Raphaël PORTEILLA
L’Afrique est de retour… dans l’actualité récente. C’est ce qu’il est possible d’affirmer à la suite d’une revue de presse commencée à l’automne 2020. En effet, tour à tour, l’actualité médiatique s’est portée sur le projet de loi français visant la restitution des objets et biens culturels d’Afrique subsaharienne dans leur pays d’origine, sur l’élection présidentielle au Burkina Faso, sur la reconnaissance du crime de génocide des Hereros par l’Allemagne, sur le voyage d’Emmanuel Macron au Rwanda à la suite de la remise du rapport Duclert sur l’implication française au Rwanda, sur le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, sur la mort d’Idriss Deby au Tchad, sur les tensions entre le Tigré et l’Éthiopie, sur la question de la réorganisation des troupes françaises au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane, sur le « rapport Mapping » enterré par la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, la répression féroce dans le royaume d’Eswatini (Swaziland), les fortes tensions à Cabo Delgado (Mozambique) dans la lutte contre les groupes islamistes et, bien sûr, sur la pandémie du Covid-19.
Bien que le bilan sanitaire de la pandémie soit relativement moins dramatique en Afrique que dans le reste du monde, le choc économique et social entraîné par les mesures de confinement est violent. L’Afrique a enregistré en 2020 sa première récession depuis vingt-cinq ans. Quelque 30 millions d’emplois auraient été détruits et plusieurs dizaines de millions de personnes ont de nouveau basculé dans l’extrême pauvreté. Les besoins humanitaires liés à des crises alimentaires sévères au Sahel, en RDC et dans la corne de l’Afrique atteignent des niveaux sans précédent. Selon les prévisions économiques du Fonds monétaire international (FMI), la reprise économique sur le continent sera plus faible que dans les autres régions, où l’activité est stimulée par des plans de relance budgétaire massifs. « L’Afrique est sous le choc de la pandémie et une baisse de l’aide publique au développement aura de sévères répercussions sur la reprise », déplore Bartholomew Armah, directeur de la division macroéconomie et gouvernance de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA) : « La majeure partie de l’aide va aux secteurs sociaux, qui ont été durement touchés par la crise et qui le seront doublement par la baisse des contributions des bailleurs de fonds. Le soutien qui est apporté au continent pour répondre à la pandémie devrait être additionnel et ne pas se faire au détriment de l’aide publique au développement ».
Si cette pandémie mondiale a parfois donné l’impression de tout écraser, au point de ne plus laisser d’espace à d’autres questionnements ou problématiques, il n’en reste pas moins que l’Afrique, et particulièrement l’Afrique subsaharienne qui constitue le cœur de ce dossier, a continué à susciter un réel intérêt scientifique. Plusieurs livraisons récentes en témoignent comme par exemple la revue Politique Africaine, qui fête ses 40 ans, l’ouvrage Résistances africaines à la domination néocoloniale, le séminaire réalisé par l’Agence française de développement sur l’état de la recherche en Afrique, ou encore le colloque de clôture du programme FAPPA (Faire des politiques publiques en Afrique, sans oublier les nombreux articles dans les revues spécialisées, notamment le présent dossier qui se focalisera pour sa part sur les problèmes contemporains de l’Afrique subsaharienne.
L’Afrique est de retour… dans l’actualité récente. C’est ce qu’il est possible d’affirmer à la suite d’une revue de presse commencée à l’automne 2020. En effet, tour à tour, l’actualité médiatique s’est portée sur le projet de loi français visant la restitution des objets et biens culturels d’Afrique subsaharienne dans leur pays d’origine, sur l’élection présidentielle au Burkina Faso, sur la reconnaissance du crime de génocide des Hereros par l’Allemagne, sur le voyage d’Emmanuel Macron au Rwanda à la suite de la remise du rapport Duclert sur l’implication française au Rwanda, sur le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, sur la mort d’Idriss Deby au Tchad, sur les tensions entre le Tigré et l’Éthiopie, sur la question de la réorganisation des troupes françaises au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane, sur le « rapport Mapping » enterré par la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, la répression féroce dans le royaume d’Eswatini (Swaziland), les fortes tensions à Cabo Delgado (Mozambique) dans la lutte contre les groupes islamistes et, bien sûr, sur la pandémie du Covid-19.
