10 août 2023

REVUE : "La non-violence en débat", Recherches internationales (n°126, avril-juin 2023)

Raphaël PORTEILLA

Alors que la guerre et ses cohortes de désastres humains et environnementaux semblent renforcer la militarisation des esprits et des cœurs déjà bien ancrée dans nombre de sociétés, la guerre en Ukraine offrant de ce point de vue une confirmation manifeste de cette pente guerrière présentée comme unique viatique à tout conflit, il est pourtant d’autres courants de pensées et de pratiques qui peuvent proposer des réflexions stimulantes relatives à la guerre et à la violence armée, mais qui sont totalement inaudibles, voire négligés sinon dépréciés ; le courant de la non-violence en constitue le paradigme exemplaire.

Si l’idée est ancienne, le mot non-violence est plus récent. Pressentie en Russie par Tolstoï, forgé par Gandhi en Inde, puis en Amérique du Nord par Martin Luther King, mais aussi observable sous diverses formes et pratiques dans d’autres contextes culturels, la non-violence, en tant que philosophie et pratique de luttes contre les injustices et les dominations, a essaimé dans le monde au cours du XXe siècle en empruntant des formules variées (résistance passive, résistance non-violente, action ou lutte non-violente, désobéissance civile).

Situé dans un champ de réflexions et de pensées accolé à des grandes figures de la non-violence, le concept de non-violence est très peu considéré en France, non seulement par le public en général, par les politiques en particulier mais également par la recherche académique, comme le fait remarquer Cécile Dubernet. Diverses raisons soutiennent cette perspective en enfermant la non-violence dans un corset mal ajusté, véhicule d’idées militantes utopistes et improbables (l’être humain serait violent par nature), loin d’être admis au final comme un concept politique au sens plein du terme.

Pourtant, depuis plusieurs décennies de nombreux travaux, anglosaxons notamment, ont largement investi ce concept, le travaillant à partir de plusieurs approches des sciences sociales (sociologie, science politique, histoire, anthropologie, psychologie…), croisant les niveaux et échelles d’analyse, de l’international au local en passant par le national, mobilisant une démarche empirique (les travaux sur les bases données consacrées à la non-violence sont davantage connus depuis quelques années), tout autant qu’une réflexion théorique dans le sillage des écrits de Gene Sharp, pionnier en la matière et repris par d’autres, dont notamment l’ICNC (International Center on Nonviolent Conflict) qui a réussi à constituer un réseau de chercheurs et praticiens impressionnants ou l’IRNC (Institut de recherche sur la résolution non-violence des conflits) en France, dont certains membres ont contribué au présent dossier.

Hormis quelques ouvrages traduits en français (dont le principal sous le titre Le Pouvoir de la non-violence) et un petit nombre de chercheurs francophones spécialistes de cette question (J. Sémelin, J-M. Muller, M. Kaufmann, M. Cervera-Marzal, C. Dubernet, A. Refalo, P. Tozzi, etc.), des instituts de recherches (IRNC, IFMAN - Institut de formation du mouvement alternatif non-violent – dans le champ de la formation), des associations (notamment, MAN, Non-Violence XXI, Union pacifiste, Umani…) et une revue militante dédiée (Alternatives non-violentes), le concept reste en marge non seulement du champ académique mais aussi du discours politique, au-delà de certaines incantations à la non-violence, qui en discréditent le terme plus qu’elles ne contribuent à en clarifier le sens et le potentiel. D’ailleurs, les critiques ne sont pas exemptes pointant l’inefficacité de la non-violence, soulignant son instrumentalisation possible au profit de l’État ou raillant sa démarche petite-bourgeoise.

Raphaël Porteilla, « De l’utilité d’un dossier consacré à la non-violence en France »
(extrait de la Présentation)


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En une vingtaine d’années les cartes ont été bouleversées au Moyen-Orient. À bien y regarder on y retrouve l’impact régionalisé des grandes mutations du monde telles qu’elles se sont révélées à l’occasion de la guerre entre la Russie et l’Ukraine dont la dimension s’est mondialisée. Celui-ci a énormément été bousculé et a reconfiguré cette région qui avait toujours fait l’objet, notamment à cause des immenses ressources énergétiques qu’elle possédait, de l’intérêt des grandes puissances qui ne pouvaient s’en désintéresser.

Les États-Unis disposaient de deux alliés solides, l’un, l’Arabie saoudite lui assurant pétrole en échange d’une protection sécuritaire, l’autre, Israël assurant le rôle de gendarme régional en échange d’une solidarité sans faille y compris contre les revendications palestiniennes ou la mise en place d’un arsenal nucléaire.

