Le 8 mai, à l’occasion de la présentation de son rapport devant le Conseil de sécurité de l'ONU concernant la situation en Libye, la Procureure Fatou Bensouda a déclaré que la Cour pénale internationale (CPI) envisage d’ouvrir une enquête sur les crimes visant les migrants en Libye.
Des milliers de migrants, dont des femmes et des enfants, sont retenus dans des centres de détention en Libye où «les crimes, y compris meurtres, viols et actes de torture, sont présumés monnaie courante», a-elle déclaré devant le Conseil de sécurité, précisant que la CPI était en train de collecter des éléments sur ces crimes présumés.
Elle s’est dite «consternée par les informations crédibles selon lesquelles la Libye est devenue un marché pour le trafic d’êtres humains». La CPI «examine soigneusement la possibilité d’ouvrir une enquête sur les crimes liés aux migrants en Libye» si ces cas relèvent de la compétence du tribunal, a ajouté l’ancienne avocate gambienne.
Les passeurs de migrants clandestins profitent du chaos qui règne en Libye depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011. La plupart des départs ont lieu depuis l’ouest du pays, à destination de l’Italie qui se trouve à 300 km par la mer.
Notant que la situation sécuritaire en Libye s’est «considérablement détériorée» depuis 2016, Mme Bensouda a mis en garde contre les liens entre la contrebande de migrants et le développement du crime organisé et des réseaux terroristes dans le pays.
Le nombre de migrants ayant quitté la Libye pour l’Europe a augmenté de près de 50 % cette année par rapport aux premiers mois de 2016.
Fatou Bensouda a également déclaré suivre de près une offensive menée dans l’est du pays, après l’apparition d’une vidéo semblant montrer des crimes graves commis par des soldats de l’armée nationale libyenne, y compris des exécutions sommaires de détenus.
La procureure de la CPI a également exhorté les autorités libyennes à arrêter l’ancien chef de la sécurité de Kadhafi, Al-Touhami Khaled qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI pour crimes de guerre depuis 2013.
New York, 8 mai 2017
Monsieur le Président, Excellences,
1. Je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée
de présenter devant le Conseil le treizième rapport du Bureau concernant la
situation en Libye, en application de la résolution 1970.
2. Pour commencer, permettez-moi de constater avec
un profond regret que la situation globale sur le plan de la sécurité en Libye
s'est considérablement détériorée depuis mon précédent rapport, en novembre
dernier, devant ce Conseil.
3. Il semblerait que ce pays risque à nouveau d'être
le théâtre d'un conflit généralisé. Une telle perspective ne saurait être de
bon augure pour l'État de droit en Libye et ne ferait qu'aggraver le climat
d'impunité qui, à son tour, conduirait à une recrudescence des violations
généralisées des droits de l'homme et du droit international humanitaire. Comme
trop souvent, ce sont des citoyens ordinaires, des innocents – hommes, femmes
et enfants – qui sont les premiers à souffrir de cette situation d'insécurité.
4. Dans ce contexte précisément, la Cour pénale internationale
a plus que jamais un rôle important à jouer en Libye. Je suis convaincue qu'une
action concrète au moment opportun peut en effet faire toute la différence pour
les vies qui sont en jeu en Libye. Partant de ce constat et étant parfaitement
consciente qu'il m'incombe de veiller à ce que mon Bureau accomplisse la
mission importante qui lui a été confiée par le présent Conseil, en 2017, je
continuerai de faire de la situation en Libye une priorité.
5. Depuis mon précédent rapport devant ce Conseil, des
progrès ont été régulièrement accomplis dans le cadre des enquêtes que mène mon
Bureau.
6. Ils ont été réalisés en dépit de la situation qui
prévaut en matière de sécurité en Libye et qui continue d'empêcher mes
enquêteurs de mener à bien leurs activités sur place.
7. Loin d'être découragé et déterminé à remplir sa
mission en Libye, mon Bureau continue de recourir à des méthodes novatrices
pour recueillir des éléments de preuve sans se rendre sur place en utilisant
des voies de communications sécurisées. Le Bureau peut en grande partie agir
grâce à la coopération des États et à l'assistance que fournit actuellement le
Bureau du Procureur général de Libye. Mon Bureau continuera de chercher des
solutions qui permettraient à ses enquêteurs de reprendre leurs activités en
toute sécurité sur le territoire libyen.
