Alexis COSKUN, Michel ROGALSKI
Un brouillard de mythes fondateurs contradictoires, de souffrances accumulées et de mémoires invisibilisées entoure depuis des décennies la « question de Palestine ». Depuis les massacres du 7 octobre et la pluie incessante de bombes israéliennes qui ensanglante Gaza, la propagande de guerre s’y est ajoutée, renforcée et relayée massivement par le crépitement incendiaire et incessant des réseaux sociaux.
Dès lors, il ne s’agit pas simplement de s’engager dans un effort purement rationnel ni de procéder d’une volonté de distinction ou d’élégance académique. Bien au contraire. Arracher le conflit israélo-palestinien et ses acteurs à son étouffante mystique politico religieuse constitue, en définitive, l’une des conditions essentielles pour l’ouverture d’un étroit chemin de paix dans la région. Car en dernier ressort, il faudra bien faire coexister deux peuples travaillés par des extrémismes religieux qui les poussent à s’opposer.
Sans jamais diminuer l’importance des engagements diplomatiques, pacifistes, internationalistes, la défense et la reconstruction d’une lecture géopolitique, historique, sociale et donc « profane », de toutes les dimensions d’un conflit toujours vivace recèle une importance décisive. Cet effort doit permettre de contrer l’hégémonisme d’une vision néoconservatrice, faisant du Proche-Orient le théâtre d’une opposition millénariste entre une prétendue civilisation judéo-chrétienne démocratique et un barbarisme arabo-musulman par essence obscurantiste. Cet engagement intellectuel ne saurait alors être neutre. Il doit contribuer à esquisser une solution de paix et de justice en Palestine, fondée d’abord sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le rejet des justifications religieuses et le refus du « risque de destruction physique ou partielle » subi par les « groupes de Palestiniens de Gaza », tel que reconnu par la Cour Internationale de Justice.
Alors que se poursuivent, au rythme d’une cadence macabre et effrénée, les morts et les destructions, dégager le conflit des lectures erronées, « chercher la vérité et la dire » comme nous y appelait en son temps Jean Jaurès, n’a jamais été aussi important. Le numéro 129 de Recherches Internationales entend prendre toute sa part dans cette démarche. Ainsi, le dossier qui vous est proposé repose sur deux piliers essentiels : comprendre les racines et les évolutions du conflit israélo-palestinien d’une part, saisir son inscription dans les grandes contradictions du monde contemporain et régional d’autre part.
Une évidence semble devoir être rappelée au regard des débats ayant entouré la nouvelle éruption de violences au Moyen-Orient. L’injustice, le sang versé, le terrorisme, ne datent pas du 7 octobre 2023. Ils ont jalonné la région depuis la fin du 19e siècle, et sensiblement à partir de la « Nakba » de 1948. C’est ce que vient rappeler la Chronologie commentée préparée par Bernard Ravenel et Nordine Idir, qui s’étend des premières heures du sionisme politique aux développements les plus récents. Cette succession d’évènements induit, comme l’analyse dans une perspective originale Myriam Benraad, la fossilisation d’un cycle de vengeances, encore réactivé ces derniers mois.
Dans un article fondamental, Ilan Pappé rappelle combien le courant des nouveaux historiens israéliens a adopté une vision critique sur l’histoire de la fondation d’Israël, et les différentes évolutions du sionisme. Un regard acéré qui ne l’empêche pas de souligner, avec un pessimisme certain, toute la responsabilité de Benjamin Netanyahu et de son gouvernement dans la période récente. En miroir de cette domination des forces les plus conservatrices et extrémistes en Israël, la contribution de Thomas Vescovi nous permet de comprendre comment la gauche israélienne s’est fragilisée jusqu’à presque disparaître, alors même que le courant travailliste avait dominé la scène politique du pays jusqu’au milieu des années 1970.
Au-delà de son intensité, ce nouvel épisode du conflit israélo palestinien agit comme un révélateur non seulement des grandes contradictions et tensions du monde contemporain, mais également du craquellement d’un ordre international façonné par la toute puissance états-unienne et occidentale de l’après-guerre froide. Trois exemples en constituent l’éclatante illustration.