Bien que le bilan sanitaire de la pandémie soit relativement moins dramatique en Afrique que dans le reste du monde, le choc économique et social entraîné par les mesures de confinement est violent. L’Afrique a enregistré en 2020 sa première récession depuis vingt-cinq ans. Quelque 30 millions d’emplois auraient été détruits et plusieurs dizaines de millions de personnes ont de nouveau basculé dans l’extrême pauvreté. Les besoins humanitaires liés à des crises alimentaires sévères au Sahel, en RDC et dans la corne de l’Afrique atteignent des niveaux sans précédent. Selon les prévisions économiques du Fonds monétaire international (FMI), la reprise économique sur le continent sera plus faible que dans les autres régions, où l’activité est stimulée par des plans de relance budgétaire massifs. « L’Afrique est sous le choc de la pandémie et une baisse de l’aide publique au développement aura de sévères répercussions sur la reprise », déplore Bartholomew Armah, directeur de la division macroéconomie et gouvernance de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA) : « La majeure partie de l’aide va aux secteurs sociaux, qui ont été durement touchés par la crise et qui le seront doublement par la baisse des contributions des bailleurs de fonds. Le soutien qui est apporté au continent pour répondre à la pandémie devrait être additionnel et ne pas se faire au détriment de l’aide publique au développement ».
Si cette pandémie mondiale a parfois donné l’impression de tout écraser, au point de ne plus laisser d’espace à d’autres questionnements ou problématiques, il n’en reste pas moins que l’Afrique, et particulièrement l’Afrique subsaharienne qui constitue le cœur de ce dossier, a continué à susciter un réel intérêt scientifique. Plusieurs livraisons récentes en témoignent comme par exemple la revue Politique Africaine, qui fête ses 40 ans, l’ouvrage Résistances africaines à la domination néocoloniale, le séminaire réalisé par l’Agence française de développement sur l’état de la recherche en Afrique, ou encore le colloque de clôture du programme FAPPA (Faire des politiques publiques en Afrique, sans oublier les nombreux articles dans les revues spécialisées, notamment le présent dossier qui se focalisera pour sa part sur les problèmes contemporains de l’Afrique subsaharienne.
Raphaël Porteilla, « Problèmes contemporains de l'Afrique subsaharienne »
(extrait de la Présentation)
(extrait de la Présentation)
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Depuis trente années le xxie siècle peine à s’affirmer dans ses contours internationaux. Nous crûmes d’abord qu’il avait commencé en 1991 avec l’effondrement du monde soviétique, raccourcissant, comme le suggérait l’historien britannique Eric Hobsbawm, le siècle précédent. Puis devant l’incapacité des États-Unis à maîtriser au tournant du siècle le cours de la mondialisation à travers son fameux triptyque – ouverture internationale, démocratie, marché – appliquée à la Russie de Boris Eltsine, on se dit que tout commençait sérieusement avec les attentats du 11 septembre 2001 et la grande aventure de la « lutte mondiale contre le terrorisme » prônée par Bush Junior à laquelle nous étions sommés de nous rallier. Et bien non, c’est vingt ans plus tard, cette stratégie s’écroulant, que s’esquissent les traits du siècle à venir. 1991, 2001, 2021, les séquences s’enchaînent, le siècle bégaie, peine à se mettre en place, mais fraie son chemin.
L’issue de cette guerre afghane dépasse par sa portée le territoire de ce petit pays – le cimetière des Empires – et s’apparente au grain de sable dans la chaussure. Si la consternation et parfois la concertation dans le désordre se sont installées entre les principales chancelleries, c’est que beaucoup de certitudes tenues pour évidentes ont été bousculées. Les grilles de lectures acquises vacillent sous la portée de l’événement. Car ce que la chute de Kaboul nous dit du monde qui s’annonce relève de la grande lessive. Quelques premières leçons peuvent s’imposer sans trop de risques d’erreurs.
