Emmanuel GOFFI
Les Etats-Unis ont
unilatéralement décidé de frapper une base militaire syrienne à Homs, dans la nuit du 6 au 7 avril,
délivrant 59 missiles Tomahawks et violant clairement la souveraineté étatique
syrienne. Malgré l’élan d’enthousiasme des alliés de Washington, la communauté
internationale est plus que jamais divisée sur la situation en Syrie et les
solutions à envisager. Ce conflit qui dure maintenant depuis six ans, n’en finit
plus de créer des tensions internationales. Si, jusque-là, la part belle a été
faite aux déclarations non suivies d’effets, il semble que les Etats-Unis ont
décidé d’agir par la force en toute illégalité. Il est alors légitime de se
demander si l’on peut vraiment s’octroyer le droit de violer les règles
internationales pour punir ceux qui les violent ? Si la question sonne
comme un paradoxe, c’est certainement qu’elle en exprime un. Comment imaginer
qu’une telle action pourrait contribuer à résoudre une situation d’une
complexité inouïe qui s’éternise et s’enlise, alors même que des milliers de
personnes souffrent de ce conflit ? Les réponses ne vont pas de soi.
Chacun se fera son opinion, mais avant de se positionner un rappel de la
situation n’est pas inutile.
Le conflit en Syrie
dure maintenant depuis mars 2011. Les exactions commises sont nombreuses et le
régime de Bashar al-Assad peut légitimement être soupçonné d’être à l’origine
de nombre d’entre elles. Parmi ces exactions, l’utilisation récurrente d’armes
chimiques prohibées par le droit international est profondément problématique. 161
attaques chimiques auraient ainsi été conduites entre le début du conflit et
2015, selon la Syrian
American Medical Society (SAMS).
Problématique, en tout
premier lieu, parce qu’il est inacceptable d’utiliser de tels moyens contre qui
que ce soit. Même si pour des motifs communicationnels douteux, les Etats-Unis
et leurs alliés se complaisent à insister sur le fait que les victimes des
attaques à l’arme chimique sont des femmes et des enfants, il n’en demeure pas
moins qu’infliger de telles souffrances ne peut être toléré même contre des
hommes, fussent-ils des terroristes. C’est d’ailleurs bien là le sens de la prohibition
de ces substances par le droit des conflits armés (ou droit international
humanitaire) qui ne différencie par les êtres humains en fonction de leur genre
ou de leur âge. La violation du principe d’humanité, qui est l’un des trois
grands principes (humanité, proportionnalité, discrimination) définis par les Conventions
de Genève de 1974, concerne l’humanité dans son entièreté et pas uniquement
certains de ses membres [1].
Problématique, ensuite,
parce que la communauté internationale ne parvient pas à s’accorder sur les mesures
à prendre en cas d’utilisation de ces armes et s’avère incapable d’agir
efficacement au-delà de quelques déclarations lénifiantes. Pour mémoire, de
nombreuses attaques chimiques (gaz sarin, moutarde, VX ou chlore) ont déjà été
menées en Syrie depuis le début des hostilités. En août 2013, l’utilisation de
gaz toxiques fait 1 429 morts dans la région de Damas, à Ghouta et à
Mouadamiyat al-Cham. Le régime syrien est alors accusé par Washington d’être
responsable de ces attaques. En avril de l’année suivante, des attaques au
chlore sont menées à Kafr Zeta, Al-Tamana et Tal Minnis. L’utilisation de ce
produit est alors confirmée par une note
de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Là encore,
le régime syrien est accusé par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni,
tandis que la Russie souligne le manque de preuves et continue de soutenir
Damas. Deux ans plus tard, en août 2016, l’Observatoire syrien des droits de l’homme
(OSDH) soupçonne une nouvelle attaque chimique au sud d’Alep, à Saraqeb, dans
la province d’Idlib. A la suite d’une nouvelle attaque le 10 août dans le
secteur d’al Zibdiye à Alep, la France se déclare « préoccupée » par
la situation. D’autres attaques ont été dénoncées, notamment par les experts du
mécanisme d’enquête conjoint (Joint
Investigative Mechanism) établi par la
Résolution 2235 du Conseil de sécurité des
Nations Unies (CSNU), à Talmenes le 21 avril 2014, puis en mars 2015 à Qmenas
et à Sarmine. A chaque fois, l’indignation s’exprime dans les capitales
occidentales, tandis que Moscou émet des réserves quant à la légitimité des
accusations portées contre le régime de Bashar al-Assad et que la Syrie dément
toute implication.
