Pierre GUERLAIN
Ce dossier est un bilan partiel des années Biden 2021-2025 tant sur le plan intérieur que sur celui des relations internationales. Les divers auteurs, qui ont des points de vue fort différents, analysent les phénomènes climatiques et environnementaux (article de Jean Daniel Collomb), les conditions du choix de Biden en 2020 (Nicolas Gachon), l’histoire et le fonctionnement des primaires (Raphaël Ricaud), le poids et le rôle des syndicats (Alec Desbordes), les politiques d’immigration (Taoufik Djebali), la politique étrangère (Pierre Guerlain) et une réflexion philosophico-politique sur la nature de l’Occident face aux guerres (Patrick Lawrence). Jim Cohen s’interroge sur ce que serait une nouvelle présidence Trump.
Plus qu’une rupture avec les années Trump l’administration Biden s’est plutôt inscrite dans une grande continuité avec celle-ci : sur Cuba et l’Iran c’est manifeste mais, comme le montre Taoufik Djebali, sur l’immigration Biden s’est progressivement rapproché de la droite. Le système politique américain et la puissance de divers lobbys au Congrès expliquent cette continuité. Il faut comprendre que ce n’est pas tant l’opinion qui dicte les orientations politiques mais plutôt les lobbys. Une majorité d’Américains souhaiterait avoir une assurance santé universelle mais les Démocrates n’ont pas fait mieux qu’une assurance dite « Obamacare » qui laisse de côté 30 millions de personnes. Le Congrès représente plus les forces d’argent que les citoyens. Une majorité d’Américains souhaiterait que les États-Unis aient recours à la diplomatie en ce qui concerne les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient mais la classe politique ne l’entend pas de cette oreille.
Sur l’immigration l’opinion a évolué, travaillée par les Républicains, mais les Démocrates ne parlent pas des facteurs qui favorisent l’émigration en Amérique latine qui sont en lien avec des actions politiques des États-Unis, comme les sanctions visant divers pays (Cuba, Venezuela) ou des interférences dans le fonctionnement démocratique de certains pays (Honduras, Équateur, Bolivie). En Équateur les États-Unis ont fait pression sur le président élu après Rafael Correa pour que celui-ci, en échange d’un prêt, livre Julian Assange à la police britannique.
Sur l’environnement, le bilan, analysé par Jean-Daniel Collomb, est mitigé mais très loin des attentes et promesses de campagnes. Les lobbys industriels sont à la pointe du combat contre la protection de l’environnement et tous les gouvernements composent avec eux. William Dormhoff qui est un spécialiste des relations de pouvoir aux États-Unis actualise fréquemment son ouvrage de référence dont la 8e édition est parue en 2022 : Who Rules America ? The Corporate Rich, White Nationalist Republicans, and Inclusionary Democrats in the 2020s. Il conclut de façon peu étonnante que le vrai pouvoir est aux mains d’une élite de pouvoir qui ne compte que 0,5 % de la population. Ces conclusions sont semblables à celles auxquelles le sociologue C. Wright Mills arrivait dans les années 1950 dans son livre intitulé The Power Elite publié en 1956. La domination d’un petit groupe oligarchique s’est plutôt accentuée depuis les années 1950 lorsque les syndicats étaient encore forts et le taux d’imposition marginal élevé. Thomas Piketty a analysé cette évolution historique dans son ouvrage Le Capital aux xxie siècle.
Sur le plan politique les discours sur la démocratie, qu’il s’agirait de défendre sur la scène internationale, sont en décalage avec la réalité interne des États-Unis comme le montrent deux politistes, Benjamin Page et Martin Gilens, dans un ouvrage intitulé : Democracy in America ? publié en 2020. Passer de C. Wright Mills à Page et Gilens permet de mesurer le creusement des inégalités et des barrières à la traduction politique des aspirations populaires. Gilens et Page montrent que les décisions politiques correspondent exactement aux souhaits des plus riches et des sociétés capitalistes. Le mot « oligarques » est réservé, dans le langage médiatique à ceux qui vivent en Russie mais les États-Unis ont bien évidemment leurs propres oligarques. Un article de David Dayen publié en janvier 2024 dans The American Prospect dit clairement les choses : « America is not a Democracy ». Dayen insiste sur le pouvoir de l’argent dans les processus électoraux.
