19 septembre 2008

ANALYSE : Et si la Mauritanie refusait la démocratie !

Mohamed Saleck OULD BRAHIM 

"Nul ne peut résister à la force de la vérité. Il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison".  Ibn Khaldoun, philosophe arabe (1332-1406). 

"Le soutien est le fondement de toute tyrannie. Il est impossible de se lier d’amitié avec un tyran, parce qu’il est et sera toujours au-dessus". Etienne La Boétie, philosophe français (1530-1563). 

Depuis le début de sa longue marche, à partir d’Athènes en 507 avant J.C., jusqu’au putsch du 6 août 2008 à Nouakchott, la démocratie occidentale demeure le système politique de gestion de la cité le moins mauvais de tous. Ne serait-il pas étrange alors, de voir de nos jours des tyrans qui semblent si préoccupés par son perfectionnement ? Comment donc, distinguer la vraie foi de l’erreur des hérésies ? La junte militaire qui vient de porter un coup de grâce contre la toute jeune démocratie mauritanienne semble bien en avoir une autre idée.

Aux aguets, cette junte militaire et son cheval de Troie de parlementaires "révisionnistes", aux commandes d’un pouvoir acquis par la force depuis un mois, se livrent inexorablement à un exercice fatidique de tentative de survie au péril de la nation. Face à une opinion publique internationale, de plus en plus intransigeante contre leur putsch, ils mettent les bouchées doubles pour soustraire un maximum de soutien populaire tout-venant auprès d’une population  dépourvue. Désormais, tous les moyens sont bons pour susciter l’approbation d’un coup d’État indigeste, perpétué contre la légalité constitutionnelle. Bien concoctées et savamment peaufinées, les "bouffées" de soutien populaire sont mises en scène par des médias publics insatiables, à travers d’interminables tubes relayées par la télévision et la radio à plein temps. L’objectif tactique primo de la junte est de présenter le coup d’État, non pas "tel quel", comme une action violente et illégitime visant  à démolir la démocratie, mais plutôt avec un charmant "new look" sournois. D’où, tout le vacarme médiatique pour "vendre" ce coup d’État de trop au prix d’un acte de redressement indispensable, une entreprise "salvatrice" pour soit disant perfectionner une démocratie qui était fatalement en panne.  

Simultanément, la junte impose aux mass médias publics un black-out complet pour censurer toute réaction, attitude ou position contre un coup d’État qui appartient désormais à la catégorie des tabous politiques. Officiellement,  le mépris du peuple et la langue de bois ont été érigés en un système verrouillé de contre communication pour éluder, détourner et intimider tout débat public opposé. Un débat au pluriel qui, pourtant, serait indispensable pour révéler, au grand jour, les turpitudes de cet énième répréhensible coup de force dans ce pays. 

Aujourd’hui, cette systématique obstruction aux moyens publics de communication a laissé libre champ au développement d’un enivrement délirant de machination médiatique monolithique, spéculative et absurde. Un réflexe qui ne trompe pas. C’est le même goût morbide pour imposer le fait accompli, vanter le culte de la personne, glorifier l'adoration de la tyrannie, vulgariser l’acceptation de la servitude volontaire du peuple et chanter les contre-performances d’une hasardeuse expérience politique anarchique qui bouscule dangereusement le pays vers la dérive. 

J’ai déjà dit, en son temps, ce que je pense du coup d’État, au terme d’un long article d’analyse rédigé en arabe, sous le titre "La Mauritanie et l’armée : une démocratie sans démocrates", qui a été largement publié par la presse locale et sur internet (El-Emel, Taqadoumy, Anbaa, Al Haqaiq, etc…), avant d’être repris, sur deux pages, par le journal londonien Al-Arab Weekly Newspaper du 23 août 2008 (N°169). Néanmoins, je ressens aujourd’hui l’envie persistante d’essayer d’apporter, de surcroît, une libre réflexion sur cet événement majeur qui marquera, vraisemblablement, d’un seau indélébile l’histoire politique moderne de la Mauritanie. Cette transdisciplinaire relecture de l’événement et de ses attributs se veut à la lisière entre la philosophie politique, la psychanalyse et l’anthropologie. Le principal objectif de cet apport est d’inviter une valeur intellectuelle ajoutée à un débat qui trébuche autour d’une question difficilement détachable de son caractère partisan. Ceci étant dit, il me semble opportun de commencer par rappeler quelques aspects typiques du contexte mauritanien. 