Problématique, enfin,
parce qu’au-delà des aspects juridiques la dimension morale de l’emploi de ces
substances entraine des réactions bien plus marquées que lors d’attaques dites
conventionnelles. Psychologiquement, pour la majorité de l’opinion publique
occidentale, l’utilisation d’armes chimiques est encore plus inacceptable que
les autres types d’armements. Différentes raisons à cela. En premier lieu, les
armes chimiques sont synonymes dans la conscience collective, de souffrances
particulièrement atroces, pouvant par ailleurs s’inscrire dans la durée. Ensuite,
parce que ces armes sont non-discriminantes par essence. Troisièmement, parce
qu’elles rappellent des évènements historiques tragiques (Ypres en 1915, conflit
Iran-Irak entre 1983 et 1988 ; métro de Tokyo en 1995…). Enfin, parce qu’elles
occasionnent des maux clairement inutiles au regard des objectifs du conflit. C’est
d’ailleurs cette dernière dimension qui est la plus problématique moralement,
puisqu’elle renvoie au non-respect du principe essentiel d’humanité qui
interdit d’infliger des maux inutiles que ce soit aux combattants ou aux
non-combattants. La question de l’adéquation des moyens avec les fins
poursuivies se pose également. En la matière, la
tradition de la guerre juste impose aux belligérants de respecter plusieurs
principes (traditionnellement séparés en jus
ad bellum – droit d’entrer en guerre – et jus in bello – droit dans la guerre), dont certains figurent dans
le droit des conflits armés. En l’occurrence, la nécessité d’une intention
droite, la proportionnalité et la discrimination ne sont pas respectées.
D’actions en
réactions : les risques d’embrasement
Le 4 avril dernier, la
population syrienne est à nouveau frappée par ce qui semble être une attaque au
gaz sarin. Au nord-ouest du pays, 87 personnes meurent et plus de 160 sont blessées,
à Khan Cheikhoun, à la suite d’un bombardement aérien. Le CSNU se réunit en session
extraordinaire pour étudier une proposition de résolution présentée par
Washington, Londres et Paris, condamnant l’attaque et appelant notamment l’OIAC
à mener une enquête complète et à rendre ses conclusions au plus vite.
Depuis le début du
conflit, la communauté internationale, le CSNU en tête, est engluée dans ses
conflits d’intérêts. Chaque pays contribuant à la lutte contre le terrorisme y
va de son propre agenda enrobé d’une soi-disant volonté de mettre un terme aux activités
de l’Etat islamique. En effet, depuis les attentats du 11 septembre 2001, la
mal nommée « guerre contre le terrorisme » semble servir de
fourre-tout permettant de justifier rapidement et superficiellement toutes les
interventions militaires. Cette justification fast food, rapidement préparée, rapidement servie et rapidement digérée,
ne semble pas interpeller les opinions publiques outre-mesure. Le verbe s’est
substitué à l’action, une pseudo-morale au droit et la « cause pour
les nuls » à la juste cause de St Thomas d’Aquin.
