La condamnation, le 9 décembre 2025, d’Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman par la Cour pénale internationale (CPI) marque un tournant majeur dans la lutte contre l’impunité des crimes internationaux commis au Darfour. En prononçant une peine de 20 ans d’emprisonnement à l’encontre de cet ancien chef de milice janjaouid, reconnu coupable de 27 chefs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pour des faits commis entre août 2003 et avril 2004 dans l’ouest du Soudan, la CPI donne une portée pleinement effective au jugement de condamnation rendu le 6 octobre 2025. Il s’agit du premier jugement de condamnation rendu par la CPI dans la situation du Darfour, ouverte à la suite du renvoi du Conseil de sécurité des Nations Unies en 2005.
Au-delà de la sanction individuelle, cette décision revêt une portée symbolique et jurisprudentielle considérable. Elle affirme la capacité de la justice pénale internationale à juger, même tardivement, les responsables de violences de masse, tout en ouvrant une nouvelle phase procédurale consacrée aux réparations en faveur des victimes. Alors que la défense a interjeté appel du jugement et que la procédure se poursuit devant la Chambre d’appel, l’affaire Abd-Al-Rahman s’impose déjà comme une référence incontournable pour le droit international pénal et pour les perspectives de justice au Soudan.
Des crimes de masse à la saisine de la CPI
Le conflit du Darfour a éclaté en 2003, opposant les forces gouvernementales soudanaises, soutenues par les milices janjaouid, à des groupes rebelles issus des populations non arabes, notamment les Fur, les Masalit et les Zaghawa.
Rapidement, ce conflit interne s’est transformé en une campagne de répression systématique, marquée par des massacres, des viols, des pillages et des déplacements forcés de civils. Selon les Nations Unies, environ 300 000 personnes ont été tuées et plus de 2 millions déplacées entre 2003 et 2005.
Face à l’ampleur des atrocités, le Conseil de sécurité des Nations Unies a saisi la CPI en 2005, par la Résolution 1593, en lui conférant la compétence pour enquêter sur les crimes commis au Darfour, bien que le Soudan ne soit pas partie au Statut de Rome.
C’est dans ce cadre qu’Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman (dit « Ali Kushayb »), figure des milices janjaouid, a été poursuivi pour des crimes commis entre août 2003 et avril 2004, notamment dans les localités de Kodoom, Bindisi, Mukjar et Deleig. Chef armé reconnu, il coordonnait notamment les attaques contre les populations civiles, organisant le recrutement des miliciens, la distribution des armes et la logistique des raids. Arrêté en 2020, il a été transféré à La Haye, où son procès s’est ouvert en avril 2022. Sous réserve de l’appel formé par la Défense contre le jugement de condamnation, cette affaire marque une étape décisive dans le dossier du Darfour.
Des avancées jurisprudentielles déterminantes
Le verdict rendu par la CPI consacre plusieurs avancées déterminantes pour la jurisprudence pénale internationale.
Tout d’abord, la Chambre de première instance I adopte une approche particulièrement extensive des modes de participation criminelle, en retenant plusieurs formes de responsabilité au titre de l’article 25 du Statut de Rome. Elle reconnaît la commission directe et la co-perpétration au sens de l’article 25 § 3 a), ainsi que la responsabilité pour avoir ordonné la commission de crimes au titre de l’article 25 § 3 b).
Ali Abd-Al-Rahman a ainsi été reconnu pénalement responsable tant en qualité d’auteur direct que de co-perpétrateur, pour les crimes auxquels il a pris part dans le cadre d’un plan commun, que pour avoir ordonné la commission de crimes par des auteurs matériels placés sous son autorité de fait. La Chambre a souligné que sa responsabilité ne se limitait pas aux actes commis par ses subordonnés, mais reposait également sur sa participation directe et essentielle à la planification, à la coordination et à l’exécution des opérations criminelles.
La Chambre a, en particulier, établi qu’il exerçait un contrôle effectif sur les milices janjaouid impliquées, en coordonnant leurs attaques, y compris en lien avec les forces armées soudanaises, et en assurant la logistique militaire et opérationnelle des raids. Ce raisonnement illustre une conception large et fonctionnelle de l’imputabilité pénale dans les contextes de violences de masse, permettant d’appréhender la responsabilité pénale individuelle même en l’absence d’une structure de commandement formelle.
Ensuite, le jugement renforce la portée du crime de persécution au sens du Statut de Rome, en considérant que la seule appartenance ethnique des victimes suffit à établir le motif discriminatoire. À cet égard, la Chambre considère qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’une politique formellement énoncée, dès lors que l’intention discriminatoire ressortait de la répétition systématique et coordonnée des attaques dirigées contre les populations non arabes du Darfour.