Tout cela a été bouleversé par les interventions militaires américaines dans la région, tout d’abord en Afghanistan à la suite du 11 septembre 2001, puis en Irak en 2003 accusé de façon mensongère de détenir des stocks d’armes chimiques susceptibles de menacer les pays voisins. Cette deuxième intervention n’ayant pu réunir ni l’aval des Nations unies, ni celui de l’Otan et ayant due être menée sous le label d’une « coalition ad hoc », que l’on pourrait traduire par l’expression « qui m’aime me suive ». Opération « habillée » en outre d’un discours messianique de George W. Bush inspiré des « neocons » sur un Grand Moyen-Orient ayant vocation à se tourner par un effet domino vers la démocratie grâce à la guerre et aux vertus du « nation building ». En clair, on casse tout et on reconstruit sur le chaos provoqué. Certains observateurs allant même jusqu’à avancer qu’il s’agissait plus d’une stratégie de chaos organisé plutôt que d’une situation qui avait dérapé. La guerre au régime syrien de Bachar al-Assad témoignera de la même méthode. La longue guerre d’Afghanistan qui dura vingt ans se termina par la chute de Kaboul dans des conditions humiliantes pour les États-Unis au point de mettre en doute leur capacité à assurer leur protection à quelconque pays.

Évidemment, rien ne s’est passé comme prévu. Les États-Unis ont livré l’Irak à l’Iran pays honni mais qu’ils se sont bien gardé d’attaquer frontalement parce qu’un peu plus gros à avaler, s’essayant plutôt à travers des sanctions à tenter sans succès un changement de régime. Ils ont réactivé les antagonismes religieux dont celui qui oppose les chiites aux sunnites dans la région de l’Iran au Yémen en passant par le Liban. Surtout, ils n’ont pu éviter que le chaos irakien ne laisse place à l’émergence d’un califat islamique territorialement installé à cheval sur l’Irak et la Syrie sous la conduite d’El Daech.
Merveilleux prétexte pour la réintroduction dans le jeu moyenoriental de la Russie qui sous couvert d’éradication terroriste y a ajouté sa volonté de sauver le régime syrien allié en mauvaise posture. Très vite les États-Unis se sont retirés du bourbier créé laissant l’ONU s’en débrouiller et ont repris leur virage stratégique vers le pivot asiatique, voire indo-pacifique déjà décidé par le président Obama.

De nouveaux États profitent de cette situation pour s’affirmer dans la région. L’Arabie saoudite conduite par son dirigeant Mohammed ben Salmane (MBS), hier encore ostracisé pour avoir fait découper en morceaux dans son ambassade turque un opposant journaliste, fait un retour remarqué sur la scène internationale. Elle réussit à enchaîner des écarts diplomatiques qui témoignent de son autonomie grandissante. Tour à tour elle se rapproche d’Israël, pays jusqu’alors honni, renoue avec le Qatar, inflige un camouflet à Biden qui se déplace jusqu’à Ryad pour lui demander de faire baisser le prix du pétrole, se coordonne avec la Russie sous sanctions occidentales dans le domaine énergétique et, à l’étonnement général, réussit à se rapprocher de l’Iran grâce aux bons auspices de l’Irak pour conclure finalement un accord scellant la réconciliation à… Pékin ravi d’apporter sa caution et d’être ainsi reconnu comme puissance jouant son rôle au Moyen-Orient. Plus encore, l’Arabie saoudite, avec quelques alliés, réussit, à la faveur du séisme qui endeuille la région à faire revenir dans la famille de la Ligue arabe la Syrie qui en avait été exclue depuis 2011 consacrant ainsi Bachar al-Assad comme le vainqueur incontestable de la guerre qui dévasta son pays. Ryad négocie la fin de la longue guerre du Yémen où elle s’opposait à l’Iran, s’associe à l’organisation de Shanghai que l’Iran a déjà intégrée. MBS est aujourd’hui regardé comme un nouveau Nasser et peut être invité en grande pompe à l’Élysée pour faire avancer sa candidature à accueillir l’Exposition universelle de 2030 en échange d’une présence au Sommet pour un nouveau pacte financier mondial, organisé par Emmanuel Macron et éventuellement un passage au Salon aéronautique du Bourget, tout ceci sans engagement contraignant. Conscient qu’il lui reste vingt ou trente ans avant la fin de l’ère pétrolière, MBS n’a pas manqué de remarquer que les Émirats arabes unis (Dubaï et Abou Dhabi) doivent leur succès grâce au commerce, aux investissements étrangers, aux services financiers, au tourisme et non au pétrole.