De communiqués en
déclarations condamnant les atrocités commises et attribuées au régime du
président syrien, d’une part, et démentant toute implication dans l’utilisation
d’armes chimiques, d’autre part, les chancelleries jouent au ping-pong, pendant
que 320 000 personnes sont tuées, blessées, jetées sur les routes hors de
leurs maisons, poussées vers les pays voisins ou vers les murs et autres
barbelés des nations occidentales. La realpolitik
joue sa déplorable partition et chacun défend ses intérêts particuliers au
détriment du bien commun, sur fond de moralité bon marché et de violation du
droit international.
Ainsi, dans la nuit du
6 au 7 avril, les Etats-Unis toujours porteurs d’une mission civilisatrice, d’une
« destinée manifeste », en plus d’appeler Dieu à bénir désormais
« le monde entier », ont-ils décidés d’intervenir unilatéralement et
sans mandat du CSNU, pour frapper la base militaire aérienne d’Al-Chaayrate, dans
la province de Homs, depuis laquelle aurait été menée l’attaque chimique de Khan
Cheikhoun. Lancée depuis les contre-torpilleurs USS Porter et USS Ross croisant en Méditerranée,
une série de frappes a permis de délivrer 59 missiles de croisière Tomahawks
qui auraient « provoqué la mort de neuf civils, dont quatre enfants, fait
sept blessés et provoqué d’importantes destructions dans les maisons des
villages d’Al-Chaayrate, Al-Hamrate et Al-Manzoul », selon l’agence
syrienne Sana, tué six (selon l’armée syrienne) ou sept militaires (selon l’Observatoire
syrien des droits de l’Homme - OSDH), et détruit « neuf avions syriens des
forces armées », selon la télévision russe Rossiïa 24. L’agression[2]
justifiée à la fois par « une horrible attaque avec des armes chimiques
contre des civils innocents » supposément lancée par Bashar al-Assad contre
des « hommes, femmes et enfants sans défense » et de « beaux
bébés » (sic) et par « l’intérêt vital de la sécurité
nationale des Etats-Unis d’empêcher et de dissuader la dissémination et l’utilisation
d’armes chimiques mortelles »[3], n’en
demeure pas moins une agression clairement interdite par la Charte des Nations
Unies. Le discours teinté d’une dramaturgie
qui convoque inévitablement les sentiments les plus tristes, se veut donc moral
tout en obérant les aspects légaux et les implications potentielles d’une telle
action.
La décision américaine est irrationnelle et prématurée. Elle relève à
la fois d’une nécessité émotionnelle de montrer au monde que le « monde
civilisé » ne tolère pas l’utilisation des armées chimiques, et d’un
besoin de communication au profit des opinions publiques occidentales. L’histoire
a déjà montré qu’il suffisait d’un évènement mineur pour embraser la planète.
Ainsi en fût-il, le 28 juin 1914, de l’assassinat de l’archiduc
François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, à Sarajevo, par un
nationaliste serbe de Bosnie, Gavrilo Princip. L’évènement, d’abord considéré
comme un fait divers tragique, initiera le premier conflit mondial. La
situation alors tendue dans la poudrière des Balkans n’attendait qu’un élément
déclencheur pour s’embraser. Le grand jeu des alliances et des intérêts internationaux
fournira, par la suite, l’énergie nécessaire à l’effet domino qui entraînera la
planète dans la première guerre de dimension mondiale.
Sans augurer du pire, il reste toutefois nécessaire de ne pas se
précipiter en prenant des mesures dont les conséquences pourraient être
désastreuses et s’avérer incontrôlables. En relations internationales, le
dilemme de sécurité invite à la prudence. Les perceptions des parties au
conflit peuvent mener à des réactions qu’il est impossible de prévoir. On le
voit déjà avec l’envoi par la Fédération de Russie, dès le 7 avril, de la
frégate Amiral Grigorovitch avec ses missiles de croisière
Kalibr en Méditerranée pour rejoindre le groupe naval russe composé d’une
dizaine de navires de la Flotte de la mer Noire. A une démonstration de force, répond une autre démonstration de
force. Toute la question reste de savoir comment ce mouvement va être perçu par
les Occidentaux et comment ceux-ci, Etats-Unis en tête, vont choisir de réagir.