Après son indépendance, un demi-siècle durant, le projet politique d’une nation mauritanienne au-delà des clivages ancestraux ethniques, régionalistes et tribaux, a été régulièrement confronté à une série d’impasses. Ainsi, des facteurs comme l’absence d’un mode politique de gouvernance appropriée, les ricochets des désagréments de parcours et le poids des transmutations incertaines de l’ordre international, ont fini par conduire le projet d’État-nation vers une crise inavouée. 

Ne répondant pas, dès sa création, à une allégeance citoyenne véritablement intériorisée par les populations, le modèle d’État mauritanien a été progressivement instrumentalisé, récupéré et interverti de son objectif initial. Cette dérive oligarchique a longtemps été manigancée à travers de subtils schémas réductionnistes, clientélistes et sectaires. En somme, les interminables pratiques de "politique du ventre", les coups de force et les coups de sang, qui se répètent et se ressemblent, avaient constitué une sorte de "retour éternel" malheureux qui guette la Mauritanie, sape tout effort de changement et remet le pays, à chaque fois, dans l’œil du cyclone. 

À cet égard et, bien que le nouveau putsch apparaît un peu encombrant comme un coup d’État de trop, il n’en demeure pas moins vrai qu’il représente un événement particulièrement symbolique à plus d’un titre. Alors, est-il correctement politique de se demander philosophiquement, que reste-t-il de la démocratie en Mauritanie, après le 6 août 2008 ? 

D’abord, ce putsch constitue une première ! Le 6 août restera incontestablement, dans l’imaginaire symbolique national, comme étant le premier coup d’État qui relève du domaine du "tabou". N’est-il pas vrai que ses auteurs, civiles et militaires, sont assez "gênés" de parler de leur forfait tel quel ? Autrement dit, d’en parler comme un coup d’État normal. Comme un acte de violence illégitime contre une légalité constitutionnelle bien établie. Ainsi, les putschistes sentant profondément la pénitence d’un "péché originel" semblent développer, pour la première fois, une attitude visible de "complexe" de sacrilège. L’origine de ce complexe serait la profanation d’une norme légale, consensuelle et suprême de la nation qui a été outragée, en l’occurrence, la Constitution de la république. 

Étant des récidivistes en la matière d’après leur palmarès, ces mêmes putschistes brillent pour avoir commis la même forfaiture en août 2005, malgré la dissemblance bien significative des circonstances et des contingences. Déjà, cette même junte s’était soulevée contre une autre légalité constitutionnelle qui était pourtant bien établie, ne serait ce que pour et par pur formalisme juridique. Quel que soit, par ailleurs, ce que pourraient bien penser, dans leur droit le plus absolu, les citoyens mauritaniens du régime politique du président Ould Taya, qui était pourtant et malgré tout, un président élu. Alors, faudra-t-il reconnaître que la plupart d’entre eux ont été dupés pour avoir commis l’erreur monumentale de "tolérer" l’abus contre la Constitution de la république quel qu’en soit les prétextes et les tentations des parties prenantes ? Pourtant, cet acte constitutif majeur que représente le contrat social suprême entre tous les membres de la collectivité nationale  demeure aujourd’hui à peu près le même. Autant de Mauritaniens se bousculent aujourd’hui pour défendre cette Constitution face à l’intrusion de la violence et de l’arbitraire. Tant mieux et bon courage. Mais, prions seulement pour que cet élan de contestation politique vigoureuse contre la nouvelle violation de la Constitution soit un indicateur de mûrissement avéré chez les élites mauritaniennes, tant au niveau du discours qu’au niveau de la pratique. Prions également pour que soit dépassés les caprices de la personnalisation subjective des sujets politiques, pour asseoir un véritable ancrage de l’idéal républicain et démocratique comme cause commune, suffisamment bien pertinente et juste pour être adoptée et défendue par tous.  