Cette guerre est emblématique des conflits asymétriques qui ont surgi à travers le monde et qui se transforment en guerre sans fin, dont les objectifs s’érodent d’autant plus en cours de route qu’ils ont été mal définis ou volontairement occultés dès le départ. L’enlisement ne peut être qu’au bout du chemin et le prix à payer à l’arrivée dépend de l’ampleur de l’engagement, du coût initié, des pertes humaines, des divisions internes et de l’humiliation médiatique. Là, l’addition est phénoménale et envoie un signal fort aux autres conflits en cours. Alliés et adversaires l’ont compris. L’Empire est rentré chez lui et hésitera à en sortir, d’autant plus qu’il a fait savoir qu’il avait beaucoup à faire, notamment face au grand rival qui monte, la Chine. « Gulliver empêtré » nous disait déjà Santley Hoffmann il y a cinquante ans dans un autre contexte. Bien sûr, il ne reste pas désarmé et sans puissance. Ingérences, surveillances, déstabilisations, embargos, saisies d’avoirs, mesures de contraintes ne seront pas remisés et s’appuieront sur les réseaux d’influences mis en place et la formidable technologie disponible, de la cyber-attaque aux drones. Car l’objectif est toujours bien de rester la première puissance. Et ce retrait d’Afghanistan en fortifie les moyens.
Devant la défaite cuisante l’équipe en place devra rendre compte de ses maladresses, de son manque de clairvoyance, de l’échec de ses services ou du refus de leur écoute. Il faudra trouver un bouc émissaire. Un séisme politique s’annonce qui sera plus difficile à surmonter que les péripéties de la fin de la guerre du Vietnam. Le déballage se fait devant le monde entier. L’heure du bilan a déjà commencé et s’il s’annonce ravageur, les trois dernières équipes présidentielles étant concernées, il y a fort à parier qu’il sera surmonté.
Dans une large partie de la planète on peut toujours considérer que le pouvoir est au bout du fusil selon la formule en vogue dans les années soixante et soixante-dix. Les conflits en cours vont trouver un formidable encouragement à leurs objectifs devant l’incapacité de la première puissance à façonner le monde à sa guise. Ce qui s’était esquissé au lendemain de la fin de la guerre froide, la multiplication de désordres échappant aux logiques anciennes, va retrouver une nouvelle jeunesse et encourager l’extension de zones grises laissant l’Occident spectateur impuissant face à l’anomie créée. Devant ces zones grises les instruments du monde ancien – armes nucléaires, engagements prolongés sur le terrain – seront inopérants. Il ne reste plus que modèle israélien vis-à-vis de Gaza, c’est-à-dire l’expédition punitive courte – pour éviter les retours d’opinions publiques – accompagnée pour le temps long de toutes les mesures d’asphyxie économiques, juridiques et financières que procure le statut de principale puissance encore dotée de l’hégémonie du dollar.
Le monde devra désormais vivre avec un islam radical conquérant dont l’ambition n’a cessé de croître depuis la chute, en 1979, du régime le plus occidentalisé d’Orient, celui du Shah d’Iran. Ce retour du religieux, qui n’est pas que la marque de l’islam, fait son chemin depuis plusieurs décennies, ne peut qu’être dopé par la chute de Kaboul. L’influence intégriste s’étale déjà dans de larges parties de l’Asie et de l’Afrique et s’oppose au Sahel aux troupes occidentales désemparées, devant les faibles succès rencontrés, sur la stratégie à adopter. La responsabilité de l’Occident dans ces remontées est écrasante. Cette islam a été instrumentalisé pour éliminer les progressistes au Moyen-Orient, pour casser les expériences de construction nationale portées par les gauches nationalistes issues des luttes de décolonisation. Depuis le soutien américain aux Moudjahidines antisoviétiques d’Afghanistan qui essaimèrent dans maintes régions du monde, en passant par l’intervention en Irak qui entraîna la création de Daech et livra le pays à l’influence iranienne jusqu’à l’expédition en Libye dont le contrecoup déstabilisa le Sahel, l’Occident a créé l’objet de ses turpitudes. Et il ne peut, sans gloire, que proposer d’abandonner ces populations à la férule de régimes moyenâgeux qui devront seulement s’engager à ne pas laisser se développer de préparatifs hostiles à partir de leur territoire. Ce qui n’est pas assuré.