On le voit clairement, il est très facile de s’engouffrer dans une spirale dont
l’issue est plus qu’incertaine.
Déclarations,
gesticulations et violations du droit : quand la multiplicité des
positions mène à l’anarchie
Si les Etats-Unis ont décidé de mener la danse, nombreuses sont les
capitales qui, au nom de leur appartenance à une communauté de sécurité
partageant des intérêts et des valeurs communs, ont décidé de suivre le
mouvement en dépit de toute rationalité, qui invite à la plus grande prudence
lorsqu’on se mesure à la Russie dans une zone aussi instable, mais surtout en
violation du droit international.
En la matière, le paradoxe réside dans le fait que ces violations du
droit sont supposées sanctionner d’autres violations du droit. En effet, l’utilisation
d’armes chimiques, si tant est que le gouvernement syrien soit formellement
reconnu coupable de leur emploi, sont strictement prohibées.
Outre la Convention sur l’interdiction de la mise au
point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur
leur destruction du 13 janvier 1993 (entrée en vigueur le 29 avril
1997 et à laquelle la Syrie a adhéré en septembre 2013), le recours aux armes
chimiques contrevient également aux dispositions du Protocole concernant la prohibition d’emploi
à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques
du 17 juin 1925 (à laquelle la Syrie a adhéré en novembre 1968) et de la Convention sur l’interdiction de la mise au
point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques
(biologiques) ou à toxines et sur leur destruction du 10 avril 1972
(entrée en vigueur le 26 mars 1975). En outre, les attaques chimiques sont
commises en violation de trois résolutions du CSNU.
En septembre 2013, à la suite de l’attaque du 21 août à Rif-Damas, la
Résolution 2118 dispose que « la République arabe
syrienne doit s’abstenir d’employer, de mettre au point, de fabriquer, d’acquérir
d’aucune manière, de stocker et de détenir des armes chimiques ou d’en transférer,
directement ou indirectement, à d’autres États ou à des acteurs non étatiques
la Syrie à démanteler son arsenal chimique », en suivant le calendrier et
sous contrôle de l’OIAC et d’une mission des Nation Unies.
Deux ans plus tard, la Résolution 2209 (2015), souligne que « des produits
chimiques toxiques ont été utilisés comme arme en République arabe
syrienne », et non pas « par » le régime syrien. La résolution « [c]ondamne
avec la plus grande fermeté toute utilisation comme arme, en
République arabe syrienne, de quelque produit chimique toxique que ce soit »,
et affirme que les personnes reconnues responsables de l’utilisation de ces
armes au terme de l’enquête de la Mission d’établissement des faits menée par l’OIAC,
devront « répondre de leurs actes ». Pour finir, la Résolution 2209,
s’inscrit dans le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ouvrant la porte
à un éventuel recours à la force en cas de violations de la Résolution 2118.
Enfin, en août de la même année, la Résolution 2235 (2015), condamne à nouveau l’emploi d’armes
chimiques toxique en République arabe
syrienne. Elle interdit, par ailleurs, aux différentes parties au conflit
syrien de recourir à ces armes et s’engage à identifier les responsables. Par
ailleurs, la Résolution établit « un mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU
(…) chargé d’identifier dans toute la mesure possible les personnes, entités, groupes
ou gouvernements qui ont perpétré, organisé ou commandité l’utilisation comme
armes, en République arabe syrienne, de produits chimiques (…), ou qui y ont
participé d’une manière ou d’une autre ». Cette résolution s’inscrit, elle
aussi, dans le chapitre VII.