À travers, les méandres de l’histoire politique de la Mauritanie, il y a eu, au fil du temps, un sentiment de complexe d’œdipe qui s’est développé chez les juntes militaires dans ce pays. Profondément culpabilisées par le poids de leur "péché originel", ces juntes semblent manifester successivement les symptômes psychopathologiques du complexe de "meurtre du père". Cet acte de sacrilège, hautement symbolique qui, dans la théorie de la psychanalyse freudienne,  fonde la "culture" serait,  par glissement cognitif, devenu l’acte fondateur de la démocratie en Mauritanie.  

À partir de 1978, date du premier coup d’État militaire contre le "père" de la nation qui a été le fondateur de la république, Maître Moctar Ould Daddah, tous les modes de comportement des putschistes présentaient une corrélation symptomatique par rapport à une norme  morale et psychique qui a été violée. Il s’agit, vraisemblablement, d’une attitude de culpabilité chagrinée face à la transgression d’une norme d’affection paternelle suprême. Pour mieux expliciter cette parabole, la psychanalyse freudienne avait imaginé ce qu’elle appelle le complexe du "meurtre du père". Il s’agit de l’interprétation d’un vieux mythe pour expliquer pourquoi les interdits (totem et tabou), ceux du meurtre et de l'inceste en particulier, sont si prépondérants dans les cultures humaines, au point que leur proscription se trouve au-delà de toute loi écrite. 

Sigmund Freud (1856-1939) suppose qu’à l'origine de l'humanité, il y avait une horde primitive vivant sous l'autorité d'un "père" tout-puissant qui disposait, seul, de l'accès aux femmes. Un jour, les fils du père, jaloux de ne pouvoir posséder à leur tour des femmes, se rebellèrent contre lui et le tuèrent, pour le manger ensuite en un repas totémique. Une fois le banquet consommé, des remords et des regrets indescriptibles se seraient emparés des fils "désobéissants" au point qu’ils érigèrent en l'honneur de leur père, et par crainte de ses représailles, un totem à son image. Afin que cette tragédie ne se reproduise plus, et pour ne pas courir les risques effrayants de la rage du père qui a été incorporé, les fils établirent des "règles" formelles de jeu. Il s’agit des deux normes correspondant aux deux grands tabous universellement connus : la proscription frappant les femmes appartenant au même totem (inceste) et l'interdiction de tuer le totem (meurtre). Par conséquent, Freud avait conclu que cet acte, si dramatique, a été pourtant le fondement de la culture. Car, la culture, pour lui, serait ce qui nous pousse à nous défendre contre nos pulsions et à renoncer à nos désirs. Donc, s'il n'y avait pas eu cette culture, historiquement relayée par les interdits parentaux, nous vivrions, alors, dans le domaine de la jouissance immédiate. 

À l’instar de la culture dans le mythe freudien, la démocratie mauritanienne est née sous les auspices, ne serait-ce que symboliquement, des tabous universels du meurtre et de l'inceste. Malgré la grossièreté des mots et des actes, il y avait, dans le réflexe de toutes les juntes militaires qui se sont succédé au pouvoir dans ce pays, l’ombre d’un sentiment acerbe de culpabilité symbolique. Cette attitude discrète et malaisée ne saurait être que le complexe de "meurtre du père" qui proviendrait donc de cet assassinat originel, auparavant élucidé. 

