6 mai 2024

ACTU : Ventes d’armes à Israël sur fond de guerre à Gaza : la CIJ rejette la demande de mesures conservatoires du Nicaragua contre l’Allemagne

Catherine MAIA, Aklesso Jacques AKPE

Le 1er mars 2024, le Nicaragua saisissait la Cour internationale de Justice (CIJ) d’une requête contre l’Allemagne concernant des Manquements allégués à certaines obligations internationales relativement au Territoire palestinien occupé, spécialement dans la bande de Gaza, théâtre d’une guerre dévastatrice entre Israël et le Hamas depuis l'attaque de ce dernier du 7 octobre 2023. En écho à la requête introduite par l’Afrique du Sud contre Israël le 29 décembre dernier concernant l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza, cette requête du Nicaragua est la dernière tentative juridique en date d’un pays, allié de longue date du peuple palestinien, pour arrêter l’offensive israélienne en cours.

Alors qu’Israël, qui n’est pas partie à cette nouvelle instance, continue de nier que ses frappes à Gaza constituent un acte de génocide et insiste sur le fait qu’il agit en état de légitime défense, dans l’attente d’une décision au fond, la requête du Nicaragua était accompagnée d’une demande d’indication de mesures conservatoires en vue de prévenir un préjudice imminent et irréparable. Si cette demande a été rejetée à la quasi-unanimité des juges de la CIJ, elle a donné l’occasion de rappeler certains devoirs des États en matière de droit humanitaire et de génocide.
 
La justification du rejet d’édiction de mesures conservatoires

Le Nicaragua avait demandé à la CIJ cinq mesures conservatoires considérant, en particulier, que l’Allemagne « doit suspendre immédiatement son aide à Israël, notamment son assistance militaire dont la fourniture de matériel militaire, dans la mesure où cette aide pourrait servir à commettre des violations de la Convention sur le génocide, du droit international humanitaire ou d’autres normes impératives du droit international général, telles que le droit du peuple palestinien à l’autodétermination et son droit de ne pas être soumis à un régime d’apartheid ». En outre, l’Allemagne « doit revenir sur sa décision de suspendre son financement de l’UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient] de manière à se conformer aux obligations qui lui incombent de prévenir le génocide et les actes de génocide ainsi que de prévenir la violation des droits humanitaires du peuple palestinien, y compris l’obligation de faire tout son possible pour que l’aide humanitaire parvienne au peuple palestinien, plus particulièrement à Gaza » (§5).

L’indication de mesures conservatoires implique l’appréciation du periculum in mora, c’est-à-dire de l'existence d'un « péril en la demeure ». Celle-ci est faite en fonction de la nature du différend et de l’importance des droits revendiqués par le requérant. En l’espèce, l’accusation développée par le Nicaragua pointait essentiellement la responsabilité de l’Allemagne dans la violation des droits humains et du droit humanitaire dans l’actuel conflit israélo-palestinien. Selon le Nicaragua, l’Allemagne s’est rendue coupable de complicité de génocide et de crimes de guerre dans la bande de Gaza en fournissant des armes à Israël et en suspendant son financement de l’UNRWA (§14). À cet égard, précisons que le Nicaragua a dirigé sa requête contre l’Allemagne plutôt que contre les États-Unis, pourtant principal allié d’Israël, car Washington ne reconnaît pas la compétence de la CIJ, tandis que Berlin est le deuxième fournisseur d’armes à Israël.

La ligne argumentaire de l’Allemagne a consisté à minimiser son implication dans les violations du droit international visées. En effet, selon elle, « rien ne montre que le fait qu’elle livre de l’arsenal militaire à Israël aurait contribué à la commission d’un génocide allégué ou de violations du droit international humanitaire » (§15), allant même jusqu’à exposer, en détail, la réduction drastique de son approvisionnement de matériel militaire à destination d’Israël entre fin 2023 et début 2024.

