24 juillet 2021

REVUE : "États-Unis : le désastre des années Trump", Recherches internationales (n°120, avril-juin 2021)

Pierre GUERLAIN

S’il y a un assez large consensus pour considérer les années Trump comme une période catastrophique sur tous les plans, il existe parmi les observateurs une ligne de partage significative. Trump a-t-il été un président hors normes qui a cassé tous les codes et les règles tant internes qu’internationales ou, au contraire, s’inscrit-il dans une lignée de présidents américains ? Sur le plan des actions, est-il pire que George W. Bush, au moins pour la politique étrangère ? Le présent dossier reflète cette ligne de partage, il comporte des articles fort divers avec des problématiques elles-mêmes divergentes en dépit d’un accord fondamental sur la catastrophe de Trump, le personnage, mais aussi du président qui sur le plan du verbe fut indéniablement différent de ses prédécesseurs.

L’article de Raphaël Ricaud, « De la Trump Tower à la Maison‑Blanche », retrace l’historique de l’émergence, ou peut-être la résistible ascension, de Trump lors des primaires républicaines de 2015-2016 et passe en revue les rapports entre Trump et son parti, le GOP (Grand Old Party). Il est significatif qu’un animateur de téléréalité puisse se hisser jusqu’au sommet du pouvoir dans un pays où la société du spectacle est toute-puissante et avait déjà accordé cette position à un acteur de second rang de Hollywood, Ronald Reagan. Même si l’auteur conclut en disant que Trump a instrumentalisé son parti, il voit une certaine continuité entre ce président et les précédents.

Anne Deysine s’attache quant à elle à faire la liste, bien évidemment fort longue, des différentes formes de corruption de l’administration Trump dans son article intitulé « Trump ou l’exportation de la corruption systémique ». L’auteure analyse en juriste les répercussions de cette corruption, y compris sur l’image des États-Unis à l’étranger. Elle penche plutôt pour une interprétation de la nature singulière de Trump et de son administration aux membres toujours changeants.

S’il est un domaine où la différence entre Trump et son prédécesseur, Obama, est claire, c’est celui de la santé. Taoufik Djebali, dans son article intitulé « Donald Trump face à l’héritage social de Barak Obama » montre que la tentative de destruction totale de l’assurance santé connue sous le nom d’Obamacare a en partie échoué en dépit de l’acharnement de Trump, président aussi brouillon que réactionnaire. L’auteur note la continuité des Républicains en ce qui concerne les dépenses publiques qu’ils cherchent toujours à réduire. Le système de santé américain affaibli n’a pas su réagir à la pandémie du Covid-19. 

Olivier Richomme analyse les « Restrictions migratoires de l’administration Trump », qui vont du « Muslim Ban » (l’interdiction de voyager pour les musulmans) au mur à la frontière avec le Mexique que l’auteur identifie comme « une fausse promesse ». Sur ce plan également, l’écart entre les annonces tonitruantes de Trump et les réalités sur le terrain est grand. L’auteur établit un lien entre politique d’immigration et guerre contre les pauvres.

Le problème de l’environnement, l’un des plus importants, fait l’objet d’un article de Jean-Daniel Collomb, « Le déni climatique de l’administration Trump et ses conséquences ». Sur ce plan également les différences avec l’administration Obama sont importantes. À tel point qu’un auteur comme Chomsky considère que Trump et le GOP sont les plus grands dangers de l’histoire de l’humanité, car ils prônent activement la destruction de la planète. La présidence Trump a été une période de régression totale et de destruction environnementale assumée.

Deux auteurs américains, Adolph Reed et Walter Benn Michaels, prennent position dans un débat qui existe aussi en France. Dans leur article intitulé « La disparité contre l’égalité », ils montrent que « le diagnostic de disparité raciale comme étant le principe organisateur de l’injustice aux États-Unis » est trompeur, car les inégalités et l’injustice se comprennent mieux à partir d’une analyse de classe. Pour ces deux auteurs, se focaliser sur la discrimination aboutit en fait à une victoire du néolibéralisme à la Thatcher et cache les mécanismes de l’exploitation. Cet article apporte de nombreux exemples convaincants et déconstruit l’approche d’une partie de la gauche américaine actuelle.