Tout d’abord, la Chine et la Russie en tête, qui ont reçu dans leurs capitales toutes les factions palestiniennes, l’ensemble des puissances émergentes, soutenues par la majeure partie de l’opinion mondiale, se sont positionnées fermement et en opposition aux occidentaux, en soutien des Palestiniens au cours des derniers mois. Cette mobilisation, amplifiée par une mobilisation mondiale populaire et de la jeunesse, a certes quelque peu bousculé le cours des choses diplomatique. Elle n’a, cependant, toujours pas empêché les États-Unis de conserver seuls la dernière capacité d’influence sur Israël. Ensuite le droit international, régulièrement accusé de constituer un outil entièrement tourné vers les pays dits du Sud, a, pour la première fois, connu une réelle mobilisation à l’encontre d’Israël et d’une puissance dite occidentale, au travers non seulement de la Cour Internationale de Justice mais également des réquisitions du procureur de la Cour Pénale Internationale à l’encontre de plusieurs ministres israéliens et de responsables du Hamas. Une évolution importante, mais là encore inachevée, tant le manque d’effectivité du droit international demeure patent. Enfin, si le 7 octobre a mis, temporairement, fin au processus dit des « accords d’Abraham » de normalisation entre plusieurs pays Arabes et Israël, l’unité arabe demeure toujours plus proclamée que réelle, soulignant encore l’incapacité d’une grille de lecture ethnoreligieuse à saisir les déterminants des conflits.
Le grand reporter Pierre Barbancey nous livre à cet égard un entretien décortiquant avec précision le positionnement des différents régimes arabes, leur opportunisme face à la pression exercée par leur opinion publique et la conséquence, pour leur orientation, de leur inscription dans les grands schémas de déploiement des infrastructures énergétiques et dans la mondialisation.
Enfin, la nécessaire analyse de la géopolitique du conflit aurait été incomplète si une attention particulière n’avait été dévolue à l’action de deux acteurs clés : l’Iran et les États-Unis. Brahim Oumansour souligne toute l’emprise que Washington continue d’exercer en Méditerranée et combat l’idée selon laquelle le pivot vers l’Asie initié par l’administration Obama devait se comprendre comme un abandon de la région. Parallèlement, la lecture de la contribution de Théo Nencini permet de saisir les contradictions et hésitations du régime iranien, plus motivé par sa survie que par la réelle solidarité envers les Palestiniens, mais également de battre en brèche l’idée d’un prétendu axe turco-russo-arabo-iranien, agité par les courants néo-conservateurs et dont l’existence alléguée ne résiste pas à l’analyse.
Le dossier du numéro 129 de Recherches Internationales trace ainsi deux sillons : l’un historique, et l’autre géopolitique, pour nourrir la réflexion de ses lecteurs et s’engager dans le débat. Deux sillons qui abondent en définitive notre rubrique « controverse », donnant la parole à trois des spécialistes les plus engagés sur le sujet : Agnès Levallois, Stéphanie Latte Abdallah et Jacques Fath, ambitionnant chacun de « penser l’après » qui risque hélas de poursuivre « l’avant ».
Alexis Coskun, Michel Rogalski, « Moyen-Orient : le chaos jusqu'où ? »
(Présentation)
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Benyamin Netanyahou l’a dit : il lui fallait encore sept mois pour terminer sa guerre contre le Hamas. Juste le temps nécessaire pour que l’élection présidentielle américaine porte au pouvoir un nouveau président, en l’occurrence Donald Trump, qui lui laisserait les mains libres pour conduire la guerre à sa façon, sans soucis de préoccupation de l’opinion de la communauté internationale et avec un soutien sans failles. Car l’allié américain d’aujourd’hui est certes utile car sans lui cette guerre ne pourrait être poursuivie durablement, mais en même temps c’est un allié qui fixe des limites et certaines conditions. Pas de guerre régionale ou d’embrasement du Moyen-Orient ainsi qu’une totale connivence pour poursuivre à bas bruit la colonisation de la Cisjordanie et éradiquer le Hamas au prix d’une vengeance brutale, massive et indistincte sur la population gazaouie.
