Si les écrits sur la Grande Muette et la culture du silence ne sont pas rares, ceux qui les lisent le sont. Plus rares encore ceux qui les analysent et les utilisent. Pourtant, la culture du silence persiste au sein des armées avec une apparence de normalité qui doit nous inquiéter. Si les décideurs politiques s’en satisfont et l’encouragent, l’apathie des Français face aux questions militaires laisse le champ libre aux thuriféraires de la communication institutionnelle pour écrire l’histoire à leur convenance.
Institutionnalisée lentement, critiquée modérément, entretenue savamment, la culture du silence obère le débat, interdit le savoir, bloque la critique et enferme le public dans une vision de l’emploi des forces bien éloignée de sa réalité tragique.
Les exemples ne manquent malheureusement pas. Le Rwanda en est un. Illustration d’un silence qui aboutit à l’effacement des mémoires, à une amnésie imposée et trop souvent consentie. Comment expliquer la quasi absence de témoignages écrits sur une opération aussi dramatique dans laquelle ont été engagés plusieurs milliers de militaires français ? Pour autant, ni les récits ni les analyses ne manquent. Si certains, qui ont vécu ces évènements de l’intérieur, critiquent ces écrits d’analystes et de commentateurs avisés à défaut d’être informés, il reste difficile de se plaindre alors que le silence a été élevé au rang de philosophie de vie au sein des armées.
Il n’y a pas de démocratie sans citoyens éclairés. Il est donc indispensable de témoigner, de dire. Non pas, entendons-nous bien, pour ajouter de la polémique à la polémique, mais pour alimenter un débat qui tarde. Débat qui doit s’alimenter des témoignages de celles et ceux qui ont vécu ces situations de l’intérieur. Encore faut-il que certains osent s’exprimer.
Du silence imposé au silence consenti
La culture du silence, expression de la servitude volontaire des militaires, est une violation de l’exigence de savoir et, donc, de l’exercice démocratique. Pourtant, à l’origine le « silence » n’est pas une idéologie mais une condition d’efficacité, consistant à exiger une certaine réserve de la part des fonctionnaires, dans les informations qu’ils pourraient dévoiler et qui seraient susceptibles de nuire à l’État.
Pour l’armée, c’est le code de la défense qui, bien qu’il reconnaisse la liberté d’opinions ou de croyances philosophiques, religieuses ou politiques, en limite toutefois l’expression et impose une «réserve exigée par l’état militaire». Le caractère vague et imprécis de la notion de réserve peut faire l’objet d’une interprétation plus ou moins restrictive, mais il faut souligner qu’elle n’est, selon l’Assemblée nationale, en rien une interdiction «d'exercer des droits élémentaires du citoyen » dont la liberté d'expression «nécessaire dans une démocratie».
Derrière cette règle se terre le principe philosophique de subordination du militaire au politique, établi par Platon dans La République, avec la distinction entre gardiens et auxiliaires, soit entre les dirigeants politiques et les militaires qui les servent, et complété, dans Le Politique, par la subordination des seconds aux premiers. En France, la Révolution a scellé cette distinction entre le sceptre et l’épée. Par ailleurs, les houleuses relations entre politiques et militaires, ont été marquées par quelques insubordinations qui ont favorisé l’établissement d’une méfiance réciproque. Le militaire est ainsi passé du rôle d'auxiliaire à celui d’outil, au sens figuré, puis au sens propre, pour aboutir à celui de serviteur docile. En 1958, la Constitution fixera formellement le primat du politique sur le militaire.
La subordination a ainsi permis au pouvoir civil d’asseoir son contrôle sur le militaire. Internalisée, elle et son corollaire qu’est la réduction des libertés se sont lentement institutionnalisées jusqu’à faire partie de l’identité militaire et à ne plus être questionnées. Loin d’être des victimes les militaires, et leur propension à la servilité, ont favorisé l’établissement d’une culture du silence inacceptable dans une société démocratique.
