4 octobre 2016

REVUE : "Amérique : les années Obama", Recherches internationales (n°106, janvier-mars 2016)

Michel ROGALSKI

Les analystes peinent à caractériser ce qui s’est passé en Turquie le 15 juillet. Coup d’État, contrecoup, purge, reformatage de l’État... Le discours officiel, faisant mention d’un complot de la Confrérie Hizmet – sorte de franc-maçonnerie musulmane – infiltrée dans la haute administration et l’armée et animée par le prédicateur, en exil aux États-Unis depuis dix-sept ans, Fethullah Gülen, ne rencontre qu’une écoute polie, mais non convaincue des chancelleries. Mais tous s’accordent à penser que ce qui s’est passé ainsi que la suite des événements relève de la plus haute importance et pourrait constituer un séisme pour la région, tant le rôle et la place qu’y joue le pays sont essentiels.

Fidèle pilier de l’Otan, attirée par l’Union européenne avec laquelle elle entretient d’importants échanges, la Turquie apparaissait jusqu’ici comme un pays stable voisinant un océan chaotique, et constituait de ce fait un partenaire pour les grandes puissances, notamment occidentales. Elle avait réussi à ne pas être happée trop centralement par les naufrages irakien et syrien, avait su accueillir plusieurs millions de personnes déplacées du fait de la guerre et était apparue en capacité de tarir avec succès les flux se dirigeant vers l’Europe. Bref, elle était devenue au fil des années, aux yeux de la communauté internationale, le partenaire fiable de la région, aux côtés il est vrai de l’Iran, d’Israël et de l’Arabie saoudite et avait réussi – sauf avec le régime d’Assad – à maintenir, à l’aide d’une diplomatie intelligente, de bonnes relations avec son environnement géographique. Même les liens avec Israël, un temps gelés à la suite de l’arraisonnement de bateaux turcs apportant une aide humanitaire à Gaza, avaient repris permettant aux bateaux d’accoster au sud d’Israël – on imagine pour inspection – pour repartir ensuite vers Gaza.

C’est donc un rouage important et clé de la région qui entre en période de forte turbulence. Indiscutablement ce pays se réoriente vers un nouveau modèle et son leader Recep Erdogan qui dirige le parti islamo-conservateur (AKP – Parti de la justice et du développement, à la tête de 317 députés sur 550) bénéficie d’une aura renforcée par l’échec du putsch.

On ne s’attardera pas sur les aspects autoritaires et répressifs du régime, sur sa propension à réduire les opposants au silence en emprisonnant massivement divers secteurs de la société, des intellectuels aux militaires en passant par des magistrats et des journalistes. Nous sommes en présence d’un régime autoritaire, musclé, peu respectueux des libertés publiques fondamentales qu’il piétine au nom d’une chasse aux comploteurs, mais néanmoins légitime si l’on en juge par les démonstrations de force massives de ses supporters. Car l’habileté du pouvoir n’est plus à démontrer. La popularité du Président est à son zénith après sa victoire sur la tentative de putsch. Il a réussi à amener les quatre partis représentés au Parlement – l’AKP, le MHP (extrême droite nationaliste), le CHP (centre gauche laïc et kémaliste), le HDP (Parti démocratique des peuples, gauche liée au mouvement kurde) – à dénoncer la tentative de putsch et à soutenir ses appels à la résistance civile. Or cette société civile est « travaillée » depuis des années par les imams en phase avec la Direction des affaires religieuses – la Diyanet – placée sous la tutelle du Premier ministre. Le but ouvertement affiché est de toiletter la société de toute survivance kémaliste et donc d’opérer un tournant marqué vers plus d’islamisation. C’est certainement le premier sens à donner au tournant engagé par Erdogan. La chasse aux sorcières s’apparente à un fort règlement de comptes entre anciens alliés d’hier car les réseaux gülenistes ont longtemps travaillé de concert avec l’AKP, le parti du président. Ils s’en étaient écartés lorsque Gülen avait commencé à prendre ses distances très tôt contre cette dérive islamiste. L’orientation antikurde se renforce et a poussé le pouvoir à refuser de dialoguer avec le HDP qu’il cherche à réduire à tout prix. Au-delà de la purge, certains prêtent au Président l’intention de refonder le pays à travers un reformatage de l’État et l’adoption d’une nouvelle constitution lui permettant d’établir un régime hyper-présidentiel sans contre-pouvoir. Nul doute également que l’orientation libérale-conservatrice sera maintenue. Le caractère nationaliste du régime, notamment antioccidental, sera probablement renforcé. Les trois maîtres-mots du nouveau régime seront : islamisation, conservatisme social, nationalisme, l’ensemble maintenu sous une chape répressive. Ce qui éloignera la Turquie de son histoire récente marquée par la modernité kémaliste et laïque sur laquelle l’armée s’enorgueillissait de veiller avant son affaiblissement.

