Au lendemain des massacres perpétrés les 7, 8 et 9 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, à Montrouge et à l’Hyper Cacher, on s’en souvient, le slogan de soutien et de solidarité « Je suis Charlie » s’est diffusé à l’ensemble de la planète. Cinq mois plus tard, comment faire perdurer le mélange de solidarité et de vigilance qu’il entendait porter ?
La solidarité (« Je suis Charlie »), c’est d’abord la réaffirmation de la liberté d’expression comme principe cardinal des ordres juridiques démocratiques. Cette liberté, on le rappelle, vaut y compris vis-à-vis des propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent ». Cette liberté, on le rappelle aussi, avait mené le juge à établir, précisément à propos de l’affaire des caricatures du prophète, que l’incrimination d’injure ne saurait être retenue qu'en présence d’« une attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes à raison de leur appartenance religieuse ». Il existe donc, dans un droit positif qui ne connaît pas l’incrimination de blasphème, une liberté de critiquer les religions.
Charlie a, à cet égard, toujours revendiqué distinguer le fait de se moquer, voire d’insulter, les croyances - et seulement à travers elles, les croyants - pour leur caractère jugé fantaisiste ou pour les idées politiques défendues en leur nom, du fait de se moquer des personnes et de leurs origines. Sur ce dernier point, les attentats du mois de janvier nous incitent à une forme particulière de vigilance, en faveur de groupes qui se trouvent attaqués, stigmatisés ou discriminés par un certain état des forces politiques, idéologiques et sociales (on se souvient des slogans « Je suis juif, musulman, flic etc... »). Le racisme et la xénophobie expliquent en très grande partie l’asymétrie de traitement dont les religions font l’objet ainsi que l’importance des violences et des discriminations commises à l’égard de certaines personnes à raison de leur religion, réelle ou supposée. Or, si les croyances religieuses justifient le droit de se moquer, elles ne sauraient fonder celui de discriminer. C’est pourtant à cette fin qu’est avancée, ou du moins que parvient, une conception renouvelée, ou plus exactement dévoyée, de la laïcité.
Ce dévoiement relève d’une part d’instrumentalisation politique. Il est en effet impossible, au terme d’une décennie, de passer sous silence le fait que c’est essentiellement le voile islamique, sous toutes ses formes, qui a justifié ces extensions et durcissements de l’usage du principe de laïcité, jusqu’à lui conférer une portée discriminatoire. Aujourd'hui, c'est bien le voile islamique qui pose problème - à l’école, autour de l’école, au travail, dans le sport, et peut être demain à l’Université ou dans les structures en charge de la petite enfance… -, aux partisans d’une « nouvelle laïcité ». Dans ce contexte, les crispations suscitées ne peuvent manquer d’interroger toutes celles et ceux qui sont attaché.e.s aux droits de l’Homme. Sont mis au défi, tant la liberté religieuse (selon l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé ») que le principe de non-discrimination. Car si le voile peut être interprété comme un symbole de soumission, il convient bien d’admettre que, sous couvert d’un combat en faveur de la laïcité, voire de la dignité des femmes, c’est à des effets excluants et discriminatoires envers elles que l'on aboutit.
Enfin, ces événements appellent à une autre vigilance encore, face aux tentations, actuelles mais néanmoins classiques et récurrentes, de répondre aux massacres de janvier par une démultiplication des techniques de surveillance de masse, tel que le prévoit, entre autres, le projet de loi sur le renseignement en cours de discussion au Parlement. Si un enseignement peut en effet être tiré des attentats en tout genre, c’est bien le risque majeur et pérenne pour les libertés individuelles que représentent les mesures de lutte contre le terrorisme.
N’oublions pas que c’est avant tout pour la défense de la liberté que nous sommes Charlie.
« Être Charlie », Malik Boumédiene, Marie-Xavière Catto, Véronique
Champeil-Desplats, Céline Fercot, Sophie Grosbon, Tatiana Gründler et
Stéphanie Hennette-Vauchez
(Edito)
TABLE DES MATIERES
Edito
Être Charlie, Malik Boumédiene, Marie-Xavière Catto, Véronique Champeil-Desplats, Céline Fercot, Sophie Grosbon, Tatiana Gründler et Stéphanie Hennette-VauchezEntretien
Entretien avec Claire Landais, Directrice des affaires juridiques du Ministère de la Défense, Nicolas Hervieu
Entretien avec François Alabrune, Directeur des affaires juridiques du Ministère des Affaires étrangères, Nicolas Hervieu
Dossier thématique :
PRECISION ET DROITS DE L'HOMME
PRECISION ET DROITS DE L'HOMME
Introduction, Cédric Roulhac
I. Aspects théoriques
Imprécision des droits de l’Homme : quelle imprécision ?, Jean-Jacques Sueur
Appréhender l’imprécision des droits : approche linguistique, Thomas Acar
Appréhender l’imprécision des droits : approche stratégique, Antonin Gelblat
Précision des droits de l’Homme et démocratie, Marie-Anne Cohendet
Précision et effectivité des droits de l'Homme, Eric Millard
II. Le point de vue des acteurs
Les acteurs juridiques et les normes constitutionnelles reconnaissant les droits de l’Homme en France, Cécile Bargues
Les acteurs juridiques et les normes conventionnelles reconnaissant les droits de l’Homme en France, Catherine Teitgen-Colly
Les juges ordinaires et les lois reconnaissant les droits de l'Homme, Marc Pichard
Précision et organes institués par des conventions internationales et européennes, Carole Nivard
III. Regards de droit comparé
Précision et droits de l’Homme dans les ordres juridiques allemand et suisse, Céline FercotAnalyses et libres propos
Précision et droits de l’homme dans l’ordre juridique belge : focus sur la notion polysémique d’effet direct, Isabelle Hachez
L’interprétation du droit à un niveau de vie décent dans la Charte québécoise : rhétorique littérale ambigüe sur une disposition « clair-obscur », David Robitaille
L’égalité entre (toutes) les femmes et les hommes, Juliette RouxMémoire
Les mutations du droit vers la protection contre les discriminations multiples et intersectionnelles
Une loi contre le sexisme ? Étude de l’initiative belge, Jimmy Charruau
De l’incantation à la norme : l’incidence statistique croissante de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contentieux de l’éloignement des étrangers, Fabrice Langrognet
La protection des mineurs migrants non accompagnés en Europe, Nisrine Eba Nguema
Kampuchéa démocratique et crimes de genre : Analyse de l’approche des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens vis-à-vis des violences sexospécifiques, Sandy CamlannConférences
Toward a Convention on Crimes against Humanity?, Sean MurphyBibliographie
Religion et Cour européenne des droits de l'Homme
Actes du colloque organisé par l'APIDH (édition 2013)
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