Une communication politique soigneusement calibrée a fini d’établir le silence des armées comme règle informelle et incontestée. Règle également institutionnalisée en externe, notamment grâce au rôle des médias comme relais du discours politique, puisque les Français acceptent que leurs militaires soient privés de certains droits fondamentaux.
Cette situation s’avère confortable pour le pouvoir civil qui peut alors naviguer entre ouverture et fermeture d’esprit, entre invitation lancée aux militaires à « sortir des voies ordinaires pour mener une réflexion audacieuse » et rappel qu’« un militaire (...) ça ferme sa gueule » (Alain Juppé devant les étudiants de Science Po Bordeaux, 25 avril 2016). Les militaires seraient donc libres… de se taire !
Des interventions à la communication savamment ciselée
Lorsqu’en 1996, le président Jacques Chirac annonce la suspension du service national, il signe la fin des relations existant entre l’institution de défense et les Français. Il renforce alors l’isolement des armées et leur subordination à l’appareil politique qui peut dès lors recourir à la force sans réel contrôle démocratique. Les Français se désintéressent des questions de défense et le lien armée-nation se délite, alors que le Parlement, qui est constitutionnellement la seule autorité légitime à déclarer la guerre, se voit marginalisé, en raison à la fois du principe voulant que la politique étrangère et la défense nationale relève du domaine réservé du président de la République, et par la mise hors la loi de la guerre par les Nations Unies. Malgré la révision constitutionnelle de 2008, la situation n’a pas vraiment évolué et le Parlement fait aujourd’hui office de bureau d’enregistrement des décisions de l’exécutif. Cette mise à l’écart de la représentation nationale a irrémédiablement contribué à accroître « la distance qui existe entre le monde militaire et le monde civil », que déplorait l’amiral Guillaud alors qu’il était chef d’état-major des armées.
Au final, depuis la fin des années 1990, il n’existe plus aucun contrôle démocratique digne de ce nom, des engagements militaires français, alors même que le regain de l’interventionnisme français renforce le besoin de légitimer les engagements et de justifier leur coût. C’est là que la communication prend le relais. Objet d’un contrôle politique strict, elle est ciselée par les organes officiels avec le consentement complice de nombreux journalistes. Dans ce contexte de verrouillage de la parole et d’isolement démocratique, on ne peut s’étonner que les militaires fassent le choix du silence. La crainte des sanctions formelles et informelles ou le conformisme naturel des armées, ont permis un musèlement des militaires et un renforcement de la culture du silence. Au Rwanda, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Lybie, en Syrie, ou encore au Mali, aucun cheveu n’a dépassé. Et personne ne s’est réellement levé pour questionner des engagements français aux résultats plus que mitigés.
Ainsi, la communication institutionnelle a pu définir le périmètre de l’information disponible pour les citoyens. Les justifications spécieuses par l’humanitaire ou le risque terroriste ont été martelées et répétées jusqu’à ce que la France soit convaincue de leur pertinence quand bien même ils étaient marginaux dans le processus décisionnel. À ce titre, l'Afghanistan est une excellente illustration à la fois de la mise à l’écart de la représentation nationale, de l’instrumentalisation politique des armées et de la guerre, de l’emploi abusif des concepts de terrorisme, d’intervention humanitaire, en bref du contrôle des perceptions. La bande sahélo-saharienne n’est pas en reste avec à peine 4 000 militaires français pour éradiquer le terrorisme sur un territoire grand comme l’Europe. Comment ne pas s’interroger sur la légitimité d’une telle aventure ? Comment ne pas se rendre compte que la démagogie a supplanté la démocratie ?
Le prix de la parole
Si aucune voix ne s’élève chez celles et ceux qui ont été déployées sur les théâtres d’opérations, il devient alors impossible de se faire une opinion claire sur les engagements français. Certes, certains se sont essayés au difficile exercice de la critique ou du questionnement. Qu’il s’agisse du lieutenant-colonel Matelly, des généraux Desportes, Soubelet ou dernièrement de Villiers, tous ont dû payé le prix de leur dissonance.