Fait intéressant, dans leur communiqué final en annexe de la Résolution
2118, les membres du Groupe d’action pour la Syrie (dont font partie les 5
membres permanents du CSNU), affirment leur attachement « à la
souveraineté, à l’indépendance, à l’unité nationale et à l’intégrité
territoriale de la République arabe syrienne ». On est alors légitimement
surpris de la violation patente de la souveraineté et de l’intégrité
territoriale de la République arabe syrienne par les Etats-Unis et applaudie de
concert par ses alliés.
En l’état des choses, la situation est donc la suivante :
- des armes chimiques ont été utilisées en Syrie ;
- le gouvernement syrien est suspecté d’être à l’origine de leur utilisation et une mission
conjointe ONU-OIAC est chargée de mener une enquête pour déterminer les
responsabilités ;
- à la suite de l’attaque de Khan Cheikhoun, le
« monde civilisé » (i.e. les Etats-Unis et leurs alliés) accuse et condamne le président
Bashar al-Assad avant même que l’enquête n’ait été menée et ait rendu ses
conclusions ;
- certains pays, à l’image du Royaume-Uni et de
la France ou très récemment du Canada, excluent
le président Assad de l’avenir de la Syrie en violation du droit international, puisqu’on ne peut destituer
le président d’un pays tiers ou nier son autorité, fût-il un dictateur ;
- les Etats-Unis décident unilatéralement, en
raison du blocage du projet de résolution présenté au CSNU, de violer l’intégrité territoriale et
donc la souveraineté syrienne ;
- dans le même temps, la Russie, que l’on s’empresse
traditionnellement de présenter comme l’allié d’un régime peu
recommandable, dénonce une « agression contre un État
souverain », se positionnant de fait en conformité avec le droit international.
En bref, il apparaît que, de part et d’autre, les actions sont plus que
discutables sur le plan légal. A ce titre, la volonté de quelques capitales de
« renverser » le président syrien ne semble pas préoccuper qui que ce
soit, tant il semble admis que ce dernier est un dictateur qui ne mérite pas d’être
consulté sur l’avenir du pays dans lequel, malgré ses agissements, il a été
élu. A nouveau, la morale à bas coût vient se substituer au droit
international. Certes, les élections de 2014 sont frappées d’irrégularités et l’élection
de Bashar al-Assad est plus que contestable. Peut-on, pour autant, considérer
qu’il n’est pas le président légitime et, comme l’ont fait à ce jour 17 pays
dont trois des membres permanents du CSNU, reconnaître la Coalition
nationale des forces de l’opposition et de la révolution (au sein de laquelle dominent
les Frères musulmans au travers du Conseil national syrien) comme représentant légal du peuple syrien ?
Est-il légitime d’exiger la démission du président syrien ? D’un point de
vue morale, sans doute… quoi que cela puisse être discutable. N’oublions pas
que le régime de Damas lutte contre le groupe Etat islamique et qu’en la
matière toutes les aides sont nécessaires et bienvenues. N’oublions pas non
plus que des exactions sont commises dans nombre d’autres pays, dont la Russie
et la Chine, sans que personne n’envisage de demander à leurs dirigeants de
démissionner. Certains diront que les crimes perpétrés en Syrie ne sont en rien
comparables à ce qui se fait ailleurs. La question se pose alors de savoir qui
« fixe la barre » de l’acceptable ? A partir de combien de morts,
de quels types de crimes ou d’actes, doit-on ou peut-on demander la démission d’un
chef d’Etat ou de gouvernement ? Mais c’est là un débat sans issue.
Accordons-nous sur le fait que le départ du président Assad est moralement
souhaitable. Sur le plan légal, les choses sont quelque peu différentes.
Se pose évidemment la question de la souveraineté de l’Etat syrien, qui a
pour corollaire une interdiction d’ingérence par des pays tiers dans les
affaires syriennes. En la matière, le droit établi par les Traités de
Westphalie en 1648 ne fait pas état d’exceptions à la règle. L’égalité
souveraine des Etats est d’ailleurs rappelée à l’article 2, § 1, de la Charte des Nations Unies, et l’interdiction
« de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité
territoriale ou l’indépendance politique de tout État » au paragraphe 4 du
même article. C’est d’ailleurs pour cette raison que le droit d’ingérence,
devenu devoir d’intervention humanitaire, a tant fait couler d’encre.