8. Comme le savent les membres du Conseil, les
scellés du mandat d'arrêt délivré par la Cour à l'encontre de M. Mohamed Khaled
Al-Tuhamy (« M. Al-Tuhamy ») ont récemment été levés. M. Al-Tuhamy est l'ancien
chef des services libyens de la sécurité intérieure sous le régime de Muammar
Qadhafi. Mon Bureau l'accuse des crimes contre l'humanité d'emprisonnement, de
persécution, d'actes de torture et d'autres actes inhumains, et des crimes de
guerre de torture, de traitements cruels et d'atteintes à la dignité de la
personne. M. Al-Tuhamy aurait commis ces crimes dans le cadre de la riposte de
M. Muammar Qadhafi aux événements de 2011.
9. Lorsqu'elle a délivré le mandat d'arrêt, la
Chambre préliminaire de la Cour a estimé qu'il existait des motifs raisonnables
permettant de croire que les services de la sécurité intérieure, dirigés par M.
Al-Tuhamy, ainsi que d'autres services libyens de sécurité, du renseignement et
de l'armée, avaient arrêté et détenu des personnes considérées comme des
opposants à M. Qadhafi et à son régime. Ces personnes auraient fait l'objet de
diverses formes de mauvais traitements, notamment de violents passages à tabac,
l'électrocution, des actes de violence sexuelle et des viols, l'isolement
cellulaire, la privation de nourriture et d'eau, des conditions inhumaines de
détention, des simulations d'exécution et des menaces de viol et de meurtre, à
différents endroits sur l'ensemble du territoire libyen.
10. Dès lors, du fait de la levée des scellés, le
mandat d'arrêt délivré à l'encontre de M. Al-Tuhamy aura plus de chances d'être
exécuté, ce qui enverra également un message important aux criminels en
puissance, à savoir que la Cour demeure saisie de la situation en Libye et
continuera à mener à bien ses activités judiciaires.
11. En outre, mon Bureau a récemment été informé que
M. Al-Tuhamy résiderait actuellement en Libye. Les victimes de ses crimes
présumés méritent d'obtenir justice et aspirent à la voir rendue. Il est
essentiel que les États collaborent avec la Cour pénale internationale, ainsi
qu'avec le Conseil, si l'on veut garantir la justice à ces victimes.
12. J'exhorte, par conséquent, la Libye en tout
premier lieu, ainsi que tous les États, qu'ils soient parties ou non au Statut,
à agir sans plus tarder pour retrouver M. Al-Tuhamy et prendre toutes les
mesures qui sont envisageables pour faciliter son arrestation et sa remise à la
Cour.
13. J'espère pouvoir compter tout autant sur
l'assistance et la coopération que cette auguste institution peut concrètement
fournir afin d'obtenir sans tarder l'exécution du mandat d'arrêt en cause et
l'arrestation et la remise, en temps utile, de M. Al-Tuhamy à la Cour.
14. S'il n'est pas donné suite aux mandats d'arrêt
de la Cour, si les suspects continuent à se dérober à la justice, quel est
alors le message qui est envoyé aux victimes et aux criminels ? Où est l'effet
dissuasif ?
15. Nous avons tous notre rôle à jouer et il nous
incombe d'honorer notre engagement commun à mettre un terme à l'impunité des
auteurs de crimes visés par le Statut de Rome en Libye.
Monsieur le Président, Excellences,
16. Dans mon précédent rapport, j'avais informé le
Conseil que mon Bureau avait demandé à la Chambre préliminaire de la Cour
d'enjoindre au Greffe de transmettre la demande d'arrestation et de remise de
M. Saïf Al-Islam Qadhafi à M. Al-'Ajami al-'Atiri, commandant de la milice de
Zintan qui, à l'époque, avait le suspect sous sa garde.
17. Depuis, mon Bureau a reçu des informations
fiables selon lesquelles M. Qadhafi ne serait plus sous la garde de M.
al-'Atiri mais serait à présent sous le contrôle du Conseil militaire des
révolutionnaires de Zintan.
18. J'exhorte à nouveau le Gouvernement d'entente
nationale à prendre les mesures nécessaires pour que M. Qadhafi soit transféré
sous sa garde de sorte que la Libye puisse le remettre à la Cour en application
des obligations juridiques internationales qui lui incombent et des décisions
judiciaires rendues par la Cour pénale internationale, et en réponse aux appels
lancés à maintes reprises par les membres du Conseil.
19. S'agissant de l'affaire Abdullah Al-Senussi, le
Conseil n'est pas sans savoir qu'en juillet 2015, la Cour d'assises de Tripoli
a rendu son jugement dans le procès porté à l'encontre de M. Al-Senussi, M.