L’interrogation circule en Europe sur le fait de savoir si cette dérive turque n’a pas été alimentée par l’attitude souvent méprisante adoptée à l’égard de ce pays qu’on encourageait à entrer dans l’Union européenne tout en provoquant une course d’obstacles rendant cette adhésion toujours plus lointaine et hors de portée. Erdogan considère certainement que l’Union européenne ne s’est pas comportée avec sincérité à son égard, ce que confirmerait le refus maintenu à la dispense de visas pour ses ressortissants alors même qu’il a fait la preuve de sa responsabilité en accueillant le retour des déplacés auquel il s’était engagé. Mais les milieux sensibles à cette thématique sont en régression en Turquie, parce que ce qui y progresse c’est une islamisation rampante qui s’inscrit parfaitement dans les tendances lourdes de la région et à laquelle ce pays n’avait aucune chance d’échapper. La politique de l’Union européenne, au demeurant peu claire dans la région, n’avait aucune chance de pouvoir contrarier cette évolution qui tient pour l’essentiel à l’environnement régional.

Il en découlera certainement une nouvelle diplomatie turque marquée par quelques inflexions nationalistes et anti-occidentales qui exalterait plus la grandeur ottomane que la République d’Atatürk. Mais les fondamentaux structurants comme l’appartenance active à l’Otan ont peu de chances d’être remis en cause. Tout au plus verra-t-on émerger une première dans l’histoire de cette institution, à savoir l’un de ses membres qui s’armerait chez les Russes et s’engagerait dans une coopération technico-militaire ! Mais la coopération avec les Russes sera plus large. Lors de la visite d’Erdogan à Moscou – décidée avant le putsch – les déclarations ont indiqué les grands domaines concernés. D’abord l’énergie et la réactivation de grands projets de gazoducs un temps déjà envisagés. La géographie commande les projets. La Turquie importe la moitié de son gaz de Russie, ce qui constitue une forte dépendance. Les Russes veulent associer la Turquie à la construction d’un gazoduc – le TurkStream – qui passerait sous la Mer noire et remplacerait le projet South Stream abandonné par l’Europe car permettant aux Russes de contourner l’Ukraine. L’objectif reste le même et permettrait aux deux pays d’alimenter et de contrôler l’approvisionnement de l’Europe du Sud. La Turquie bénéficierait de tarifs préférentiels. Au cours de cette rencontre Poutine semble avoir convaincu son interlocuteur de modifier sa position très figée sur la Syrie et le régime d’Assad. La politique turque vis-à-vis de la Syrie sera infléchie, donc moins rigide, ce qui fâchera encore un peu plus les Européens.

Le différend avec les États-Unis soupçonnés de jouer un double jeu est très vif. Ils sont accusés de forte bienveillance vis-à-vis de la Confrérie. Ils s’opposent à la demande d’extradition de son chef Fethullah Gülen. Vu l’importance des liens entretenus entre les deux pays, il s’agira vraisemblablement d’une brouille passagère.

À la faveur de cette tentative de putsch, la Turquie a choisi de s’aligner sur la force montante dans la région, l’islamisme, avec toutes les réorientations tant internes qu’externes que cela suppose. La priorité est de fermer la « parenthèse kémaliste » et de débarrasser le pays de tous les marqueurs qui se sont imposés après l’effondrement de l’Empire Ottoman. Et d’accompagner ce revirement d’une poussée nationaliste anti-occidentale et faisant appel aux valeurs de cet Empire. C’est le sens de ce grand tournant. La République turque kémaliste a vécu et le pays se normalise en rejoignant la montée de l’islam politique dont l’emprise gagne la région.