Par ailleurs, l’un des apports les plus novateurs du jugement réside dans la reconnaissance explicite des crimes fondés sur le genre. Les violences sexuelles y sont qualifiées de crimes autonomes, constitutifs à la fois de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. La Chambre constate, sur ce point, que les attaques coordonnées avaient notamment pour objectif de « faciliter la commission de viols sur des femmes et des filles », actes ayant provoqué des souffrances physiques, psychologiques et culturelles profondes au sein des communautés concernées. La CPI franchit ainsi une étape supplémentaire dans l’intégration du genre comme catégorie juridique à part entière dans l’analyse des crimes internationaux.
Un procès aussi tourné vers la réparation et la coopération
Au-delà de la sanction pénale, la CPI a inscrit cette affaire dans une dynamique affirmée de justice réparatrice. Plus de 1 500 victimes ont été autorisées à participer à la procédure, illustrant l’ampleur inédite de leur implication dans ce premier procès relatif au Darfour. Conformément à l’article 75 du Statut de Rome, une phase distincte consacrée aux réparations a été engagée, lesquelles pourront prendre des formes financières, symboliques et communautaires, notamment par l’intermédiaire du Fonds au profit des victimes.
À cet égard, le 9 décembre 2025, la Chambre de première instance I a rendu une ordonnance invitant les parties et les participants à soumettre des observations sur les réparations, en précisant le calendrier et les directives applicables à cette phase procédurale. Cette décision marque l’ouverture formelle d’un processus destiné à reconnaître et à réparer, dans la mesure du possible, les préjudices subis par les victimes des crimes commis au Darfour.
Sur le plan répressif, la Chambre de première instance I a, le même jour, condamné Ali Muhammad Ali Abd-Al-Rahman à une peine de vingt ans d’emprisonnement, en application de l’article 77 du Statut de Rome, en tenant compte de la gravité exceptionnelle des crimes et de leur caractère planifié. Le temps passé en détention depuis le 9 juin 2020 sera déduit de cette peine.
La mise en œuvre effective tant des réparations que de l’exécution de la peine reste néanmoins étroitement liée au degré de coopération des autorités soudanaises, dans un contexte institutionnel encore fragile. Elle constituera, à ce titre, un test déterminant pour l’effectivité de la justice pénale internationale au-delà du prononcé du jugement.
Un signal fort pour la lutte contre l’impunité
En reconnaissant la responsabilité pénale d’un chef milicien près de vingt ans après les faits, la CPI démontre que le temps n’efface pas les crimes les plus graves. La condamnation d’Ali Abd-Al-Rahman, au-delà de la consolidation de la jurisprudence de la Cour, constitue également, selon la procureure adjointe Nazhat Shameem Khan, « une étape décisive dans la lutte contre l’impunité au Darfour », tout en marquant une avancée majeure dans la reconnaissance des souffrances endurées par les victimes du conflit soudanais.
Toutefois, si Ali Abd-Al-Rahman est le premier individu condamné par la CPI pour les crimes commis au Darfour, il n’est pas le seul mis en cause dans ce dossier. D’autres figures politiques et militaires soudanaises, au premier rang desquelles l’ancien président Omar el-Béchir, demeurent sous le coup de mandats d’arrêt délivrés par la CPI pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Renversé en 2019, Omar el-Béchir est actuellement détenu au Soudan, mais n’a à ce jour pas été transféré à La Haye, les autorités soudanaises oscillant entre promesses de coopération et réticences politiques, dans un contexte de conflit armé interne et d’effondrement institutionnel.
La condamnation d’Ali Abd-Al-Rahman intervient, en outre, dans un environnement international particulièrement défavorable à la justice pénale internationale. La CPI fait face à des pressions politiques croissantes et à des mesures de rétorsion, notamment de la part des États-Unis et de la Russie, qui ont récemment adopté ou renforcé des sanctions à l’encontre de la Cour, de ses juges et de son personnel, en réaction à certaines enquêtes jugées politiquement sensibles. Ces attaques frontales contre l’institution fragilisent son action et soulignent les limites structurelles de l’ordre pénal international dans un contexte de recomposition géopolitique et de contestation du multilatéralisme.
Dans ce cadre, la condamnation d’Ali Abd-Al-Rahman revêt une portée qui dépasse largement le cas individuel. Elle rappelle que, malgré les entraves politiques, les pressions diplomatiques et le temps écoulé, la justice pénale internationale demeure en mesure de produire des résultats concrets. Elle constitue à la fois un précédent jurisprudentiel majeur et un signal symbolique fort adressé aux victimes du Darfour, ainsi qu’aux responsables encore poursuivis, en affirmant que l’impunité n’est ni inévitable ni définitive.

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