Obstinément, toutes les juntes militaires mauritaniennes avaient, d’une certaine manière, "tué" symboliquement leur "père", afin d’obtenir pleinement une certaine jouissance immédiate tant désirée. Ainsi donc, la première junte avait "tué" symboliquement le "père" Moctar, depuis plus de 30 ans déjà. Cet acte liminaire, plein de violence physique et symbolique a été pourtant le fondement de la future démocratie "promise" par les militaires. Face à l’ampleur du drame et devant un lieu de pouvoir devenu subitement vide, la première junte avait érigé une série de totems politiques à l’image du père sacrifié. Ce fut alors l’époque  des tyrans, despotes et colonels de Moustapha jusqu’à Maouiya. Dans un second temps, Maouiya le civil s’érigera lui-même, en posture totémique de son prédécesseur, Maouiya le militaire. Ely, quant à lui, est bien évidemment le totem de Maouiya. Logiquement, Aziz, aurait dû être le totem d’Ely par succession linéaire. Mais, puisque que la démocratie mauritanienne léguée n’est autre chose que ce qui pousse la junte à renoncer "momentanément" à la jouissance immédiate, il a fallu, pour le cas d’Aziz, qu’il se fasse un détour plus compliqué. Car, il avait bien eu à son tour l’occasion de "tuer" symboliquement son père "Maouiya". Ce tabou ayant été crevé par lui, il a fallu qu’il commence par créer d’abord le totem symbolique de la "transition" en la personne de Sidi. Celui-ci, n’ayant pas de référence totémique qui lui soit propre, était "le bon" totem pour servir la cause d’Aziz. Un totem comme Sidi était facile à "tuer" symboliquement par Aziz le moment venu, avant que ce dernier n’enchaîne pour s’autoproclamer lui-même comme totem. 

Autant l’ascension fulgurante d’Aziz paraît tangible, autant elle semble plus embrouillée. Aziz aurait été profondément hanté par la reproduction du modèle de tyran qui a été développé auparavant par son "père" totémique immolé Maouiya.  Ce modèle de tyran, qui incarne à ses yeux la passion, la méchanceté et l’efficacité semble bien le séduire. Le problème qui est survenu pour brusquer le passage d’Aziz et l’amener à brûler les étapes, c’est quand il découvrit inopinément chez Sidi l’ambition discrète de faire renaître de ses cendres un autre modèle de pouvoir qui appartient à un autre "père" totémique différent, celui de Moctar. C’est à ce moment qu’Aziz chercha à tout prix à conjurer l’esprit du totem de Moctar qui avait commencé à investir le "père" Sidi, celui-là même, qui était pourtant son bon totem. C’est peut-être là, une raison qui explique le contenu symbolique du coup d’État du 6 août. Cet acte ne serait qu’une énième tentative pour "tuer" allégoriquement le père totémique de la junte. D’où la "mort" métaphorique de Sidi, le totem de la transition, qui apparaît bien comme le grand "tabou" qui vient d’être transgressé de nouveau en sacrilège par la junte actuelle. L’éventuel procès du "père" totémique Sidi, devant une cour suprême instituée à la hâte, serait inévitablement la reproduction symbolique du rituel totémique du célèbre repas cannibalien. Lorsque, dans l’exaspération de sa révolte,  la horde primitive en rébellion, avait "mangé" son "père", après l’avoir "tué", pour accéder à la jouissance immédiate. 

Et, puisqu’il y a toujours un grand pas à franchir entre le désir et l'acte lui-même, la dynamique de la violence totémique à elle seule ne pourrait jamais suffire pour bâtir un État et, encore moins, pour définir durablement son mode de gouvernance. Par contre et, à défaut d’engendrer le chaos, la violence totémique peut créer et entretenir des tyrans. C’est là toute la complexité de la question de la légitimité, de la liberté et de la servitude. 