Michel Rogalski, « Turquie : d'un coup, l'autre ! »
(Editorial)

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Le président Obama s’apprête à quitter le pouvoir le 20 janvier 2017, après l’élection de son successeur qui aura lieu le 8 novembre 2016 et sera, certainement, une femme, Hillary Clinton, aux options idéologiques assez proches du président actuel, sauf en politique étrangère. Il convient donc de faire un bilan des années Obama sur divers plans, la politique étrangère, bien sûr, l’action économique et sociale, les problèmes d’environnement et l’influence de l’argent dans le fonctionnement politique étatsunien. C’est ce à quoi ce dossier est consacré.

Quelques mots tout d’abord sur la campagne des primaires qui s’est achevée en juin et s’est avérée très intéressante mais aussi préoccupante. Commençons par la face sombre de ces primaires, c’est-à-dire l’émergence de Donald Trump dans le camp républicain. Les déclarations racistes, xénophobes, antimusulmanes comme antimexicaines du candidat sont connues et largement rapportées par les médias, qui bénéficient d’un surcroît d’audience avec un candidat démagogue qui ne respecte pas les règles élémentaires de la civilité lors des débats. Ce candidat qui fut autrefois un démocrate qui soutenait le droit à l’avortement est devenu un histrion misogyne opposé à l’avortement. Il a passé les années Obama à mettre en doute la nationalité du premier président noir des États-Unis dont le père était kenyan. Trump est un milliardaire qui se vante de sa richesse dont il exagère l’étendue mais ses partisans sont majoritairement issus des classes défavorisées chez les Blancs. Il a moins dépendu des financements extérieurs lors de la campagne des primaires car il avait sa fortune personnelle et les médias lui ont fait de la publicité gratuite en lui consacrant des heures d’émission, alors que dans le même temps, Bernie Sanders, le seul candidat progressiste des deux grands partis, était quasiment ignoré par les grands médias dominants. Trump est le candidat républicain mais il a poussé le parti républicain vers la désintégration, l’appareil du parti soit ne le soutient pas, soit le soutient du bout des lèvres. Ses déclarations contradictoires et insultantes ne sont qu’une partie du problème. Il se démarque des républicains de l’ère Bush en dénonçant la guerre en Irak et en affirmant qu’il pourrait s’entendre avec Poutine. Il dénonce les traités de libre-échange et les délocalisations dont souffrent principalement les classes moyennes et ouvrières. Trump mêle un discours xénophobe et un discours antimondialisation qui est souvent tenu à gauche. Il est typique des mouvements d’extrême droite que l’on voir fleurir un peu partout dans le monde dit occidental, ce qui montre que là-dessus il n’y a pas d’exceptionnalisme américain. Il a porté le discours xénophobe et incendiaire des républicains jusqu’à une limite extrême et s’est emparé, de façon peu sérieuse, de thèmes porteurs à gauche. Son succès auprès des exclus ou des groupes craignant de faire les frais de la mondialisation signale, de façon paradoxale, le retour de la question sociale.

Le côté plus lumineux des primaires américaines est bien évidemment l’émergence de Bernie Sanders qui, en dépit de l’opposition des médias dominants, de l’appareil du parti démocrate et du monde des affaires, a réussi a faire presque jeu égal avec la candidate officielle des démocrates, Hillary Clinton. Sanders a réussi à lever des fonds sans passer par les milliardaires qui financent et contrôlent les deux grands partis américains. La moyenne des contributions à la campagne Sanders est de 27 dollars par personne. Sanders a donc montré qu’il était possible de lutter contre les puissances d’argent tout en tenant un discours ouvertement socialiste. Son thème central est celui de l’inégalité, inégalité qui ne cesse de croître entre les 1 % ou plutôt même les 0,1 % les plus riches et les 99 ou 90 % restants. Là aussi la question sociale fait son retour. Les jeunes, notamment les étudiants surendettés, ont soutenu Sanders et fait de sa campagne un événement dynamique et prometteur. Sanders a aussi pris ses distances avec le discours traditionnel en matière de politique étrangère, notamment en ce qui concerne Israël. Sanders fait partie des juifs de gauche américains qui sont internationalistes et donc opposés au soutien inconditionnel d’un régime d’extrême droite en Israël. Les médias ont aussi bien mieux soutenu Clinton que Sanders qui n’a pas réussi à renverser la table chez les démocrates. Néanmoins la campagne de Sanders ne s’arrête pas à l’élection présidentielle de novembre, l’enthousiasme soulevé par cet homme de 74 ans n’est que le signe des profonds mécontentements et aspirations non satisfaites qui sont l’héritage des années Obama.