On est bien loin des projets devant refaçonner le Grand Moyen-Orient en démocratie. Ce n’est plus à l’agenda. La perspective est celle du retrait qui découle de la fin de la croyance qu’il était possible, par les armes ou les expéditions guerrières d’imposer la démocratie, les droits de l’homme ou le « nation building ». Les États-Unis ne nourrissent plus une telle ambition, qui n’a souvent été agitée que comme prétexte, tout à leur grande préoccupation de conserver leur première place face à un rival montant. Il y a un basculement des priorités que les alliés doivent comprendre et dont ils doivent aussi savoir que s’ils leur venait l’envie de s’engager dans ce type de voie, ce serait sans appui.
Dans le domaine des idées, cette défaite nous fait faire retour aux propos de Samuel Huntington. Peu d’auteurs auront fait l’objet d’aussi nombreux commentaires, pour être décrié ou salué, que celui qui annonçait en 1993, dans un article de la revue américaine Foreign Affairs que nous étions désormais entrés dans l’ère du « choc des civilisations ». On mesure aujourd’hui combien il a mal été interprété et incompris. Connaissant le sort du messager qui apporte la mauvaise nouvelle, il a été fusillé. Et il a été trouvé plus confortable de se mettre la tête dans le sable plutôt que de l’entendre. Que nous dit il ? Que le temps des grands conflits idéologiques susceptibles de dégénérer en guerres était terminé. Qu’ils feraient place à une nouvelle forme de conflictualité adossée à des civilisations fortement marquées par des religions, et que dans le contexte d’un Occident déclinant, il était vain d’aller guerroyer dans ces terres étrangères car l’échec serait prévisible. Après s’être opposé à la guerre du Vietnam, l‘auteur condamnera les interventions en Afghanistan et en Irak et prendra soin de se démarquer de la ligne bushienne des neocons de la « guerre globale au terrorisme » dont on a essayé de lui attribuer la paternité. Le temps est venu de le lire comme prédicteur et non comme prescripteur.
Enfin, on feint de découvrir que ces conflits prolongés présentent partout la même conséquence. Ils précipitent les populations civiles dans la recherche d’un exil et poussent à la montée des flux migratoires. Les pays d’accueil sollicités étant rarement les pays responsables. Très tôt mobilisé, le président Macron nous met en garde. Les possibilités d’accueil sont limitées et devant la multiplication de ces zones grises à venir, il est impossible de ne pas réguler les flux migratoires. Chacun a compris que dans ce domaine aussi le discours avait changé et que Kaboul marquera un tournant. Bref, il ne nous dit pas autre chose que les flux migratoires sont à la fois inévitables et impossibles et qu’ils interpellent les traditions d’internationalisme : aider à fuir ou aider à s’organiser et à résister lorsque un partage de valeurs est possible et qu’une option progressiste et souhaitée ?
On n’a pas fini de digérer les leçons de la chute de Kaboul.
L’issue de cette guerre afghane dépasse par sa portée le territoire de ce petit pays – le cimetière des Empires – et s’apparente au grain de sable dans la chaussure. Si la consternation et parfois la concertation dans le désordre se sont installées entre les principales chancelleries, c’est que beaucoup de certitudes tenues pour évidentes ont été bousculées. Les grilles de lectures acquises vacillent sous la portée de l’événement. Car ce que la chute de Kaboul nous dit du monde qui s’annonce relève de la grande lessive. Quelques premières leçons peuvent s’imposer sans trop de risques d’erreurs.