Depuis bien longtemps, des grands philosophes comme Ibn Khaldoun, La Boétie, Hegel, Nietzsche, Al-Kawakibi, Foucault, et bien d’autres, ont essayé d’expliquer comment les monarques, qui, d’ailleurs, ne sont ni des êtres exceptionnels, ni des surhommes, peuvent susciter le consentement de millions d’hommes à leur autorité. Ainsi, La Boétie distingue trois sortes de tyrans. Il y a "ceux qui règnent soit par l’élection du peuple, soit par la force des armes ou soit par la succession de race". Mais, en réalité, le fond de la question est de savoir comment les peuples continuent, malgré tout, à obéir aveuglément aux tyrans ? S’il est bien possible que les hommes peuvent perdre leur liberté par contrainte, n’est-il pas quand même étonnant qu’ils ne luttent pas suffisamment pour retrouver cette liberté ? 

Comprendre comment les hommes peuvent perdre le désir de reconquérir leur liberté, telle est la question philosophique à laquelle Etienne La Boétie (1530-1563), dans son Discours de la servitude volontaire et Abd al-Rahman al-Kawakibi (1855-1902), dans son ouvrage Taba'iou Al-Istibdad wa Masari'ou Al-Isti'bad ou La nature du despotisme et l’élimination de la servitude, avaient inlassablement consacré, chacun en son temps, la plupart de leur ardent effort intellectuel. 

Les principaux facteurs qui perpétuent la domination du tyran sont d'abord l'habitude de la servitude acquise, au fil du temps, par le peuple et l’incarnation des idéologies ou des superstitions. Mais le secret impénétrable de toute domination réside dans l’astuce qui consiste à "faire participer les dominés à leur domination". Ainsi, quand le tyran jette quelques  miettes à ses proches courtisans, ceux-ci, non seulement deviennent obéissants mais ils rivalisent pour devancer les désirs du tyran. C’est ainsi que s'instaure la fameuse pyramide du pouvoir despotique : le tyran domine cinq hommes qui, à leur tour, en dominent cent, qui, eux-mêmes, en dominent mille, etc.

Dans la littérature de la philosophie politique, la plupart des penseurs imaginent que la servitude est une condition forcée, alors qu’elle est toute volontaire d’après nos deux philosophes La Boétie et Al-Kawakibi. Il s’agit donc d’une question qui touche intrinsèquement à l'essence même de la politique. Pourquoi obéit-on ? Il paraît que l'existence de pouvoirs despotiques absolus est, généralement,  admise comme une évidence, alors que le questionnement sur l’origine de l'obéissance aux despotes est souvent occulté. Un homme, si méchant soit-il, ne peut asservir un peuple si ce peuple ne s’asservit pas d’abord lui-même, concluent-ils. 

D’après La Boétie, il y a au moins trois bonnes raisons qui expliquent la servitude volontaire. La première, c’est le réflexe de ceux qui n’ont jamais connu la liberté et qui sont "accoutumés à la sujétion". La seconde, c’est le manque de volonté, d’ardeur, de pugnacité pour la résistance car, dit-il, "sous les tyrans, les gens deviennent lâches". S’il arrive qu’ils combattent, ils ne le font pas pour une cause mais par obligation. 

La dernière raison est sans doute la plus importante. Car, dit La Boétie, "elle nous dévoile le secret impénétrable de la domination : le soutien, qui est le fondement de toute tyrannie". C’est l’effet compressif de la fameuse pyramide de soutien. Le tyran est soutenu par quelques hommes fidèles qui lui soumettent tout le pays. Ces hommes sont généralement soit appelés par le tyran lui-même pour être les complices de ses cruautés ou bien ils se sont eux-mêmes rapprochés de lui afin de pouvoir le manipuler. À leur tour, ces proches courtisans du tyran ont d’autres hommes qui leur sont obéissants. Ces derniers ont à leur dépendance d’autres hommes, etc. 