Par ailleurs, la Convention concernant les droits et devoirs
des Etats signée à Montevideo en 1933 dispose, en son article 8, qu’« [a]ucun
Etat n’a le droit d’intervenir dans les affaires internes ou externes d’un
autre » et, en son article 11, que « [l]e territoire des Etats est
inviolable et il ne peut pas faire l’objet d’occupations militaires, ni d’autres
mesures de force imposées par un autre Etat, ni directement ni indirectement,
ni pour un motif quelconque, ni même de manière temporaire ». De cette
souveraineté de l’Etat découle les privilèges et immunités du chef d’Etat en
droit international, interdisant toute sujétion de ce dernier à une puissance
tierce. Le seul moyen de contourner cette immunité est de saisir la Cour pénale internationale (CPI) mais, en l’occurrence, la
Syrie n’est pas signataire du Statut de Rome établissant la
CPI. Bref, en l’état, le droit ne permet d’imposer un
départ à Bashar al-Assad.
L’appel du président français François Hollande,
en 2015, à la « neutralisation » du président Assad (tout
en demandant à l’Iran d’être acteur de la résolution du conflit !), la
déclaration de la première ministre britannique Theresa May affirmant qu’il
« ne peut y avoir d’avenir pour
Assad dans une Syrie stable et représentative de tous les Syriens »,
ou celle du premier ministre canadien l’appelant à quitter le pouvoir (et qui
partage l’idée d’une participation de l’Iran tout en accusant Téhéran d’avoir une
part de responsabilité dans l’attaque de Khan Cheikhoun !), relèvent donc
clairement de l’ingérence dans les affaire internes de la Syrie, et ce, quoi qu’il
s’y passe. Il est important ici de bien différencier l’évaluation morale des
actes possiblement commis par le tyran syrien et le cadre légal dans lequel
elles s’inscrivent. Par ailleurs, les Etats s’opposant au régime syrien,
devraient attendre les résultats de l’enquête du Mécanisme conjoint d’enquête
avant de condamner son président, et de s’aventurer dans une intervention armée.
Comme le soulignait le président russe Poutine, il est « inacceptable d’accuser sans preuve », surtout
lorsque l’on prétend agir pour faire respecter le droit.
Conclusion
Le conflit qui dure
depuis six longues années en Syrie est d’une complexité extraordinaire. Le
survoler n’est pas suffisant pour se faire une opinion objective et solide sur
ses tenants et aboutissants. En tout état de cause, la communauté
internationale est empêtrée dans ses contradictions et aucune capitale ne peut
se targuer d’exemplarité et s’autoriser à donner des leçons de morale au régime
syrien et à la Russie. S’il est clair que les exactions commises en Syrie sont inacceptables et que le
recours aux armes chimiques, contre qui que ce soit, n’est rien moins que
monstrueux, les frappes américaines soulignent l’imprévisibilité de l’administration
Trump et le caractère irrationnel d’une telle décision. L’aventure guerrière
dans laquelle les Etats-Unis et leurs alliés semblent vouloir se lancer est
absurde et dangereuse. Nul ne peut en prévoir les conséquences. Il semble donc
légitime d’appliquer le principe de précaution et d’épuiser toutes les
solutions pacifiques possibles dans le respect du droit international. Certes,
d’aucuns objecteront que pendant ce temps les morts et les blessés s’accumulent.
Mais qui peut affirmer que le recours à la force armée n’aboutirait pas à une
situation bien pire ?