Cette guerre est emblématique des conflits asymétriques qui ont surgi à travers le monde et qui se transforment en guerre sans fin, dont les objectifs s’érodent d’autant plus en cours de route qu’ils ont été mal définis ou volontairement occultés dès le départ. L’enlisement ne peut être qu’au bout du chemin et le prix à payer à l’arrivée dépend de l’ampleur de l’engagement, du coût initié, des pertes humaines, des divisions internes et de l’humiliation médiatique. Là, l’addition est phénoménale et envoie un signal fort aux autres conflits en cours. Alliés et adversaires l’ont compris. L’Empire est rentré chez lui et hésitera à en sortir, d’autant plus qu’il a fait savoir qu’il avait beaucoup à faire, notamment face au grand rival qui monte, la Chine. « Gulliver empêtré » nous disait déjà Santley Hoffmann il y a cinquante ans dans un autre contexte. Bien sûr, il ne reste pas désarmé et sans puissance. Ingérences, surveillances, déstabilisations, embargos, saisies d’avoirs, mesures de contraintes ne seront pas remisés et s’appuieront sur les réseaux d’influences mis en place et la formidable technologie disponible, de la cyber-attaque aux drones. Car l’objectif est toujours bien de rester la première puissance. Et ce retrait d’Afghanistan en fortifie les moyens.
Devant la défaite cuisante l’équipe en place devra rendre compte de ses maladresses, de son manque de clairvoyance, de l’échec de ses services ou du refus de leur écoute. Il faudra trouver un bouc émissaire. Un séisme politique s’annonce qui sera plus difficile à surmonter que les péripéties de la fin de la guerre du Vietnam. Le déballage se fait devant le monde entier. L’heure du bilan a déjà commencé et s’il s’annonce ravageur, les trois dernières équipes présidentielles étant concernées, il y a fort à parier qu’il sera surmonté.
Dans une large partie de la planète on peut toujours considérer que le pouvoir est au bout du fusil selon la formule en vogue dans les années soixante et soixante-dix. Les conflits en cours vont trouver un formidable encouragement à leurs objectifs devant l’incapacité de la première puissance à façonner le monde à sa guise. Ce qui s’était esquissé au lendemain de la fin de la guerre froide, la multiplication de désordres échappant aux logiques anciennes, va retrouver une nouvelle jeunesse et encourager l’extension de zones grises laissant l’Occident spectateur impuissant face à l’anomie créée. Devant ces zones grises les instruments du monde ancien – armes nucléaires, engagements prolongés sur le terrain – seront inopérants. Il ne reste plus que modèle israélien vis-à-vis de Gaza, c’est-à-dire l’expédition punitive courte – pour éviter les retours d’opinions publiques – accompagnée pour le temps long de toutes les mesures d’asphyxie économiques, juridiques et financières que procure le statut de principale puissance encore dotée de l’hégémonie du dollar.
Le monde devra désormais vivre avec un islam radical conquérant dont l’ambition n’a cessé de croître depuis la chute, en 1979, du régime le plus occidentalisé d’Orient, celui du Shah d’Iran. Ce retour du religieux, qui n’est pas que la marque de l’islam, fait son chemin depuis plusieurs décennies, ne peut qu’être dopé par la chute de Kaboul. L’influence intégriste s’étale déjà dans de larges parties de l’Asie et de l’Afrique et s’oppose au Sahel aux troupes occidentales désemparées, devant les faibles succès rencontrés, sur la stratégie à adopter. La responsabilité de l’Occident dans ces remontées est écrasante. Cette islam a été instrumentalisé pour éliminer les progressistes au Moyen-Orient, pour casser les expériences de construction nationale portées par les gauches nationalistes issues des luttes de décolonisation. Depuis le soutien américain aux Moudjahidines antisoviétiques d’Afghanistan qui essaimèrent dans maintes régions du monde, en passant par l’intervention en Irak qui entraîna la création de Daech et livra le pays à l’influence iranienne jusqu’à l’expédition en Libye dont le contrecoup déstabilisa le Sahel, l’Occident a créé l’objet de ses turpitudes. Et il ne peut, sans gloire, que proposer d’abandonner ces populations à la férule de régimes moyenâgeux qui devront seulement s’engager à ne pas laisser se développer de préparatifs hostiles à partir de leur territoire. Ce qui n’est pas assuré.