Qadhafi et 35 autres anciens membres associés à M. Muammar Qadhafi dans le
cadre des crimes présumés commis pendant les événements de 2011. M. Qadhafi a
été jugé par contumace. Ce dernier et M. Al-Senussi ont été reconnus coupables.
L'affaire de M. Al-Senussi est actuellement en appel devant la Cour suprême de
Libye.
20. Le 21 février 2017, la Mission d'appui des
Nations Unies en Libye, en coopération avec le Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l'homme, a publié, dans son intégralité, son rapport sur la
conduite de ce procès. Ce rapport reconnaît les difficultés inhérentes à la
conduite d'une affaire complexe engagée contre d'anciens responsables dans le
contexte d'un conflit armé et de la polarisation politique en cours. Toutefois,
le rapport conclut que ce procès ne satisfaisait pas aux normes internationales
d'équité judiciaire.
21. Il est important de rappeler que la Chambre
d'appel de la Cour pénale internationale a estimé que, pour qu'une affaire soit
jugée recevable devant la Cour, les violations de la régularité d'une procédure
nationale devaient être « si flagrantes qu'elles ne sauraient
garantir une véritable forme de justice à l'accusé ».
22. Mon Bureau a examiné avec minutie le rapport en
question à la lumière de l'intégralité du jugement rendu dans le procès libyen
dans le cadre des dispositions des articles 19-10 et 17-2-c du Statut de Rome,
afin de déterminer si des faits nouvellement apparus infirment les raisons pour
lesquels la Chambre préliminaire a jugé irrecevable l'affaire portée à
l'encontre de M. Al-Senussi devant la Cour.
Monsieur le Président, Excellences,
23. Il est sans aucun doute déconcertant pour le
Conseil de constater que l'instabilité politique persistante en Libye et la
situation imprévisible qui y règne en matière de sécurité auraient engendré la
commission généralisée de crimes graves. Les meurtres de civils, les
enlèvements, les détentions et les actes de torture et de violence sexuelle qui
se poursuivraient dans ce pays devraient tous nous préoccuper au plus haut
point.
24. Mon Bureau continue de recevoir et d'examiner
des informations émanant de diverses sources, dont des organisations non
gouvernementales et des particuliers, au sujet de crimes qui se seraient
produits dans toute la Libye depuis 2011. J'apprécie de recevoir des
renseignements fiables par les personnes et les groupes en question concernant
des crimes susceptibles de relever de la compétence de la Cour.
25. En particulier, mon Bureau continue de collecter
et d'analyser des informations liées à de graves crimes qui se généraliseraient
contre des migrants qui tentent de passer par la Libye. Mon Bureau collabore et
échange des informations à ce sujet avec un réseau d'organismes nationaux et
internationaux.
26. Je suis effarée de constater que des milliers de
migrants vulnérables, notamment des femmes et des enfants, sont détenus dans
des centres partout en Libye, souvent dans des conditions inhumaines. Des
crimes, dont des meurtres, des viols et des actes de torture, y seraient monnaie
courante.
27. Je suis également consternée d'entendre que,
selon toute vraisemblance, la Libye serait devenue un marché spécialisé dans la
traite d'êtres humains. Le Conseil a lui-même constaté, non sans préoccupation,
que la situation en Libye était exacerbée par le trafic de migrants et la
traite d'êtres humains à destination et au départ de ce pays. Ces activités
pourraient constituer un terreau favorable au crime organisé et aux réseaux
terroristes en Libye.
28. Cette situation critique et inadmissible appelle
une réponse concertée des acteurs en cause pour faire face à cette grave vague
de criminalité.
29. Je saisis l'occasion qui m'est donnée devant le
Conseil pour déclarer que mon Bureau examine avec soin la possibilité d'ouvrir
une enquête sur des crimes liés à des migrants en Libye si les conditions
relatives à la compétence de la Cour sont réunies. Nous devons agir pour
enrayer cette inquiétante tendance.
30. En outre, mon Bureau a suivi de près les
événements survenus à Ganfouda, à Benghazi, où des civils auraient été durement
touchés par les longs combats opposant l'armée nationale libyenne aux forces du
Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi. Le 18 mars 2017 ou vers
cette date, les forces de l'armée nationale libyenne auraient pris le contrôle
de Ganfouda.
31. Après cette victoire ont circulé des documents
vidéo choquants qui semblent montrer des soldats de l'armée nationale libyenne
en train de commettre des crimes graves, notamment des exécutions sommaires de
détenus.
32. Je rappelle à toutes les parties au conflit les
dispositions du Statut de Rome relatives à la responsabilité des chefs
militaires et autres supérieurs hiérarchiques, qui sont tenus d'empêcher ou de
réprimer l'exécution de crimes par les forces placées sous leurs ordres et d'en
référer à qui de droit aux fins d'enquête et de poursuites.