Car c’est bien celle-ci qui subit depuis plus de huit mois le déluge d’un tapis de bombes détruisant tout – hôpitaux, écoles, bâtiments administratifs, infrastructures civiles, centrales électriques, habitations – et se voit obligée de subir des déplacements forcés et erratiques rendant la vie quotidienne un enfer. Et tout se décide à Washington dont l’intérêt pour le Moyen-Orient n’a jamais faibli et a survécu au pivot asiatique d’Obama ou à la bascule vers l’indopacifique de Biden. Dès les premiers jours du conflit les États-Unis ont acheminé sur place deux porte-avions dont l’USS Gerald Ford, le plus grand bâtiment de guerre au monde. Cibles menacées et prévenues : l’Iran, le Hezbollah, les milices chiites en Syrie et en Irak. Pour le reste, Israël a toujours su mieux gérer ses relations avec les régimes arabes qu’avec les Palestiniens. La présence militaire américaine a su contenir et éviter tout dérapage du conflit et le ramener à ce qui apparaît comme essentiel aux yeux des dirigeants israéliens dont l’extrémisme suprémaciste et religieux les conduisent à hésiter entre recoloniser Gaza ou à en faire fuir la population vers le Sinaï. Car il faut bien s’interroger sur les buts de cette guerre – au-delà du langage convenu d’éradication du Hamas et du retour des otages – qui dépassent désormais la simple vengeance punitive excessive, que Tel Aviv avait pris l’habitude d’administrer. Quelques jours après le début du conflit, le ministre de la défense Yoav Gallant sous l’émotion de l’attaque du 7 octobre indiquait bien que la riposte visait la population autant que le Hamas : « J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. » Et son collègue le nouveau chef du parti travailliste, Yaïr Golan, déclarait le 13 octobre à propos des Palestiniens habitant Gaza : « Jusqu’à ce que les [otages] soient libérés, ils peuvent crever de faim. C’est complètement légitime. » Et il l’a fait, amenant la Cour Internationale de Justice saisie par l’Afrique du Sud à évoquer un risque de génocide.
Le cadre du conflit est aujourd’hui connu et reconnu et s’est établi sur une injustice consécutive à la création de l’État israélien au détriment de Palestiniens chassés de leurs terres et privés d’État. Le terme de « fait colonial » souvent évoqué à raison dans une perspective d’histoire longue aurait pu être dépassé par les accords d’Oslo, mais comme on le sait ceux-ci n’ont jamais été appliqués et la colonisation de la Cisjordanie s’est poursuivie à un rythme accéléré. La perspective en termes de solutions est aujourd’hui totalement bloquée. Au fil des décennies le conflit, au départ deux peuples pour une même terre, mais l’un privé de ses droits pourtant reconnus par les Nations unies, s’est trouvé peu à peu happé par des influences religieuses extrémistes qui ont gagné les deux parties et attisé les haines privilégiant préoccupations sécuritaires sur toute perspective de coopération ou de co-développement. Tant que ce conflit sera traversé par ces considérations religieuses voire messianiques moins il sera possible d’approcher de la paix.
Idéalement quatre solutions peuvent être imaginées. Deux sont possibles mais réprouvables. Et deux autres sont souhaitables mais peu réalistes. Première solution, le Hamas arrive à chasser tous les juifs du « Jourdain à la mer » et à imposer sur ce territoire un califat islamique géré par les règles de la charia. On doute que le rapport de force le lui permette ou que la communauté internationale laisse faire ce qui se traduirait par des massacres sur une grande échelle. Des chefs pourraient tenir de tels propos, des fractions palestiniennes y adhérer, mais cette voie apparaîtrait très vite sans issue.
Deuxième solution, celle que pour l’instant semble caresser Israël : se débarrasser des Palestiniens par le grignotage colonial de la Cisjordanie et renvoyer la bande de Gaza à l’âge de pierre en y rendant toute vie digne impossible pour ses plus de deux millions d’habitants dans l’espoir de les chasser vers le Sinaï. L’Égypte ne voulant pas avoir à gérer d’immenses camps de réfugiés et craignant une contamination « frériste » a su résister à cette manœuvre en fermant sa frontière. Mais le pourra-t-elle longtemps ? Cette solution serait perçue comme une défaite par les Palestiniens et ne pourrait que créer l’accumulation des conditions d’un prochain conflit. Israël ne pourrait assurer les bases de sa sécurité en entreprenant au XXIe siècle une guerre de colonisation d’autant qu’il envisage de normaliser ses relations avec les pays arabes.
La troisième solution parfois évoquée renvoie à la naissance d’un État israélien d’un autre type, d’un État arc-en-ciel sur le modèle sud-africain. Initialement porté par une partie de la gauche ce projet d’État binational où juifs et arabes jouiraient de mêmes droits n’a pas le vent en poupe pour au moins trois raisons. D’abord parce que la gauche a quasiment disparu depuis une vingtaine d’années en Israël et que la majorité de l’opinion publique suit la politique du gouvernement de Netanyahou dans le contexte de la guerre en cours. Elle est de fait hors jeu dans le choix des options possibles. Ensuite parce qu’en 2018 il a été établi constitutionnellement qu’Israël était l’État du peuple juif, ce qui enlève toute perspective de droits égalitaires pour les Palestiniens. Enfin parce qu’il paraît assez peu réaliste que les deux communautés puissent faire société avant longtemps après l’épisode guerrier en cours qui laissera des traces durables.