Le mot « démocratie » sert donc une propagande interne et externe mais ne décrit pas le système réel. Sur le plan extérieur, la démocratie est sans cesse invoquée pour légitimer un changement radical dans l’appréhension des règles et du droit international. Parler d’un « ordre international fondé sur des règles » (rulesbased international order) permet de supprimer la référence au droit international et à l’ONU, le garant de ce droit, constamment bafoué par les États-Unis. Ceux-ci soutiennent des dictatures (Arabie saoudite, Égypte, Irak de Saddam Hussein avant l’invasion du Koweït) interviennent contre des démocraties et pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le système politique du pays visé comme l’histoire des relations avec l’Irak le souligne.
Ce dossier n’est pas comparatif et il est clair que d’autre pays, d’autres grandes puissances, ne sont pas démocratiques non plus et ont de nombreux points négatifs. Les États-Unis que Biden laisse sont en déclin sur la scène internationale où le basculement du monde s’affirme mais aussi en déclin interne avec des indicateurs démographiques et de santé eux-mêmes en déclin. Les « morts de désespoir » dues au suicide, à l’alcool et à la drogue sont un indicateur de déclin. Le livre de Anne Case et Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, est un catalogue des indicateurs de déclin que seule la classe politique semble déterminée à ne pas voir.
La récente tentative d’assassinat de Trump souligne aussi la violence endémique des États-Unis où acheter une arme à feu est assez aisé (plus de 48 000 morts par armes à feu en 2021 dont la moitié par suicide, selon le PEW research center). Cette violence intérieure se manifeste également dans la politique étrangère des États-Unis : selon le projet Costs of War de l’université Brown plusieurs millions de personnes sont mortes en raison de conflits armés depuis 2001, conflits souvent initiés par les États-Unis le pays qui dépense le plus pour sa « défense » et donc hypothèque tous les programmes sociaux.
En 2002 Emmanuel Todd a publié un ouvrage intitulé Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain. Aujourd’hui, la décomposition est plus avancée et la présidence Biden ne l’a pas enrayée. De façon étrange et fortuite, le déclin mental de Biden est une illustration analogique du déclin des États-Unis eux-mêmes. Le déclin des empires est un processus long et lent et, si sur de nombreux plans les États-Unis restent une grande puissance, le processus du déclin paraît bien enclenché et irréversible.
(Présentation)
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Le monde a connu des guerres meurtrières, maints conflits et surtout des vagues de dépenses militaires quantitatives et qualitatives qui ont atteint des sommets colossaux.
Le modèle de référence qui s’impose fut celui de la guerre froide entre les deux Grands de l’époque – Union soviétique et États-Unis – dont la rivalité/affrontement se constitua dès 1917 pour se poursuivre après la Seconde guerre mondiale sous la forme d’un conflit entre deux camps, l’URSS ayant étendu son influence. Cette guerre froide adossée sur deux grands pays s’est caractérisée par une course aux armements qui paraissait sans fin et atteint son apogée en 1988, date à laquelle elle s’arrêta pour décroître d’environ 30 % dans les dix années qui suivirent. On appela cette période, les années des « dividendes de la paix ».
Plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord ce n’est pas l’effondrement du bloc soviétique (1991) qui provoque l’arrêt de la course aux armements, celle-ci ayant cessée trois ans auparavant. L’effondrement ne peut être rapportée à l’incapacité à suivre un rythme effréné de dépenses militaires. En réalité dès octobre 1986 Reagan et Gorbatchev se rencontrent à l’occasion du Sommet de Reykjavik et décident, sans l’acter dans un communiqué final, qu’ils arrêtent la course aux armements. La théorie du « linkage » qui prévalait à l’époque signifiait que tant que l’on n’était pas d’accord sur tout on n’était d’accord sur rien même si cela était faux. Compte tenu de l’inertie des dépenses militaires le plafond fut atteint dès 1988. Chiffre élevé puisqu’il représentait un taux de militarisation d’environ 8 % (dépenses militaires rapportées au PIB mondial). C’est dans cette période de la guerre froide qu’apparaît et se développe l’armement nucléaire et toute la technologie qui la rend opérationnelle (missiles, sous-marins, bases de lancements…) et que le nombre d’acteurs nucléaires prolifère.
Il devient alors évident pour les deux Grands qu’ils s’épuisent mutuellement, alors que dans le même temps les « perdants » de la 2e guerre mondiale qui se sont vus imposer des limites à leurs efforts de réarmement connaissent des « miracles économiques » (Japon, Allemagne de l’Ouest). Les études économiques se multiplient pour indiquer les pertes de compétitivité que subissent les États-Unis et l’URSS. À cela s’ajoute la certitude croissante que tout dollar ou tout rouble investi dans la course aux armements n’augmente plus la sécurité. Le moteur central de la course aux armements, la recherche de la parité, voire une marge d’avance qui se déclinera pour chaque type d’arme – en clair les conditions d’une agression réussie -, commence à questionner d’autant que certaines puissances se prévalent du concept de la dissuasion du faible au fort, de la puissance suffisante et mettent en avant le principe du pouvoir égalisateur de l’atome.
Mais ce qu’il faut retenir c’est que cette course aux armements de la guerre froide fut strictement codifiée et maîtrisée par ses acteurs. C’est par centaine que des traités et accords furent ratifiés permettant de construire une grammaire respectée par les protagonistes. Il s’agissait de brandir tout à la fois la menace mais aussi d’assurer de sa bonne foi. Dans cette perspective plusieurs types d’accords furent conclus.
D’abord s’assurer que l’arme nucléaire ne proliférerait pas. Ce fut le Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP). L’objectif en établissant une distinction entre États dotés et non dotés était de promettre à ceux qui ne l’étaient pas une aide apportée par l’AIEA pour mettre sur pieds une industrie nucléaire civile en échange d’une renonciation à tout programme militaire. Le fait de ne pas s’inscrire dans l’accord revenait en fait à dévoiler ses intentions. Peu de pays refusèrent : Israël, le Pakistan, l’Inde, l’Afrique du Sud, qui peu à peu devinrent des puissances militaires nucléaires. Les pressions occidentales obligèrent ce dernier pays à démanteler son arsenal pour qu’il ne tombe pas entre les mains de l’ANC. La Corée du Nord d’est retirée de l’accord et l’Iran est soupçonné de vouloir le contourner. Mais globalement cet accord, largement ratifié, a permis de limiter la prolifération nucléaire même si les États dotés n’ont pas respecté leurs engagements à réduire leur arsenal.
Ensuite des accords sur des plafonds de types d’armes à ne pas dépasser voire à réduire ou à interdire.
Enfin, proposer des accords qui instaurent la confiance et la bonne foi. C’est la démarche des accords Salt signés en cascade à partir des années soixante-dix. Le dernier accord signé entre les États-Unis et la Russie remonte à 2010. Les traités portèrent tout à la fois sur les missiles à moyenne portée (de 500 à 5 500 km) ou sur les missiles intercontinentaux. Mais probablement l’engagement le plus fort symboliquement fut celui sur les ABM – Anti-balistic-missiles – qui interdisait de protéger ses grandes villes ainsi offertes à toutes représailles de l’adversaire. C’était la preuve de sa bonne foi. Frapper l’ennemi c’était l’assurance de perdre ses grandes villes, pour autant que l’adversaire n’était pas détruit à l’aide d’une première salve.
