matière d’interprétation, la norme spéciale sera généralement interprétée à la lumière de la règle générale, tandis que cette dernière pourra l’être par comparaison ou opposition à la règle ou aux règles spéciales s’appliquant dans les mêmes domaines ou dans des circonstances comparables. Mais, là encore, la décision semble être prise davantage « au doigt mouillé » qu’en suivant une méthode strictement codifiée : s’il fait appel au principe lex specialis, le juge – interne comme international – recourt à une « ressource argumentative » (A. Camus) mais ne fait pas application d’une règle juridique dont l’application s’imposerait à lui (c’est d’ailleurs le cas de toutes les méthodes d’interprétation des règles juridiques). Ainsi se trouve consacrée la « liberté de l’interprète » que Nicolas Angelet met en évidence en faisant part de son expérience pratique 
d’avocat de la défenderesse dans le cadre d’une affaire qui a opposé une entreprise privée à l’Agence spatiale européenne devant les juridictions belges.

Ceci – mais c’est vrai aussi d’autres phénomènes – donne raison à Muriel Ubéda-Saillard lorsqu’elle écrit que les rapports entre droit spécial et droit général « se conçoivent davantage en termes de complémentarité que d’exclusion ». Les normes générales pallient les lacunes des régimes spéciaux ; les règles spéciales précisent les normes générales et les adaptent aux circonstances. Elles peuvent aussi constituer un stimulant puissant facilitant le passage de la lex lata à la lex ferenda comme, par exemple, Concepción Escobar Hernández le montre lorsqu’elle décrit la place du droit spécial dans la codification et le développement progressif effectués par la Commission du droit international. 

Faute d’applicabilité « arithmétique », il n’est pas facile de systématiser les relations entre lex specialis et d’autres règles ayant la même fonction à commencer par lex posterior priori derogat : bien malin serait celui qui pourrait dresser un tableau à quatre entrées déterminant qui de la règle spéciale, postérieure ou antérieure, « l’emporte » sur la règle générale antérieure ou postérieure… Prudemment, dans la contribution qu’elle consacre à ce sujet, Aurélie Tardieu ne s’y essaie pas et plaide, à juste titre, pour une « lecture croisée » des deux adages.

L’articulation de l’adage lex specialis avec le jeu du jus cogens pose, elle aussi, des problèmes d’une grande complexité que les auteurs ne résolvent pas forcément toujours de la même manière. Pour certains – et c’est le plus simple – les normes impératives tiennent en échec l’adage lex specialis (V. Correia) tandis que d’autres considèrent que la prééminence de ces normes n’est pas assurée et vont jusqu’à voir dans le jus cogens lui-même une forme de lex specialis (A. Tardieu).

Tous ces « flottements » (M. Prost) montrent sans doute que le principe lex specialis se prête mal à une approche théorique ou, comme le plaide Vincent Correia, à toute tentative de systématisation : il est d’abord et avant tout une règle de commodité, un instrument éminemment pragmatique – un mot qui revient fréquemment dans de nombreuses contributions au présent ouvrage – facilitant le « bricolage » (M. Ubéda-Saillard) auquel les praticiens du droit international sont souvent réduits faute d’autorité centrale équivalant à ce que sont, en droit interne, les pouvoirs judiciaire, législatif ou exécutif. Alors, inéluctablement, la subjectivité de l’interprète fait surface : il doit choisir entre des valeurs sans pouvoir s’abriter sérieusement derrière des règles juridiques ; ce n’est ni une anomalie, ni forcément un mal et j’emprunterai à nouveau à Mario Prost sa conclusion : « [l]a fluidité de la lex specialis (...) est simplement à l’image du droit [en tout cas international] dans son ensemble ».

Je ne saurais terminer cette préface sans dire à Muriel Ubéda-Saillard la reconnaissance de la SFDI pour l’organisation de cette journée qu’elle a tenue à bout de bras. J’ajoute qu’elle m’a prié de l’associer aux très vifs remerciements que j’adresse, au nom de la Société, aux instances de l’Université de Lille Droit et Santé pour avoir autorisé le déroulement de cette journée d’études malgré les circonstances troublées dans lesquelles elle s’est tenue, de même que toutes les personnes impliquées dans l'organisation logistique de la manifestation, et notamment Mme Agnès Paksoz, secrétaire de l’Equipe de recherche en droit public (ERDP) de l’Université. Tous nos remerciements vont enfin aux éditions Pedone pour leur professionnalisme, leur disponibilité absolue et leur confiance amicale.

Alain PELLET (Préface)



TABLE DES MATIERES

Préface, Alain Pellet


PREMIÈRE DEMI-JOURNÉE
LES CONDITIONS DU RECOURS À LA LEX SPECIALIS


I. LA SPÉCIALITÉ COMME CRITÈRE DE DÉTERMINATION DE LA NORME APPLICABLE Sous la présidence d’Alain Pellet
Mario Prost, Les flottements de la lex specialis
Vincent Correia, L’adage lex specialis derogat generali : réflexions générales sur sa nature, sa raison d’être et ses conditions d’application

II. LA SPÉCIALITÉ FACE AUX CONTRAINTES CONTEXTUELLES ET SYSTÉMIQUES DES ACTEURS ET INTERPRÈTES
Sous la présidence de Geneviève Burdeau 
Aurélie Tardieu, L’articulation de la lex specialis avec les autres règles de conflit et clauses spéciales
Dirk Pulkowski, Leges speciales et régimes autonomes

SECONDE DEMI-JOURNÉE
LEX SPECIALIS ET DROIT INTERNATIONAL PLUS GÉNÉRAL :
CONCURRENCE OU COMPLÉMENTARITÉ ?


I. DÉROGATION OU CONTRIBUTION DU DROIT SPÉCIAL AU DROIT PLUS GÉNÉRAL
Sous la présidence de Sandra Szure
Muriel Ubéda-Saillard, Exclusion ou application du droit plus général : les effets ambivalents de la lex specialis
Concepción Escobar Hernández, L’enrichissement réciproque du droit spécial et du droit plus général : la place du droit spécial dans la codification de la Commission du droit international
II. LES ENSEIGNEMENTS DE LA PRATIQUE : ASPECTS CHOISIS
Sous la présidence de Nicolas Michel
Franck Latty, Le point de vue du droit international des investissements
Isabelle Fouchard, La lex specialis à l’épreuve de la pratique du droit international humanitaire
Myriam Benlolo-Carabot, Le point de vue du droit de L’Union Européenne
Aurélien Camus, Le juge administratif français et la mise en œuvre de la lex specialis pour coordonner les normes internationales
Nicolas Angelet, La lex specialis et la liberté de l’interprète




 SFDI, La mise en œuvre de la lex specialis dans le droit international contemporain, Paris, Pedone, 2017 (203 pp.)


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