8 juin 2016

NOTE : Lutter contre le terrorisme : passer de la «paix négative» à la «paix positive»

Emmanuel GOFFI

Le site internet du ministère français des Affaires étrangères affiche fièrement une « Carte des victoires militaires de la coalition internationale contre Daech » datant de février 2016, soulignant qu’une « coalition réunissant 65 États a été formée en septembre 2014 » visant à « détruire les capacités de l’organisation terroriste et, à terme, à l’éradiquer ».

En juin 2016, malgré une autosatisfaction de rigueur et à vocation éminemment communicationnelle, il semble que la « guerre » soit loin d’être gagnée. En dépit des quelques « victoires » remportées, il semble que Daech résiste plutôt bien aux assauts de la coalition arabo-occidentale réunissant quelques-unes des armées les plus puissantes du monde. L’actuel opération menée pour reprendre Falloujah n’y changera rien, comme la prise de Ramadi n’y a rien changé contrairement aux déclarations du ministre français de la Défense qui affirmait, le 31 décembre 2015, que la « stratégie commence à payer »[1].

La lutte contre le terrorisme semble aujourd’hui enfermée dans une perception erronée des objectifs à atteindre et donc de la stratégie et des moyens à mettre en œuvre pour lutter contre l’organisation terroriste. Le structuralisme historico-conceptuel qui caractérise les questions de sécurité internationale, place la pensée stratégique en matière de lutte contre le terrorisme dans ce que Hew Strachan et Sybille Scheipers appellent « l’ombre du passé »[2]. Cette ombre agit comme un carcan intellectuel offrant un cadre conceptuel stable et rassurant, conduisant à des actions qui respectent une logique d’adéquation normative (logic of appropriateness) au lieu de suivre une logique de conséquence pour reprendre la dichotomie de James March et Johan Olsen[3].

En d’autres termes, après avoir qualifié, par intérêt communicationnel, par confort intellectuel et par facilité, la lutte contre le terrorisme de « guerre », les nations engagées dans cette lutte sont convaincues, ou tentent de se convaincre, que le recours à la force est une stratégie efficace. Outre le fait que l’emploi trompeur du mot « guerre » et du champ lexical associé structurent la pensée stratégique en la matière, il semble également que la rhétorique guerrière interdise de voir que le terrorisme repose sur une idéologie qui ne peut être défaite militairement. Les individus peuvent être battus, les moyens matériels détruits, les bastions repris, il n’en demeure pas moins que l’idéologie perdure et qu’elle trouvera toujours des volontaires et des moyens pour la porter. De fait, l’histoire montre que l’action militaire tend, en fait, à déplacer le problème plus qu’à le résoudre.

Il n’est évidemment pas question de nier l’intérêt de l’outil militaire dans la lutte contre le terrorisme. Pour autant, il faut en relativiser l’importance et en admettre les limites. Mettre fin à la violence directe exercée par les terroristes par des actions cinétiques ne permet pas de mettre un terme à la violence culturelle et à la violence structurelle. C’est ce que nous apprend Johan Galtung au travers de ses travaux sur la paix et sa dichotomie paix positive/paix négative. Si la seconde consiste en l’arrêt de la violence directe, la paix positive repose, quant à elle, sur une transformation du conflit à la fois en matière de faits et de perceptions. Selon Galtung, il faut donc comprendre les causes profondes, objectives et subjectives, du conflit pour retirer les causes objectives de l’équation et agir sur les causes subjectives en transformant les perceptions des acteurs.

Bien entendu, atteindre la paix positive demande une forte mobilisation politique et un travail en profondeur sur la durée de la part de l’ensemble des acteurs de la scène internationale. Ce nécessaire engagement fait d’ailleurs l’objet d’appels répétés par l’Organisation des Nations Unies (ONU) dont la philosophie des opérations de paix repose largement sur la théorie de Galtung, comme le démontrent l’Agenda pour la Paix publié en 1995, le célèbre rapport Brahimi de 2000, ou plus récemment le rapport du Panel de haut niveau sur les opérations de paix (rapport HIPPO) de juin 2015. Selon les Nations Unies, les opérations de paix doivent ainsi être envisagées comme un continuum partant de la diplomatie préventive à la paix positive en passant par le maintien, le rétablissement, la consolidation et l’imposition de la paix. Elles ne peuvent en aucune cas être réduite à l’action militaire.

