Le 10 mars 2022, c’est par l’agence de presse publique Tass, citant le ministère russe des Affaires étrangères, qu’était annoncée la décision de retrait de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe. Bien que le retrait de la Russie ait été notifié à la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe le 15 mars, dès le lendemain, le Comité des ministres décidait son exclusion, une première dans l’histoire de cette organisation paneuropéenne créée en 1949 pour renforcer la démocratie, les droits humains et la prééminence du droit en Europe.
Télescopage du retrait par l’exclusion : qui rejette qui ?
L’hypothèse d’un retrait du Conseil de l’Europe est prévue par son Statut en son article 7. Tout membre peut, s’il le souhaite, se retirer librement, sous la seule condition d’une notification de sa décision au Secrétaire général.
S’appuyant sur cette disposition, l’annonce du retrait faite par la Russie le 10 mars n’était guère une surprise au regard de la crispation des relations entre le Conseil de l’Europe et la Fédération de Russie depuis son attaque armée lancée contre l’Ukraine le 24 février. Dès le lendemain de l’offensive militaire russe, le Comité des ministres du Conseil décidait, conformément à l’article 8 de son Statut, une sanction exemplaire avec la suspension des droits de représentation de la Russie, aussi bien en son sein qu’au sein de l’Assemblée parlementaire. En vertu de cette décision, cessait immédiatement toute participation des diplomates et délégués russes aux principales instances du Conseil de l’Europe. La Russie demeurait cependant un État membre de l’organisation et partie à ses conventions et protocoles ratifiés, en particulier la Convention européenne des droits de l'homme.
Ce n’était pas la première fois que le Conseil de l’Europe décidait une mesure de suspension à l’encontre de la Russie. Ses droits de vote avaient été suspendus entre avril 2000 et janvier 2021, en réaction à son intervention armée en Tchétchénie, et entre 2014 et 2019, en réaction à son invasion puis annexion de la Crimée. Dans les deux cas, ces suspensions n’avaient pas eu de véritable impact sur les situations sanctionnées.
Face à cette nouvelle offensive militaire de la Russie, dans une Déclaration commune du 8 mars, le Conseil de l’Europe a tenu à marquer sa réprobation la plus vive : « Nous condamnons dans les termes les plus forts l'agression non provoquée de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, une attaque militaire injustifiée d’un État membre du Conseil de l’Europe contre un autre. Nous réitérons notre soutien indéfectible à l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues ».
Tout en appelant la Russie à appliquer les mesures provisoires indiquées par la Cour européenne des droits de l’homme début mars, la Déclaration commune insistait sur l’importance du respect des droits humains et du droit humanitaire : « nous appelons la Fédération de Russie à s’abstenir de lancer des attaques militaires contre les personnes civiles et les biens de caractère civil, à assurer la sécurité des établissements de santé, du personnel médical et des véhicules de secours, à assurer l’accès sans entrave de la population civile à des voies d’évacuation sûres, aux soins de santé, à la nourriture et aux autres fournitures essentielles, ainsi qu’à assurer le passage rapide et sans entrave de l’aide humanitaire et la circulation des travailleurs humanitaires ».
Les termes employés, mettant clairement en exergue la gravité des violations russes, laissaient déjà entrevoir en filigrane le passage d’une mesure transitoire de suspension à une mesure plus radicale d’exclusion.
Un tel pouvoir d’exclusion d’un État membre du Conseil de l’Europe est reconnu au Comité des ministres par l’article 8 de son Statut. Conformément à cette disposition, « [t]out Membre du Conseil de l’Europe qui enfreint gravement les dispositions de l’article 3 [consacrant la centralité de la prééminence du droit et des droits humains] peut être (…) invité par le Comité des ministres à se retirer (…). S’il n’est pas tenu compte de cette invitation, le Comité peut décider que le Membre dont il s’agit a cessé d’appartenir au Conseil à compter d’une date que le Comité fixe lui-même ».
Au regard de la poursuite des opérations militaires, une session extraordinaire de l’Assemblée parlementaire était organisée, au terme de laquelle, le 15 mars, était adopté un avis constatant que la Fédération de Russie « a commis de graves violations du Statut du Conseil de l’Europe incompatibles avec la qualité d’État membre, ne respecte pas ses obligations envers l’organisation et ne respecte pas les engagements entrepris ». En conséquence, elle ne saurait continuer à être membre du Conseil de l'Europe. L'Assemblée prenait toutefois soin de souligner l'importance d'envisager des initiatives pour continuer « à soutenir et à collaborer avec les défenseurs des droits humains, les forces démocratiques, les médias libres et la société civile indépendante ». L'unanimité réunie sur ce texte marquait la forte solidarité avec l'Ukraine, de même que l'isolement total de la Russie en Europe.
Le même jour que cet avis, la Russie notifiait son retrait à la Secrétaire générale. À l’instar du retrait de la Grèce des colonels en 1969 ayant anticipé le vote d'une exclusion, la notification de retrait russe visait certainement à esquiver - cette fois en vain - une expulsion humiliante et stigmatisante du Conseil de l’Europe, où la plupart des membres s’opposent véhément à la guerre actuelle.