Dans son article intitulé « Trump, la guerre et la politique étrangère des États-Unis », Pierre Guerlain retrace l’histoire des promesses non tenues de la campagne de 2016 et la façon dont, sur ce plan, Trump, en dépit de ses déclarations contradictoires et parfois

carrément génocidaires, s’inscrit dans une certaine continuité avec notamment l’administration de George W. Bush qui avait commencé un certain nombre de guerres que Trump a continuées. L’auteur se demande aussi qui décide en matière de politique étrangère.

Enfin, un article de Jeremy Kuzmarov intitulé « Comment tenter de déstabiliser la Russie : les origines frauduleuses et l’impact des sanctions américaines sur la Russie » analyse la relation entre les États-Unis et la Russie sous l’angle de l’impact des sanctions. Cet auteur, qui propose une interprétation fort différente des médias dominants, voit lui aussi une ligne de continuité entre les présidents américains.

La plupart de ces contributions ont été écrites à la toute fin de la présidence Trump, au moment où le président battu aux élections de novembre 2020 refusait d’admettre sa défaite et préparait une émeute au Capitole et donc les auteurs n’ont pas pu analyser les premiers pas de l’Administration Biden. Les problématiques abordées ainsi que les points de vue divergents permettent d’appréhender les années Trump de multiples façons et d’analyser le désastre selon des angles différents. 

Pierre Guerlain, « Appréhender le désastre des années Trump »
(extrait de la Présentation)

***

C’est officiel, les États-Unis et leurs alliés engagés dans une coalition militaire en Afghanistan vont quitter le pays. La plus longue intervention à l’étranger qui a duré une vingtaine d’années va ainsi prendre fin dans des conditions d’un enlisement peu glorieux et sans que ses objectifs ne soient atteints. Cette guerre commencée en 2001 au lendemain des attentats du 11 septembre ouvrit la stratégie de l’anti-terrorisme pour renverser les Talibans alors au pouvoir à Kaboul et réduire leurs protégés d’El Qaïda et va se conclure par un échec cinglant puisque les Talibans sont de retour et déjà aux portes du pouvoir.

L’Otan, bien vite adoubée par l’ONU et renforcée de quelques pays alliés, aura été le vecteur d’une intervention hors de l’espace euroatlantique, dans l’esprit des nouvelles orientations définies lors de son Sommet du cinquantenaire de 1999. C’est cette prétention à jouer le rôle de gendarme du monde qui s’effondre aujourd’hui. En réalité cette issue était attendue depuis déjà dix ans puisqu’Obama avait décidé, après dix ans de guerre, d’un retrait non-négocié des troupes engagées sur place. À partir de 2011 les Talibans savent que les Américains vont partir. Ils n’ont plus qu’à attendre et à assister à l’échec des efforts d’une construction d’un État « moderne et démocratique » par les intervenants extérieurs. Car le modèle subliminal des Occidentaux renvoie à l’issue de la Seconde guerre mondiale lorsqu’il s’agit de reconstruire l’Allemagne après son effondrement. Mais l’Afghanistan n’est pas l’Allemagne et les islamistes radicaux n’ont jamais été mis en déroute, se sont reconstitués, ont pris appui sur le Pakistan voisin et ont essaimé dans de larges régions du monde.

Cette guerre a eu un coût énorme, pour l’Afghanistan d’abord qui connaît là sa deuxième guerre, après celle contre les soviétiques de 1979 à 1989, puis la guerre civile qui vit les Talibans l’emporter sur les « Seigneurs de guerre » et imposer leur chape de plomb sur le pays. Bref un pays en guerre depuis quarante ans. Son coût sur l’ordre international n’a pas été moindre. Après avoir humilié Moscou et contribué fortement à son effondrement, puis dopé l’islamisme radical en envoyant ses « Afghans internationalistes » sur différents terrains de luttes, ce petit pays, en passe d’infliger une défaite militaire à la coalition emportée par l’Otan aura également contribué à façonner les traits majeurs du xxie siècle. La population civile a terriblement souffert. Plus de 100 000 morts selon les Nations unies, des milliers de bombes déversées, une société plus corrompue que jamais, une culture et un trafic de drogue fleurissant alimentant 80 % du marché mondial d’opium, sans compter les morts indirectes de pauvreté et maladies causées par le conflit et l’absence d’un véritable État, jamais construit.