Le message est clair : une prise de parole jugée un peu trop libre par les exégètes des règlements a un prix. Les risques sont bien trop importants pour que les militaires déployés en Afghanistan, en Lybie ou encore au Mali, osent se détacher des éléments de langages institutionnels.
C’est pourtant ce choix que fait Guillaume Ancel, ancien officier supérieur de l’armée de terre qui, en publiant sur les opérations menées par la France au Rwanda et à Sarajevo, s’invite dans le cercle de ceux qui osent s’exprimer.
Saint-cyrien, breveté de l’école de guerre, Guillaume Ancel raconte les opérations auxquelles il a participé dans un format très simple, factuel et sans analyse géopolitique. Sur le Rwanda, il dépeint sans ménagement le rôle de la France en faveur d’un gouvernement légitime et génocidaire. Sur Sarajevo, où il est déployé en 1995, il témoigne de l’ambiguïté de l’intervention française alors que Paris protégeait les Serbes qui assiégeaient la ville. Dans les deux cas, les récits remettent en question les versions officielles et mettent à jour des décisions politiques discutables.
Si Guillaume Ancel assure vouloir partager « un morceau de réalité » de ces opérations, afin d’éclairer les citoyens et d’initier un débat nécessaire, la question se pose alors de savoir pourquoi lui a décidé de parler, alors que l’immense majorité se terre dans le mutisme. On soulignera d’abord qu’il a, de son propre aveu, attendu d’avoir quitté l’armée pour écrire, en raison du risque de compromettre sa carrière dans une institution qu’il apprécie. Point intéressant, si Guillaume Ancel a été rappelé à l’ordre lorsqu’il a voulu être auditionné par la Mission d'information parlementaire française sur le Rwanda, il souligne néanmoins qu’il a toujours disposé d’une certaine liberté de parole, à condition toutefois qu’elle ne sorte pas de l’institution. Les tentatives de certains politiques et d’anciens compagnons d’arme de le ramener au silence prouvent, par ailleurs, l’existence d’une vindicte officieuse particulièrement pesante. Si la liberté de parole est formellement encadrée, elle l’est aussi de manière informelle, et la volonté de ne pas rendre publique un débat pourtant nécessaire doit nous interpeller.
Guillaume Ancel a tout de même choisi de briser la culture du silence pour, comme il l’affirme, partager la mémoire de réalités douloureuses, mais aussi pour exprimer sa colère devant l’absence de connaissances et donc de débats et pour libérer nos consciences de leurs démons.
La culture du silence tue la démocratie et favorise la démagogie. Il serait aisé de faire porter la responsabilité aux seuls politiques, mais nous sommes tous coupables d’accepter une servitude qui interdit tout accès à la vérité et ouvre la voie à toutes les manipulations. Politiques, militaires, journalistes, citoyens, nous sommes complices collectivement de ce déni de démocratie.
Les écrits de Guillaume Ancel, et des quelques autres qui osent parler, devraient nous amener à nous interroger sur notre propre silence, sur notre interprétation restrictive du devoir de réserve, qui conduit inexorablement à l’ignorance par l’occultation d’une réalité douloureuse. La culture du silence est autrement plus nocive qu’un débat décomplexé, et il faut lui préférer une culture de la réflexion et de la responsabilité dans l’écrit pour que le silence ne devienne pas amnésie.
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Éléments de bibliographie
ANCEL Guillaume, Vent glacial sur Sarajevo, Paris, Les Belles Lettres, 2017
ANCEL Guillaume, Rwanda, la fin du silence : témoignage d’un officier français, Paris, Les Belles Lettres, 2018
GOFFI Emmanuel, Le sacrifice suprême : une approche critique de la construction d’un mythe. Les officiers français et la mort pro patria dans le contexte du conflit en Afghanistan, thèse de doctorat conduite à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris-Centre de Recherches Internationales, sous la direction d’Ariel Colonomos, directeur de recherche CNRS-CERI (soutenue le 9 décembre 2015)
HALIMI Serge, VIDAL Dominique, MALER Henri, REYMOND Mathias, L'opinion, ça se travaille : les médias, les guerres justes et les justes causes, Marseille, Agone, 2014
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