Dans le même ordre d’idée, le terrorisme étant considéré par les Nations Unies comme « une des menaces les plus graves pour la paix et la sécurité internationales », son éradication, visant à l’instauration d’une paix durable, ne peut s’envisager qu’à « la faveur d’une démarche suivie et globale, faisant appel à la participation et à la collaboration actives de tous les États, des organisations internationales et régionales et de la société civile »[4]. Cette philosophie d’approche globale sur la durée était également affirmée par Kofi Annan, en 2006, dans son rapport S’unir contre le terrorisme : recommandations pour une stratégie antiterroriste mondiale, et adoptée la même année par l’ONU dans sa Stratégie antiterroriste mondiale, stratégie réaffirmée en septembre 2010.

Or, il apparaît que, dans les faits, et pour diverses raisons, la focalisation se fait sur les interventions militaires conduites sous le chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Cette emphase portée sur la paix négative est essentiellement le produit des idées qui structurent la pensée stratégique et imposent des actions appropriées non pas aux objectifs à atteindre mais aux perceptions quant à ce qui doit ou ne doit pas être fait, eu égard notamment à la qualification de la situation. Le poids de la conceptualisation de la guerre, comprise dans son sens traditionnel, est ici déterminant dans la manière dont les acteurs établissent leurs stratégies : une guerre implique nécessairement une action armée.

En effet, la réduction heuristique de toute forme de confrontation à une situation de guerre entraîne de facto un tropisme vers le recours à la force comme l’illustre la « guerre contre le terrorisme ». Par ailleurs, la compréhension de la « guerre » comme confrontation entre entités armées implique une interprétation de la paix comme la simple absence de confrontation, et donc comme une paix purement négative. Ce qui revient à dire que les stratégies de lutte contre le terrorisme reposent essentiellement, en premier lieu, et de manière erronée, sur l’obtention d’une paix négative sans assurance que les acteurs s’investissent sur le plan politique et sur le long terme pour atteindre une paix positive, c’est-à-dire une paix durable.

Or, le terrorisme est une menace dite non-traditionnelle dans le sens où il sort du cadre habituel des relations entre entités étatiques. Il ne doit donc pas être compris comme une guerre au sens classique, c’est-à-dire clausewitzien et westphalien. L’utilisation de moyens traditionnels pour l’éradiquer ne peut, par conséquent, présenter qu’un intérêt limité. Réduire le terrorisme à une situation de guerre nécessitant un engagement militaire permet certes d’offrir une visibilité à l’action gouvernementale et ainsi de rassurer la population sur la capacité de l’exécutif à réagir à une menace ou à une attaque, mais cela ne permet pas de mettre en œuvre une stratégie efficace sur le long terme. Stopper la violence directe, c’est-à-dire obtenir une paix négative, n’est pas suffisant pour éradiquer le terrorisme, puisque l’arrêt de la violence directe est compris essentiellement comme l’arrêt de la violence physique par le recours à la force, et non comme l’élimination de l’idéologie qui conduit à cette violence. C’est cette erreur d’appréciation que traduit le discours de M. le Drian lorsqu’il affirme, parlant de la lutte contre Daech, que l’objectif est « la destruction pure et simple de cette organisation terroriste »[5]. Or, le terrorisme repose essentiellement sur des facteurs idéologiques qui ne peuvent être combattus par la force pure et ne peut donc pas être éradiqué par la « destruction » d’individus et de moyens.

C’est ici que la phase de transformation que propose Galtung, et qui consiste à modifier les attitudes et les comportements aux niveaux global, social et inter/intra-personnel, prend tout son sens. Cependant, cette phase repose sur des prémices discutables, dont le fait que les individus sont rationnels et que leurs opinions peuvent être modifiées. D’autre part, la transformation nécessite d’atteindre un compromis sur un intérêt commun transcendant permettant d’écarter les intérêts particuliers et de fédérer les acteurs autour d’un objectif commun (en général la paix). Enfin, la phase de transformation repose sur l’identification des causes profondes du conflit et une négociation avec chacun des acteurs un à un avant d’entamer une négociation/médiation d’ensemble. Autant d’obstacles qui, indiscutablement, rendent difficile l’application de la transformation.