Afin de tenir ses hommes de main par leur avidité et/ou par leur cruauté, pourvu qu’ils les exercent à point nommé, faisant autant de mal pour qu’ils ne puissent s’en sortir que grâce à la protection  du tyran lui même, celui-ci ne lésine pas sur les moyens. Il leur accorde tous les privilèges : titres, postes, biens, deniers publics, marchés, provinces, ambassades, loisirs, trafic illicite, etc. Incontestablement, "ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran" mais, plutôt, comme dit La Boétie, "il y a bien toujours quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays". 

Ainsi, la servitude volontaire chez La Boétie et Al-Kawakibi désigne un état de non-liberté, de subordination bien particulière, dont la cause n’est plus à l’extérieur de l’Homme, mais plutôt à l’intérieur. Le sujet qui se soumet volontairement à son maître devient l’auteur de sa propre servitude. "C’est le consentement intérieur de la victime elle-même devenue complice de son tyran". 

Au risque de contredire les fondements du rationalisme politique chez Hegel, dont la philosophie politique  repose sur l’idée de la conservation de soi, l’hypothèse que les hommes, sous l’influence de la servitude volontaire, seraient bien capables de surmonter la peur de la mort, d’accueillir la destruction de soi au point d’offrir leur vie au tyran ou à celui qui occupe le lieu du pouvoir, ouvre l’abîme d’une absence de monde. 

La Mauritanie, serait elle donc, en face de l’abîme ? Certes, il s’agit d’un moment hautement symbolique de son histoire, où la modernité démocratique naîtrait d’une mutation symbolique de l’imaginaire  politique totemisé et fragmenté d’un paradigme en implosion.  Le 6 août serait-il la transgression "indispensable" du dernier tabou avant l’institution d’une démocratie sans complexes, où modernité et rationalisme en seront le fondement, où la continuité de la tradition serait rompue et le primat de la norme s’affirmerait tangiblement par la création d’une autre forme concrète de citoyenneté dépassant les appartenances qui enracinaient et subordonnaient les individus dans le carcan d’identités totémiques collectives ? 

Ou bien ce coup d’État serait-il pour la Mauritanie l’expression désinvolte de l’incertitude et de l’absurdité, la clé maléfique qui aurait ouvert la boite de Pandore contenant  tous les maux de l'humanité qui pourraient, désormais, s’abattre sur ce pays (instabilité, misère, violence, implosion, désintégration, etc.) ? 

Bien évidemment, toute activité politique présuppose formellement l’existence d’un ordre quelconque institué qu’elle pourrait contester, modifier et/ou subvertir, mais dont elle ne peut faire abstraction. Dans ce rapport d’inhérence réciproque, propre à la dynamique d’occupation du lieu de pouvoir, il y a quelque chose de plus profond que la relation entre désir, légalité et légitimité qui est en jeu. Avant toutes normes existantes, et comme fondement de leur pertinence, la politique ne devient possible que grâce à la présence d’un ordre symbolique de significations et de valeurs partagées. Et c’est précisément sur le plan symbolique, qui est le tissu des significations instituées, soutenues et maintenues en vie par un imaginaire politique partagé, qu’apparaît aujourd’hui une usure malsaine de l’ethos démocratique, de l’idéal républicain et du désir de liberté comme valeurs suprêmes, d’où l’exigence de plaidoyer inlassablement pour leur renaissance et leur victoire. 

L’explosion actuelle du paradigme politique existant en Mauritanie mène le pays dans une posture incertaine. C’est un simulacre éphémère et hésitant, parfaitement révélateur de l’insoutenable légèreté du destin de ce pays. Il ne s’agit point d’un mal absolu, ni d’un bien absolu. C’est l’ambiguïté qui traverse le désir dès son origine qui le caractérise. Certes, les désirs de liberté, d’équité et d’ouverture sont encore bien capables de mobiliser des énergies psychiques et sociales pour être institués. Et c’est justement parce que ces désirs sont tels que La Boétie les voyait frustrés par la sujétion humiliante des masses aux tyrans. Alors, cédant à la fascination de la servitude volontaire, le désir se donne à lui-même l’assurance chimérique d’une gratification directe, sédimentée dans les parures des institutions, dans les comportements collectifs et dans les rituels qui dépassent bien souvent le choix des individus. 