Le coût fut redoutable également pour les États-Unis. D’abord en terme humain, puisqu’on estime les pertes à près de 3 000 soldats auxquels il convient de rajouter environ 4 000 « contractors » – mercenaires des sociétés militaires privées –, 20 000 blessés graves et des pertes évaluées à 60 000 soldats dans les rangs gouvernementaux. La dépense engendrée se monte à près de 3 000 milliard de dollars en ajoutant opérations guerrières, entraînement et aide économique souvent détournée. Un gâchis total.

Cette guerre, dont l’enjeu international dépassait largement le territoire afghan, n’a jamais été populaire aux États-Unis, sauf dans l’immédiat après-11 septembre. Mais pourtant, elle n’a pas suscité de fortes mobilisations internationales qui pourraient rappeler l’ampleur des grandes campagnes contre les guerres d’Algérie, du Vietnam ou plus récemment contre l’invasion de l’Irak, sans évoquer les solidarités aux causes emblématiques du peuple palestinien ou des luttes anti-apartheid le l’Afrique du Sud. Ce qui a manqué, au-delà des traits détestables du régime de Kaboul, c’est l’existence de forces politiques et sociales avec lesquelles un partage de valeurs puisse se construire et auteur desquelles organiser une solidarité internationaliste. Car l’alternative au régime actuel soutenu par les Américains se présente déjà depuis longtemps sous les traits d’un retour des Talibans, certes délestés de leurs protégés encombrants. Cette guerre a été menée dans des conditions d’un aveuglement total. Les Américains ont refusé – confortés par beaucoup de think tanks sans grande légitimité – de voir la progression des Talibans forts de quelques dizaines de milliers d’hommes, de leur structuration en parti politique national, doté d’une direction et d’un chef, de l’appui apporté par le Pakistan pays allié des États-Unis et d’imaginer qu’il pouvait y avoir chez ce peuple une attente d’État à même de satisfaire aux besoins les plus essentiels, en termes de santé, d’éducation, de logement, de sécurité… Faute de s’atteler à la construction d’un tel État, le gouvernement en place a été court-circuité par des organismes internationaux donateurs d’aide étrangère sans connaissance du terrain et animés par des logiques bureaucratiques à mille lieues des réalités, et aspirant souvent les élites du pays. Des bataillons d’anthropologues envoyés en reconnaissance auraient été plus utiles que des images satellites ou des drones préparant le travail des forces spéciales.

Car ce qui a manqué le plus à la coalition c’est la connaissance du tissu local social dont l’absence est le talon d’Achille des interventions militaires en terre étrangère. Ce terrain social a totalement été méconnu par les militaires, ainsi que les liens familiaux, religieux, économiques entretenus entre les différentes populations et entre celles-ci et les Talibans. Les troupes coalisées ont combattu un ennemi dont elles ne connaissaient pas les modes de fonctionnement, mais qui possédait l’avantage de la maîtrise du terrain et avait su de longue date infiltrer les institutions du pays.

Après 20 ans d’une coalition de l’Otan, les résultats sont décevants. Le régime a certes était défait comme celui de Saddam Hussein ultérieurement, les groupes d’El Qaïda dispersés et réduits considérablement, mais les Talibans prenant appui sur le Pakistan sanctuarisé sont aujourd’hui de retour et au bord du pouvoir. Ils multiplient les attentats et le pays n’a jamais été véritablement pacifié. La corruption s’est généralisée empêchant la reconstruction d’un État contourné par l’aide internationale, les ONG, et les différents opérateurs du développement. Les « Seigneurs de guerre » et le tribalisme se sont multipliés. La coalition s’est bunkerisée en enclaves ultra-sécurisées et coupées de la population.