On est bien loin des projets devant refaçonner le Grand Moyen-Orient en démocratie. Ce n’est plus à l’agenda. La perspective est celle du retrait qui découle de la fin de la croyance qu’il était possible, par les armes ou les expéditions guerrières d’imposer la démocratie, les droits de l’homme ou le « nation building ». Les États-Unis ne nourrissent plus une telle ambition, qui n’a souvent été agitée que comme prétexte, tout à leur grande préoccupation de conserver leur première place face à un rival montant. Il y a un basculement des priorités que les alliés doivent comprendre et dont ils doivent aussi savoir que s’ils leur venait l’envie de s’engager dans ce type de voie, ce serait sans appui.
Dans le domaine des idées, cette défaite nous fait faire retour aux propos de Samuel Huntington. Peu d’auteurs auront fait l’objet d’aussi nombreux commentaires, pour être décrié ou salué, que celui qui annonçait en 1993, dans un article de la revue américaine Foreign Affairs que nous étions désormais entrés dans l’ère du « choc des civilisations ». On mesure aujourd’hui combien il a mal été interprété et incompris. Connaissant le sort du messager qui apporte la mauvaise nouvelle, il a été fusillé. Et il a été trouvé plus confortable de se mettre la tête dans le sable plutôt que de l’entendre. Que nous dit il ? Que le temps des grands conflits idéologiques susceptibles de dégénérer en guerres était terminé. Qu’ils feraient place à une nouvelle forme de conflictualité adossée à des civilisations fortement marquées par des religions, et que dans le contexte d’un Occident déclinant, il était vain d’aller guerroyer dans ces terres étrangères car l’échec serait prévisible. Après s’être opposé à la guerre du Vietnam, l‘auteur condamnera les interventions en Afghanistan et en Irak et prendra soin de se démarquer de la ligne bushienne des neocons de la « guerre globale au terrorisme » dont on a essayé de lui attribuer la paternité. Le temps est venu de le lire comme prédicteur et non comme prescripteur.
Enfin, on feint de découvrir que ces conflits prolongés présentent partout la même conséquence. Ils précipitent les populations civiles dans la recherche d’un exil et poussent à la montée des flux migratoires. Les pays d’accueil sollicités étant rarement les pays responsables. Très tôt mobilisé, le président Macron nous met en garde. Les possibilités d’accueil sont limitées et devant la multiplication de ces zones grises à venir, il est impossible de ne pas réguler les flux migratoires. Chacun a compris que dans ce domaine aussi le discours avait changé et que Kaboul marquera un tournant. Bref, il ne nous dit pas autre chose que les flux migratoires sont à la fois inévitables et impossibles et qu’ils interpellent les traditions d’internationalisme : aider à fuir ou aider à s’organiser et à résister lorsque un partage de valeurs est possible et qu’une option progressiste et souhaitée ?
On n’a pas fini de digérer les leçons de la chute de Kaboul.
Michel Rogalsky, « Ce que la chute de Kaboul nous dit du monde à venir »
(Éditorial)
(Éditorial)
Michel Rogalski, Ce que la chute de Kaboul nous dit du monde à venir [Éditorial]
DOSSIER
PROBLÈMES CONTEMPORAINS DE L’AFRIQUE SUBSAHARIENNE
Raphaël Porteilla, Problèmes contemporains de l’Afrique subsaharienne [Présentation]
Thierry Amougou, La problématique du « déficit de développement réel » en Afrique
subsaharienne
Toussaint Kounouho, L’Afrique dans la pensée stratégique : entre déclassement et réhabilitation
Pierre-Paul Dika Elokan, Énergie électrique et développement en Afrique
Archange Bissue Bi Nze, Centrafrique : la Russie dans le pré carré français
André Bourgeot, Accords pour la paix au Mali : bilan et prospectives
Robert Charvin, Côte d’Ivoire 2021 : bataille pour les souverainetés nationale et populaire
Munda Simamba Baruti, Crises politico-sécuritaires et élections en Centrafrique
Gilles Sawadogo, Troisièmes mandats en Afrique : le « deux poids deux mesures »
d’Emmanuel Macron
Joseph Boniface Camara, La religion, nouvel outil du néocolonialisme en Afrique
Hélène M. Passtoors, L’exceptionnalisme sud-africain dans le contexte de la xénophobie : morceaux choisis
NOTES DE LECTURE
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