D’autres difficultés viennent complexifier le processus de transformation : comment identifier l’ensemble des acteurs dans des conflits « multiplayer » ? Comment identifier l’ensemble des raisons ayant conduit chacun des acteurs au conflit ? Comment être sûr que les différents acteurs vont exprimer honnêtement et objectivement leurs motivations ? Comment être sûr qu’ils ont tous des motivations objectivables ? Comment être sûr que les différents acteurs vont s’accorder sur un objectif transcendant commun ? Comme être sûr que la paix est désirable pour tous ? Peut-on s’appuyer sur la rationalité de tous les acteurs ? Peut-on négocier avec tous les acteurs (spoilers/terroristes) ? Peut-on trouver un médiateur neutre (qui applique objectivement le principe de l’ownership), perçu comme légitime par tous les acteurs ?

Pour autant, les difficultés ne doivent pas interdire la réflexion sur des solutions autres que le recours à la force contre les terroristes. Certes, les solutions pour lutter contre le terrorisme sont délicates à définir et à mettre en œuvre, cependant, il nous semble que l’idée de transformation du conflit par des moyens pacifiques devrait avoir la priorité. Le processus est long et coûteux, mais il sera à terme certainement plus payant que l’emploi de la force. La focalisation sur la transformation permettrait, en outre, de réduire l’empreinte occidentale dans des zones à risques. Elle favoriserait la promotion de « l'appropriation nationale et locale du processus de paix dans le pays hôte », dont les Nations Unies soulignent l’importance pour le succès des opérations de paix. Ce faisant, les nations intervenantes, principalement occidentales, éviteraient de sombrer dans le piège de l’imposition de leurs solutions fondées sur leurs perspectives et leurs idéologies (paix démocratique et libre-échange économique). Combattre une idéologie, en l’occurrence le terrorisme comme outil de régulation des conflits, par une autre idéologie, principalement le libéralisme, ne peut qu’aboutir à une cristallisation des rancœurs et des positions antagonistes.

Si certains éprouvent, fort légitimement, une certaine réticence à l’égard du relativisme qui sous-tend cette posture, il n’en demeure pas moins que l’universalisme défendu par les tenants du libéralisme conduit inexorablement à une hiérarchisation des cultures aboutissant à un sentiment de supériorité de la part de certaines nations qui y trouvent un moyen de légitimer l’imposition de leurs cultures et de leurs convictions. C’est ce qu’illustre l’application de la théorie de la paix démocratique, qui postule qu’étendre la démocratie conduit à la paix et, au nom de l’universalisme d’une telle approche, nie ou ignore les différences culturelles et perceptuelles. Le risque est ici que l’effet inverse de celui recherché, à savoir l’obtention de la paix, ne se produise : imposer un modèle d’organisation politique à un pays qui ne peut ou n’est pas prêt à le recevoir, peut être perçu par ce dernier comme une forme d’impérialisme et conduire à des tensions.

Au final, la lutte contre le terrorisme par moyens militaires interposés est une perte de temps et traduit à la fois une incapacité à penser hors des cadres traditionnels de la guerre et à un manque de volonté en matière d’investissement sur la durée dans un processus complexe de transformation. En outre, les positionnements idéologiques, loin de favoriser toute solution, tendent à crisper les positions. La transformation n’est certainement pas une panacée, mais elle est une solution qui mériterait d’être explorée plus avant.




[1] Jean-Yves LE DRIAN, allocution du ministre de la Défense aux militaires français armant le groupe aéronaval, Barhein, 31 décembre 2015.
[2] Hew STRACHAN, Sibylle SCHEIPERS, « Introduction: The Changing Character of War », in H. STRACHAN, S. SCHEIPERS (eds.). The Changing Character of War, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 16.
[3] James G. MARCH, Johan P. OLSEN, « The Logic of Appropriateness », in M. MORAN, M. REIN, R.E. GOODIN (eds.). The Oxford Handbook of Public Policy, Oxford, Oxford University Press, 2006, pp. 689-708.
[4] Sameh SHOUKRY, ministre égyptien des Affaires étrangères, « Lutter contre les récits et les idéologies du terrorisme », Déclaration présidentielle du Conseil de sécurité de l'ONU, New York, 11 mai 2016.
[5] Jean-Yves LE DRIAN, allocution du ministre de la Défense aux militaires français armant le groupe aéronaval, Barhein, 31 décembre 2015. 


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