33. Mon Bureau reste saisi de la situation en Libye
et continue de surveiller ce qui se passe à Benghazi et dans tout le pays.
Monsieur le Président, Excellences,
34. Je m'en voudrais de ne pas reconnaître
l'excellente coopération dont a bénéficié mon Bureau de la part d'un réseau
d'États, d'organisations et d'entités. Je tiens tout d'abord à réitérer ma
profonde gratitude au Bureau du Procureur général de Libye, qui a continué à
nous fournir une assistance inestimable au cours de la période visée.
35. Je suis également très reconnaissante aux
personnes et aux groupes appartenant à la communauté libyenne qui n'ont pas
ménagé leurs efforts pour promouvoir et soutenir l'action de la Cour pénale
internationale, dans l'intérêt des victimes et dans l'espoir de construire
l'avenir de la Libye sur les fondements de la justice et de l'obligation de
rendre des comptes.
36. Je prends également acte de la prolongation du
mandat de la MANUL et je me réjouis de poursuivre notre collaboration
fructueuse. Je tiens en outre à profiter de cette occasion pour rendre hommage
à M. Martin Kobler, Représentant spécial du Secrétaire général, qui s'apprête à
quitter ses fonctions, et aux membres de son équipe à la MANUL, qui ont œuvré
sans relâche. Je les remercie de leur soutien sans faille.
37. Je tiens également à exprimer ma profonde
reconnaissance à plusieurs autres États et organisations qui ont apporté un
soutien vital à mon Bureau, notamment mais pas exclusivement les Pays Bas, le
Royaume-Uni, la Tunisie, l'Italie, l'Union européenne et la Force navale de
l'Union européenne.
38. À titre exceptionnel, certains États n'ont pas
encore donné suite aux demandes de coopération qui leur ont été adressées et je
les invite instamment à le faire.
Monsieur le Président,
39. Avec votre permission, je tiens à souligner un
dernier point, qui concerne la question cruciale du manque de ressources dont
mon Bureau dispose.
40. À cet égard, je me félicite de l'initiative du
Président du Comité du Conseil de sécurité créé par la Résolution 1970 sur la
Libye d'avoir publié en novembre 2016 une note verbale à l'attention de tous
les États, afin d'attirer leur attention sur le besoin d'assurer un financement
suffisant pour apporter un soutien à la CPI dans ses enquêtes.
41. Sans ressources suffisantes, l'action cruciale
de la Cour est entravée et sa capacité à mettre fin au climat d'impunité en
Libye s'en trouve amputée.
42. Je prie une fois de plus respectueusement ce
Conseil de promouvoir l'action de la Cour pénale internationale en Libye en
soutenant les initiatives des Nations Unies visant à lui fournir une aide
financière.
Monsieur le Président, Excellences,
43. Le peuple libyen continue de lutter pour trouver
des solutions susceptibles de déboucher sur une paix durable et de renouer avec
la sécurité et la prospérité en Libye. La justice et l'obligation de rendre des
comptes doivent nécessairement faire partie de cette équation, faute de quoi la
spirale de la violence sera difficile à briser, ce qui risque fort d'envenimer
les divisions au sein de la société libyenne et de compromettre, en définitive,
la réconciliation nationale. La récente reprise du dialogue politique qui
s'amorcerait est encourageante.
44. Pour conclure, je tiens à dire aux victimes et
aux groupes de victimes qui souhaitent que la Cour pénale internationale joue
un rôle prépondérant en Libye que je suis à l'écoute.
45. Je tiens à dire aux personnes qui font part à
mon Bureau de leurs craintes et de leur déception, ainsi que de leurs attentes
et de leurs aspirations en vue d'un État libyen où la justice serait pleinement
respectée et où les graves atteintes aux droits de l'homme seraient de
lointains souvenirs que leurs demandes ne sont pas ignorées.
46. Les Libyens n'ont que trop souffert et depuis
trop longtemps. Ils méritent d'éprouver ce sentiment profond de sécurité
qu'offre une société où l'État de droit protecteur est omniprésent.
47. Bien que je ne considère pas la Cour pénale
internationale comme une panacée – elle ne l'est assurément pas – je compte
bien, aux côtés de mon équipe, assumer le rôle qui nous est dévolu.
48. Monsieur le Président, Excellences, ainsi que
tous ceux qui assistent à cette séance de l'intérieur ou de l'extérieur, je
vous remercie de votre attention.
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