Bien entendu, il n’est
pas question d’attendre un dénouement ex nihilo
du drame qui se joue au Levant. Seule une action concertée de la communauté
internationale, incluant la Syrie de Bashar al-Assad et la Russie, peut aboutir
à une résolution du conflit. Il serait d’ailleurs de bon ton de laisser Moscou
assurer le leadership dans une région que la Fédération considère comme
relevant de sa zone d’influence. Cessons également d’ostraciser la Russie. S’il
est possible d’envisager d’associer l’Iran à la résolution du conflit, il paraît
assez incongru de rejeter les Russes dans le camp adverse.
La solution ne pourra
venir que de la région. Elle ne pourra pas être imposée de l’extérieur. Les
options sont très limitées. Seuls le départ volontaire du président Assad ou un
changement de régime à la suite d’élections dignes de ce nom pourraient mener à
une fin pacifique du conflit. Il est également possible d’envisager que, comme
ce fût le cas en Egypte, l’armée et la population destituent le tyran de Damas.
On le voit, aucune de ces possibilités n’est vraiment crédible. Les relations
internationales sont ainsi faites que l’idéalisme, s’il est un but à atteindre,
n’est pas la règle.
Dominique de Villepin,
alors ministre des Affaires étrangères, exprimant la position de la France contre
une intervention alliée en Irak, déclarait le 14
février 2003 devant le CSNU :
« [l]’option de la guerre peut
apparaître a priori la plus rapide. Mais n’oublions pas qu’après avoir gagné la
guerre, il faut construire la paix (…). Personne ne peut donc affirmer aujourd’hui
que le chemin de la guerre sera plus court que celui des inspections. Personne
ne peut affirmer non plus qu’il pourrait déboucher sur un monde plus sûr, plus
juste et plus stable. Car la guerre est toujours la sanction d’un échec ».
Le droit reste le seul
cadre acceptable, bien qu’imparfait. L’application de la morale à bas coût et à
géométrie variable des Etats autoproclamés « civilisés » ne peut qu’envenimer
les choses. A défaut de mieux, il faut respecter la souveraineté de l’Etat
syrien, éviter de violer le droit en commettant des agressions caractérisées
qui risquent d’aboutir à une situation bien pire qu’elle ne l’est déjà, et
laisser les experts du Mécanisme d’enquête conjoint faire leur travail et
déterminer les responsabilités. Il faut surtout que l’ensemble des acteurs
parties aux conflits reconnaissent l’ineptie et le tragique de la situation, et
que chacun en son âme et conscience assume ses responsabilités. Le vingtième
siècle nous a apporté son lot d’horreurs démontrant à quel point l’humanité peut
se laisser entraîner dans l’abjecte. Sommes-nous donc stupides au point de ne
pas être capables de retenir les leçons de l’histoire ? Il serait bon que
chacun relise le préambule
et le chapitre
I de la Charte des Nations Unies.
[1] Emmanuel GOFFI,
« De la
théorie du droit à la réalité du terrain. L’humain au cœur des conflits »,
in E. GOFFI, G. BOUTHERIN (dir.). Les conflits et le droit, Paris, Choiseul,
2011, pp. 127-246.
[2] Puisque c’en est une au sens au sens de la Résolution 3314 (XXIX) de
l’Assemblée générale des Nations Unies (art. 1er et art. 3-b et
d) du 14 décembre 1974, reprise à l’article 8 bis du Statut de Rome de la
Cour pénale internationale de 1998. L’article 8 bis a été ajouté au
Statut de Rome conformément à la Résolution RC/Res.6 du 11 juin 2010.
[3] Déclaration de Donad Trump,
président des Etats-Unis d’Amérique sur la Syrie, Mar-a-Lago (Floride), 6 avril
2017.
Admirable etude et profondement logique. Que devrait-on en deduire? A mon humble avis, il faudrait "reactiver" l'Organisation Internationale,i.e. les Nations Unies, et aboutir a une declaration universelle preconisant des mesures specifiques qui inclueraient des inspections conduites par des representants de l'ONU, dument qualifies et autorises.
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