C’est pourquoi lorsque Ronald Reagan lance en 1981 l’idée d’un bouclier spatial (plus connu sous le terme de « guerre des étoiles ») qui protégerait le territoire américain on comprend que se profile le concept déstabilisant d’une attaque qui n’aurait plus à craindre la riposte. L’espoir caressé portait également dans la certitude que les Soviétiques engagés en Afghanistan n’auraient pas la capacité de suivre. Fort heureusement sur les 17 premiers tests menés par les Américains, seuls deux aboutirent. Le projet fut donc discrètement abandonné.
Jusqu’alors, le cadre international qui s’était construit s’était polarisé autour de grandes puissances qui avaient su créer un enchevêtrement d’accords maillant la planète et qui pouvaient s’observer de plus en plus grâce au progrès des satellites. Puis depuis une quinzaine d’années une obsession bi-partisanne (Démocrate et Républicaine) s’est répandue aux États-Unis faisant de la Chine le principal adversaire, économique et militaire. Le pivot asiatique était né ainsi que les préoccupations de l’Océan indien.
La course aux armements reprenait, mais cette fois-ci entre trois protagonistes et dans des conditions qui n’étaient plus du tout codifiées. En effet la Chine n’avait souscrit qu’à très peu des accords qui liaient les États-Unis à l’Union soviétique puis à la Russie. Elle avait l’avantage d’avoir les mains libres face à ses concurrents. Et elle ambitionna très vite de devenir non seulement une grande puissance économique et commerciale, mais également militaire et développa très vite ses dépenses dans cette direction sans négliger la dimension nucléaire. En face, les États-Unis avaient le sentiment d’affronter la Chine tout en étant contraints par les accords passés de longue date avec l’Union soviétique.
Deux solutions s’imposaient alors. Soit obliger la Chine à ratifier tous les traités existants pour établir des règles du jeu égales pour tous. Soit sortir de tous les traités pour avoir les mains libres. C’est ce second choix que firent les États-Unis en dénonçant ou en ne renouvelant pas certains accords. Aujourd’hui la course aux armements se déroule dans un cadre de plus en plus dérégulé et détricoté qui se traduit par l’écroulement progressif de l’architecture de maîtrise des armements héritée de la guerre froide, alors même que des foyers de tensions se développent, des armes tonnent, qu’un conflit majeur a commencé entre l’Otan et la Russie en territoire ukrainien et qu’Israël pouvant se prévaloir de l’aide occidentale met le Moyen-Orient à feu et à sang. S’ajoute à ce sinistre tableau l’apparition d’armes nouvelles comme les drones et les techniques d’observation de plus en plus fines qui permettent d’envisager des opérations plus osées.
Faut-il le rappeler, aucune guerre nucléaire n’est gagnable. La seule inconnue, c’est qui meurt en premier et qui meurt en second ?
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(Éditorial)
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Maurice Carrez, L'intégration totale de l'espace nordique à l'OTAN (1980 à 2024)
Pierre Guerlain: Les États-Unis que laisse Biden [Présentation]NOTES DE LECTURE
Raphaël Ricaud, Les primaires démocrates, quelle légitimité ?
Alec Desbordes, Aux États-Unis : la lutte industrielle comme nouvelle phase du syndicalisme ?
Jean-Daniel Collomb, Croître et décarboner : la quadrature du cercle énergétique de l'administration Biden ?
Taoufik Djebali, La politique d'immigration sous la présidence Biden : de l'exigence humanitaire au calcul politique
Patrick Lawrence, L'Occident... Devenir ceux que nous sommes
Pierre Guerlain, Les habits neufs du président Biden : une politique étrangère chaotique
Jim Cohen, La rupture autoritaire prévisible en cas de réélection de Donald Trump
Annie Lacroix-Riz, Les Origines du plan Marshall : Le mythe de « l’aide» américaine [Andrée Galataud]
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