Les espoirs placés dans la personnalité d’Obama ne pouvaient qu’être déçus car il ne suffit pas d’élire un homme pour changer un système. Que cet homme soit le premier Afro-Américain à la Maison Blanche est un marqueur historique d’une grande importance symbolique mais cela ne suffit pas pour améliorer la situation des Noirs américains dans leur ensemble. L’émergence de l’organisation Black Lives Matter montre que le chemin à parcourir reste long pour transcender l’héritage de l’esclavage, de la ségrégation et du racisme. Obama ne s’était pas présenté comme très progressiste durant sa campagne et il a surtout bénéficié d’être le candidat qui différait de Bush, tant sur le plan de la politique étrangère qu’en matière de justice sociale.

Ce président anti-Bush a, sur de nombreux plans, soit suivi une ligne proche de celle de son prédécesseur soit légèrement différente. Il a expulsé plus de migrants dits clandestins que Bush, traqué plus de lanceurs d’alerte, tué plus de supposés terroristes et d’innocents par l’utilisation de drones que Bush. Il a aussi plus hésité à intervenir militairement au sol, notamment en Syrie après l’épisode peu glorieux de l’intervention en Libye voulue par la France. On peut considérer que l’accord sur le nucléaire iranien et la reprise des relations avec Cuba sont des succès diplomatiques importants. Sur le plan intérieur, l’assurance santé, connue sous le nom d’Obamacare, est aussi un succès même si cette assurance est encore loin d’être universelle et aussi favorable à toute la population que ses équivalences en Europe ou au Canada.

Si la présidence Obama n’a pas constitué un tournant progressiste majeur, elle a quand même marqué une inflexion par rapport aux années Bush, inflexion qui risque de ne pas être confirmée par celle qui prendra probablement sa succession et qui est une néolibérale interventionniste en politique étrangère, c’est-à-dire un faucon.

Il faut prendre en compte tout le système politique américain pour faire le bilan des années Obama. En effet, sur tous les plans, le président a dû compter avec non seulement l’opposition acharnée des républicains, opposition dont le racisme n’était pas toujours absent, mais aussi avec la puissance de l’État profond, c’est-à-dire du complexe militaro-industriel et de l’establishment dominé par les banques et les grands secteurs industriels. Obama n’a pas eu la confiance immédiate du Pentagone qui a cherché, avec succès, à le contourner, comme le monde des affaires l’a également fait. Il n’a pas créé de rapport de force avec l’État profond et son pragmatisme l’a conduit à faire avec les forces en place.

Obama n’a pas été un grand président transformateur comme Franklin Roosevelt mais il a fait bouger certaines lignes sans véritablement défier l’État profond. Ceci explique le succès à la fois de Sanders sur le flanc progressiste que de Trump du côté des démagogues qui utilisent les souffrances réelles des exclus. Durant les années de néolibéralisme branché sur le complexe militaro-industriel, la question sociale, qui est négligée depuis quatre décennies, a refait surface et aujourd’hui les États-Unis, comme d’autres pays occidentaux, sont à la croisée des chemins. Le mouvement impulsé par Sanders, qui prend la suite du mouvement Occupy Wall Street, ne va pas disparaître avec l’élection d’une candidate néolibérale et militariste, mais il continuera à pousser pour des réformes socio-économiques et ethnoraciales plus justes. C’est la seule voie viable pour défaire la démagogie d’extrême droite cachée dans des rhétoriques trompeuses. En ce sens les États-Unis sont un laboratoire des évolutions politiques possibles.

 Pierre Guerlain, « Années Obama, un bilan contrasté »
(Présentation)




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La politique sociale en temps de crise : le bilan des années Obama
NOTES DE LECTURE
Perry Anderson, Comment les Etats-Unis ont fait le monde à leur image : la politique étrangère américaine et ses penseurs [Pierre Guerlain]
Eva Joly et Guillemette Faure, Le loup dans la bergerie [Jacques Cossart]
Romuald Sciora (dir.), L’ONU dans le nouveau désordre mondial [Chloé Maurel]
Noam Chomsky, Ilan Pappé, Palestine [Raphaël Porteilla]
Laurent Beurdeley, Le Maroc, un royaume en ébullition [Raphaël Porteilla]
Nikos Papadatos, Les communistes grecs et l’Union soviétique : histoire de la scission du Parti communiste de Grèce (1949-1968) [Christophe Chiclet]



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