Mais surtout les conditions du départ ont été menées de façon maladroite à l’initiative de Trump, puis par Biden, par contact direct avec les Talibans, en passant par-dessus la tête du gouvernement afghan, considéré comme partie mineure. Le seul souci des États-Unis étant qu’un régime sous la férule des Talibans ne redevienne pas un sanctuaire pour des groupes terroristes. Seul cet engagement les intéresse. Les Talibans ne sont pas en recherche de négociations interafghanes avec le régime actuel de Kaboul dont le monde pressent la fin. Ils n’ont plus rien à négocier avec personne, le départ des troupes étrangères étant déjà acquis. Ils se préparent à la séquence suivante : investir Kaboul et défaire le régime en place, quitte à initier une nouvelle guerre civile. Le retrait a déjà commencé. La grande base militaire de Kandahar, construite par les Soviétiques et située dans le sud du pays dans une zone à forte présence talibane, a été évacuée nuitamment en catimini sans concertation avec l’armée afghane, et ne laissant en service que la base de Bagram près de Kaboul comme tête de pont. La Maison Blanche annonce que l’armée américaine possède la capacité en ouvrant de nouvelles bases militaires dans des pays frontaliers – en Ouzbékistan et au Tadjikistan – de disposer de moyens de surveillance, voire d’intervention, pour empêcher tout retour en force d’Al-Qaida dans cette région. Même intention annoncée par Macron à propos de l’opération Barkhane. Faute de pouvoir rester sur le terrain, on déplace quelques moyens engagés en prétendant avoir la maîtrise de la suite des événements. Les Alliés de la coalition ont compris le sens de ces discours. La France a décidé d’accorder l’asile politique aux centaines d’Afghans ayant travaillé pour elle, évidemment sans consultation des autorités du pays et témoignant ainsi de son pessimisme sur la capacité du régime à se maintenir en place bien longtemps.

Cette guerre afghane dépasse par sa portée le territoire de ce petit pays. Elle est emblématique des conflits asymétriques qui ont surgit à travers le monde et qui se transforment en guerre sans fin, dont les objectifs s’érodent en cours de route. L’enlisement est au bout du chemin. Elle confirme qu’on ne peut imposer la démocratie ou les droits de l’homme souvent mobilisés par la force ou par décrets. La leçon devrait servir pour le Sahel.

Michel Rogalsky, « Kaboul, le chaos annoncé »
(Éditorial)

TABLE DES MATIÈRES

Michel Rogalski, Kaboul, le chaos annoncé [Éditorial]
DOSSIER
ÉTATS-UNIS : LE DÉSASTRE DES ANNÉES TRUMP

Pierre Guerlain, Appréhender le désastre des années Trump [Présentation]
Raphaël Ricaud, De la Trump Tower à la Maison-Blanche
Anne E. Deysine, Trump ou l’exportation de la corruption systémique
Pierre Guerlain, Trump, la guerre et la politique étrangère des États-Unis
Adolphe Reed, Walter Benn Michaels, La disparité contre l’égalité
Jean-Daniel Collomb, Le déni climatique de l’administration Trump et ses conséquences
Olivier Richomme, Restrictions migratoires de l’administration Trump
Taoufik Djebali, Donald Trump face à l’héritage social de Barack Obama
Jeremy Kuzmarov, Déstabiliser la Russie : fraudes et sanctions américaines
NOTE
Pierre Guerlain, Adrian Zenz et Ai Weiwei : deux façons de critiquer la Chine
NOTES DE LECTURE 
Anne E. Deysine, Les États-Unis et la démocratie [Pierre Guerlain]
Barack Obama, Une terre promise [Chloé Maurel]
Marc-Antoine Pérouse De Montclos, Une guerre perdue. La France au Sahel
[André Bourgeot]
Pierre Salama, Contagion virale, contagion économique, risques politiques
en Amérique latine [Thomas Posado]

FILMS 

Jérôme Fritel, Main basse sur l’eau, 2019 (87 mn-ARTE) [Christelle Muller]




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