La guerre en Syrie s’est globalement terminée par la victoire de Bachar al-Assad mais elle laisse un pays totalement détruit et exsangue, abandonné par une large partie de sa population réfugiée ou déplacée dans les pays avoisinants. Alors que les conditions de leur retour sont loin d’être réunies, Turquie, Liban et Jordanie les poussent au départ. La Turquie qui abrite plusieurs millions de ces réfugiés voudrait les déplacer vers la zone nord de la Syrie pour en faire un dépotoir lui permettant d’affaiblir les milices kurdes qui occupent de larges parties de cette zone. La question a pris une place importante et consensuelle dans la campagne électorale qui a reconduit Erdogan au pouvoir à Ankara. L’économie qui y prospère reste celle de la fabrication du captagon – drogue de synthèse redoutable – qui irrigue à travers des trafics toute la région, enrichit le clan au pouvoir, et au-delà mécontente les États voisins. La posture de l’Occident reste très hostile à la Syrie qui ne peut guère s’attendre à une aide à la reconstruction, tant que les sanctions ne seront pas levées. On a vu les réticences dans l’aide au secours des victimes du séisme qui a touché le pays. Les séquelles de la guerre sont encore loin d’être apaisées.

L’Iran a réussi à détendre ses relations avec ses voisins, notamment avec l’Arabie saoudite, à renforcer ses liens avec la Chine et la Russie et le régime a su surmonter, au prix d’une lourde répression, la vague de contestation qui l’avait submergé. Le pays reste vraisemblablement tourné vers un objectif d’accès à l’arme nucléaire que les sanctions n’ont pu lui faire jusqu’à présent abandonner.

Israël a su nouer des relations avec quelques pays arabes et sortir de son isolement régional, mais se retrouve dirigé par une coalition d’extrême droite qui le pousse à toujours plus de répression vis-à-vis des Palestiniens qui subissent de plus en plus fréquemment des « opérations punitives », sans qu’aucune perspective politique ne se dessine à l’horizon.

En vingt ans le visage de la région s’est totalement modifié. Les grands pays qui avaient émergé comme l’Irak, la Syrie ou l’Égypte se sont effondrés et relèvent désormais de la catégorie d’État failli ou de narco-État. Les États-Unis ont perdu une large part de leur influence, même s’ils conservent encore des bases militaires, des intérêts et un allié fidèle, Israël, dont ils doivent couvrir tous les excès. Ils ont dû assister médusés à la prise d’autonomie de l’Arabie saoudite se rapprochant de l’Iran et à l’arrivée sur la scène régionale de leurs grands ennemis, la Russie et la Chine et avaler la victoire de Bachar Al-Assad et son retour dans la Ligue arabe. Ils laissent une région dévastée, affectée par des bombes à retardement comme les millions de déplacés, notamment syriens, le développement de trafics de drogue et la permanence d’un conflit israélo-palestinien dont aucune issue viable n’apparaît à l’horizon. Les régimes qui émergent n’ont rien de démocratique mais aspirent à mettre en œuvre des projets nationaux ambitieux. L’évolution régionale confirme l’idée d’une perte d’influence de l’Occident qui cherche à resserrer ses rangs tout en essayant, en vain jusqu’à présent, de rallier quelques fractions du Sud.

Michel Rogalsky, « Mutations au Moyen-Orient »
(Éditorial)



TABLE DES MATIÈRES
Michel Rogalski, Mutations au Moyen-Orient [Éditorial]
Kako Nubukpo, Afrique : néoprotectionnisme et biens communs
Emmanuel Lincot, L’Asie centrale ou la reconfiguration d’un monde post-poutinien
DOSSIER
LA NON-VIOLENCE EN DÉBAT
Raphaël Porteilla, De l’utilité d’un dossier consacré à la non-violence [Présentation]
Alain Refalo, Panorama historique de la non-violence
Cécile Dubernet, Non-violence et paix : faire surgir l’évidence
Étienne Godinot, Raphaël Porteilla, La culture de la paix et de la non-violence, une alternative politique ?
Mayeul Kauffmann, Randy Janzen, Morad Bali, Quelles bases de données pour les recherches sur la non-violence ?
François Marchand, Guerre en Ukraine et non-violence
Jérôme Devillard, Sur l’opposition et les liens entre non-violence et pacifisme
Amber French, Combler le fossé entre universitaires et praticiens
DOCUMENT
Eisenhower Media Network : Les États- Unis devraient être une force de paix dans le monde
NOTES DE LECTURE

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