Il ne faut dès lors pas s’étonner si la quatrième solution apparaît comme la seule dicible et rallie soudainement maints pays qui jusqu’à présent s’étaient bien gardés d’agir pour la faire avancer. C’est la solution de deux États se reconnaissant l’un l’autre, en paix, se donnant des garanties de sécurité et pourquoi pas coopérant. De longues négociations seraient nécessaires et devraient aborder parmi beaucoup de questions la souveraineté et la viabilité de l’État palestinien à naître, son périmètre géographique et le sort des 700 000 colons israéliens présents en Cisjordanie. Quel gouvernement israélien serait capable d’évacuer des centaines de milliers de colons pour libérer de l’espace pour un État palestinien en Cisjordanie ? Cet espoir, emprunt d’une approche irénique, a la faveur d’une majorité de pays – parfois opportuniste, comme la posture française qui s’en réclame tout en se refusant à reconnaître l’État de Palestine – mais se heurte à une opposition farouche réaffirmée à maintes reprises par le gouvernement israélien qui ne veut pas en entendre parler alléguant que ce serait créer un nouveau Hamas à ses frontières. Cette solution qui reste envisagée comme perspective lointaine est pour l’instant bloquée.
Ce conflit, sans fin prévisible, interroge sur ses motivations et ses véritables buts. Il est devenu évident qu’on est bien au-delà d’une vengeance punitive même excessive ou que la question des otages en ait été la préoccupation centrale tant la conduite de la guerre par tapis de bombes et rasage de quartiers ne pouvait que les ajouter aux victimes. Les manifestations répétées orchestrées par les familles concernées témoignent de l’incompréhension rencontrée par le gouvernement israélien sur ce dossier.
Les commentateurs ont souvent avancé que l’opération barbare orchestrée par le Hamas était un piège tendu à l’armée israélienne pour l’embourber dans un conflit sans fin l’isolant de l’opinion publique mondiale. Les enquêtes en cours qui commencent à remonter confirment plutôt que prévenu, le gouvernement israélien aurait laissé faire, dégarnissant même le front sud et aurait profité de cet effet d’aubaine pour aller bien au-delà. Le problème de Gaza réglé, c’est-à-dire pouvant se ramener aujourd’hui à un quadrillage policier et une surveillance maillée de la population, la voie devenait libre pour s’atteler au front nord et porter de sévères coups au Hezbollah. La tension se déplace aujourd’hui vers cette zone où les combats risquent d’être encore plus meurtriers.
Michel Rogalsky, « Gaza : une vengeance sans limite ? »
(Éditorial)
Michel Rogalsky, Gaza : une vengeance sans limite ? [Éditorial]Smail Kouttroub, Les relations euro-maghrébines à l‘heure du conflit russo-ukrainienFabio Marcelli, À propos de la politique étrangère de Giorgia Meloni
DOSSIER
MOYEN-ORIENT: LE CHAOS JUSQU’OÙ ?
Alexis Coskun, Michel Rogalski, Moyen-Orient : le chaos jusqu’où ? [Présentation]
Myriam Benraad, « Ils en paieront le prix » : quelle vengeance pour quelle escalade géopolitique au Moyen-Orient ?
Théo Nencini, L’Iran dans le nouveau Moyen-Orient
Pierre Barbancey, La rue et les régimes arabes face aux Palestiniens [Entretien]
Brahim Oumansour, Stratégie et présence américaines en Méditerranée orientale
Thomas Vescosi, Que reste-t-il des forces de gauche en Israël ?
Ilan Pappé, Israël interpellé par son histoire
Bernard Ravenel, Nordine Idir, Chronologie succincte du conflit
CONTROVERSES
GAZA : QUEL FUTUR APRÈS LA GUERRE ?
Jacques Fath, Pour une réponse de vérité à la question de PalestineStéphanie Latte Abdallah, Par-delà le futuricide quelle après-guerre à Gaza ?Agnès Levallois, Penser l'après-guerre de Gaza
NOTES DE LECTURE
Chloé Maurel, Les Grands discours à l’ONU - De Harry Truman à Greta Thunberg [Nils Andersson]
Sabri Giroud (dir.), La Palestine en 50 portraits, de la Préhistoire à nos jours [Raphaël Porteilla]
Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Un djihad sans foi ni loi, ou la guerre contre le terrorisme à l’épreuve des réalités africaines [Raphaël Porteilla]
Benjamin Bürbaumer, Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation [Alexis Coskun]
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