Sens et portée de l’exclusion russe : le franchissement d’un Rubicon ?
Le retrait russe était une décision volontaire, au sens l’article 7 du Statut du Conseil de l’Europe, et non d’une exclusion imposée, telle que prévue par l’article 8 dudit Statut. Le ministère russe des Affaires étrangères avait toutefois insisté sur cette issue inextricable : « Ceux qui nous forcent à prendre cette mesure porteront toute la responsabilité de la destruction de l’espace humanitaire et juridique commun sur le continent et des conséquences pour le Conseil de l’Europe lui-même, qui, sans la Russie, perdra son statut paneuropéen ».
Le retrait devait être effectif à la fin de l’année, conformément aux dispositions de l’article 7 in fine prévoyant que « [l]a notification prendra effet à la fin de l’année financière en cours, si elle est intervenue dans les neuf premiers mois de cette année, et à la fin de l’année financière suivante, si elle est intervenue dans les trois derniers mois ».
La perspective de maintenir encore plusieurs mois en qualité de membre un État agresseur faisant fi de toutes les réprobations émises à son encontre rendait également une sortie aussi inextricable que pressante pour le Conseil de l’Europe. Tandis que, selon les termes de l’article 8 du Statut, ce n’est qu’en cas de non-observation d’une invitation à se retirer de l’organisation émise par le Conseil des ministres qu’une exclusion peut être prononcée, c’est dès le lendemain du retrait, le 16 mars, que ledit Conseil des ministres a décidé une exclusion avec effet immédiat. Ainsi, la Russie, qui avait adhéré au Conseil de l’Europe en 1996, a aussitôt cessé d’être membre 26 ans plus tard.
L’exclusion de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe aura pour conséquence première son retrait ipso facto de tous les organes clés de l’organisation, y compris de la Cour européenne des droits de l’homme, bras judiciaire de l’organisation. En ce sens, la Convention européenne des droits de l’homme, que la Russie compte d’ailleurs dénoncer, dispose, en son article 58 paragraphe 3, que « cesserait d’être Partie à la présente Convention toute Partie contractante qui cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe ».
La Russie ne pourra plus se prévaloir d’un droit quelconque ni être tenue par une obligation quelconque découlant du Statut du Conseil de l’Europe, sous réserve toutefois des obligations assumées par elle, en ce qui concerne tout fait antérieur à la date effective de son exclusion de l’organisation. Les autres implications administratives et financières de cette exclusion seront déterminées postérieurement par le Comité des ministres.
La Russie étant parmi les plus gros contributeurs au budget du Conseil de l’Europe (avec la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume Uni), mais aussi l’un des membres les plus sanctionnés par la Cour européenne des droits de l’homme (devant la Turquie et l’Ukraine), peut-on parler de la fragilisation de cette organisation amputée d’un pays politiquement et géographiquement stratégique ? Il serait présomptueux de répondre de manière tranchée à ce stade.
Concernant le budget du Conseil de l'Europe pour l’année 2022, celui-ci s'élève à 477 millions €, auquel la Fédération de Russie devait contribuer à hauteur de 34 millions €. En passant de 47 à 46 États, il conviendrait certainement, pour les autres membres, d’augmenter le cas échéant leurs contributions volontaires au budget de l’organisation pour lui donner les moyens de continuer à fonctionner efficacement et faire ainsi preuve d’unité autour des valeurs communes prônées.
Concernant la mise au ban de la Russie, celle-ci vient rompre avec son appartenance institutionnelle à l’Europe et à son système de valeurs. Elle vient aussi priver ses 145 millions d’habitants de la protection judiciaire de la Cour européenne, même si cette protection pouvait apparaître illusoire au regard du problème récurrent de la non-exécution des décisions judiciaires sur le plan interne, la Cour constitutionnelle russe s’étant même octroyé en 2015 le droit de refuser l’application des décisions de la Cour européenne. Plus fondamentalement, depuis son adhésion en 1996, la reconnaissance de l’identité européenne russe comme facteur de soutien à une transition démocratique n’a pas eu les résultats tangibles escomptés. Cela tend à rejaillir négativement sur la candidature actuellement pendante de la Biélorussie, pays à l'égard duquel le Comité des ministres a décidé de suspendre toute relation en raison de sa participation active à l’agression russe contre l’Ukraine.
Si on touche ici aux limites de l’action d’une organisation intergouvernementale lorsque le terreau national des valeurs démocratiques est encore trop friable, le destin des relations entre le Conseil de l’Europe et la Russie n’est toutefois pas définitivement scellé. La porte reste ouverte pour tout pays qui part ou qu’on fait partir.
@AFP
Catherine MAIA, André-Marie GBÉNOU, « Conseil de l’Europe et Russie : une rupture consommée », Multipol, 20/03/2022
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