Au surplus, bien que les contributions à l’UNRWA soient dénuées de caractère obligatoire, l’Allemagne a précisé s’être acquittée d’un versement de 50 millions d’euros à l’UNRWA par le truchement de l’Union européenne, en plus d’un appui financier et matériel à d’autres organisations opérant dans la bande de Gaza (§19). Rappelons que plusieurs pays ont décidé d'interrompre leur financement à l’UNRWA après les accusations d’Israël, en janvier dernier, visant l’implication de certains de ses employés dans l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, accusations considérées comme crédibles par les États-Unis, qui ont opté pour le maintien une telle suspension jusqu’à mars 2025. Précisons que l’Allemagne, quant à elle, a annoncé fin avril la prochaine reprise de sa coopération avec l’UNRWA, à la suite de la publication du Rapport Colonna, résultat d’une enquête lancée par l’ONU n’ayant pas apporté la preuve de liens de cette agence avec des organisations terroristes.

L’argumentation de l’Allemagne a emporté la conviction de la majorité des juges de la CIJ, qui a conclu par quinze voix contre une (celle du juge ad hoc désigné par le Nicaragua, M. Al-Khasawneh) qu’« à l’heure actuelle, les circonstances ne sont pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires en vertu de l’article 41 du Statut » (§26). Cependant, en parfaite harmonie avec sa jurisprudence antérieure, la CIJ a jugé, à défaut d’incompétence manifeste, qu’elle ne saurait accéder à la demande de l’Allemagne de rayer l’affaire de son rôle (§21). Autrement dit, la décision rendue ne préjuge aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même (§25).
 
Le rappel des devoirs des États en matière de droit humanitaire et de génocide

Avec pour toile de fond l’actuel conflit à Gaza, cette étape de l’examen des mesures conservatoires demandées par le Nicaragua a offert l’occasion à la CIJ de faire un certain nombre de rappels, respectivement dans les derniers paragraphes précédant le dispositif de son ordonnance.

Tout d’abord, faisant mention des deux ordonnances rendues les 26 janvier et 28 mars 2024 en l’affaire actuellement pendante opposant l’Afrique du Sud à Israël, par lesquelles elle a ordonné à Israël de ne pas commettre d’actes génocidaires et de permettre l’accès de l’aide humanitaire à Gaza, la CIJ a pris soin d’exprimer à nouveau son inquiétude tant face aux nombreux morts et blessés et aux destructions massives causés par l’opération militaire conduite par Israël depuis l’attaque du 7 octobre 2023 que face aux conditions désastreuses dans lesquelles vivent les Palestiniens de la bande de Gaza (§22).

Ensuite, faisant mention des conventions invoquées par l’État demandeur en l’espèce, la CIJ a fait deux rappels. D’une part, en vertu des Conventions de Genève de 1949, les États parties ont l’obligation de respecter et de faire respecter leurs prescriptions en toutes circonstances, qu’ils soient parties ou non à un conflit déterminé, cette obligation découlant non seulement des conventions elles-mêmes, mais également des principes généraux du droit international humanitaire (§23). D’autre part, en vertu de la Convention sur le génocide de 1948, les États parties qui ont connaissance, ou auraient dû normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’actes de génocide, ont l’obligation de mettre en œuvre « tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide » (§23). La CIJ n'a toutefois pas rappelé ici la nature impérative de la prohibition du génocide – une nature pourtant reconnue en 2006 dans son arrêt relatif aux Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda) tandis que le Nicaragua a employé ce qualificatif à 26 reprises dans sa requête – pas davantage qu'elle n'a précisé son amplitude extra-conventionnelle.

Enfin, s’agissant de la bonne application de ces conventions, la CIJ a estimé « particulièrement important de rappeler à tous les États les obligations internationales qui leur incombent en ce qui concerne le transfert d’armes à des parties à un conflit armé, afin d’éviter le risque que ces armes soient utilisées pour commettre des violations des conventions susmentionnées » (§24). L’Allemagne ayant ratifié ces conventions, elle se trouve donc soumise à ces obligations lorsqu’elle fournit des armes à Israël. Implicitement, un tel rappel du devoir de vigilance des États est ainsi fait aux autres pays vendeurs d’armes, spécialement aux alliés occidentaux de l’État hébreu.



© CIJ


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