La seule manière d’anticiper l’incertitude inscrite dans la structure symbolique du désir, c’est de le naturaliser, en le soumettant à ce qui devrait en constituer naturellement l’appoint cohérent, la finalité et le sens. Ainsi, quand il choisit la servitude, le désir prend le raccourci qui lui semble garantir une satisfaction immédiate et solitaire, libre désormais de l’incertitude, de l’absence collective et des complications éventuelles et imprévisibles. 

La manœuvre pour soulager, qui parvient à vaincre l’angoisse d’un désir dont la réalisation serait sinon toujours différée, voire aléatoire, c’est la servitude volontaire, grâce à laquelle le risque d’une relation autonome de liberté à liberté semble bien conjuré. La servitude, choisie comme fin et comme objet du désir, lui promet, au final, cette satisfaction immédiate et garantie que la liberté ne saurait jamais lui donner. De cette manière, l’obéissance inconditionnelle, passionnelle, voire dévote au tyran satisfait une tendance profonde du désir chez des sujets, qui aiment voir leur reflet dans une image victorieuse qui calme leurs angoisses et réalise leurs aspirations. Cependant, l’exception nie en permanence la règle, mais la règle reste, malgré tout, intouchable car, sans son existence, il serait impossible de légitimer les exceptions. De ce cercle vicieux, on ne peut sortir que par des artifices de langage. Au demeurant, le sens y est bien perceptible. 

Dans cet exercice conceptuel libérateur, Al-Kawakibi, cet illustre intellectuel contemporain, qui avait tant combattu les despotes de son temps, finit, en bon démocrate, par leur donner la parole pour se défendre. Ainsi, le tyran présente lui-même ses propres confessions : "Je suis le mal, mon père est la répression et ma mère est l’austérité. Mon frère est la trahison, ma sœur, c’est la mesquinerie, mon oncle, c’est le dégât, mon fils, c’est le dénuement, ma fille, c’est le chômage, ma tribune, c’est l’ignorance, mon pays, c’est les ruines, ma religion, mon honneur et ma vie, ce sont l’argent".  

Éminemment précurseur de son époque, La Boétie, déjà bien avant Al-Kawakibi, concluait sans ambages : "ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre, il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Le soutien est le fondement de toute tyrannie". 


Mode de citation : Mohamed Saleck OULD BRAHIM, « Et si la Mauritanie refusait la démocratie ! », MULTIPOL - Réseau d'analyse et d'information sur l'actualité internationale, 19 septembre 2008.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que l'auteur.




Commentaires

1. Le samedi 20 septembre 2008, 00:06 par Brian MENELET
Le coup d'Etat et son caractère antidémocratique est toujours une question de point de vue. Pardon à tous d'être à ce point objectif, quite à paraître cynique, mais du point de vue des poutchistes, ce n'est jamais qu'un redressement par rapport à la situation antérieure jugée inadaptée. Par exemple, lorsque l'Armée turque capture le pouvoir politique en 1982 , elle prétend (et peut-être à juste titre) vouloir préserver la démocratie des islamistes... Le fait que la même armée turque ne l'ait pas conservé trop longtemps et l'ait rendu aux autorités civiles semble confirmer sont argument, mais la démocratie comporte en elle-même un risque: celui que le peuple ou ses représentants fassent de mauvais choix. Ainsi, le coup d'Etat turque de 1982 ne saurait, à tout le moins, être qualifié de protecteur de la démocratie, quelques soient les motifs qui ont poussé les instances militaires à intervenir.
C'est pour cela que la fin de votre article est particulièrement intéressante: vous montrez comment les actuels auteurs du coup d'Etat maquillent leur intervention en coup d'éclat héroïque, quite à mettre en scène un pseudo soutien populaire afin de le faire concorder avec l'idée d'une libération du peuple du joug de l'ancien système.
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