4 avril 2022

ANALYSE : Guerre en Ukraine : quel champ d’action pour la Cour pénale internationale ?

Catherine MAIA

Depuis le début de l’offensive militaire russe en Ukraine le 24 février 2022, médias et réseaux sociaux relaient des informations faisant état de la mort de civils, d’importants mouvements de 
réfugiés et déplacés, de destructions diverses, y compris la commission d’exactions qui seraient constitutives de crimes internationaux.

Chacun des camps s’accuse mutuellement de graves violations, la Russie reprochant spécialement à l’Ukraine d’utiliser des civils comme boucliers humains, l’Ukraine dénonçant particulièrement des massacres et l’utilisation d’armes frappant sans discrimination par la Russie. Si cette rhétorique peut être vue comme un facteur participant à la propagande de guerre et au discrédit de la partie adverse, elle pose aussi la question du champ d’action de la Cour pénale internationale (CPI) lorsque sont en cause deux États tiers au Statut de Rome établissant cette juridiction.

 
Les appels au respect du droit international

Dès les prémices du conflit, dans une stratégie de lawfare, autrement dit de guerre par le droit, l’Ukraine a utilisé le droit international à des fins stratégiques pour que soit reconnu son statut d’État agressé et cible de graves exactions et, corrélativement, pour que soit affaiblie la position de la Russie. La mobilisation de la communauté internationale par l’Ukraine a conduit plusieurs organes, sur le plan politique comme sur le plan juridictionnel, à un rappel de l’importance du respect des principes les plus élémentaires du droit international, en général, et des droits humains et du droit humanitaire, en particulier.

Face à la paralysie du Conseil de sécurité, le 2 mars, l’Assemblée générale a adopté, par 141 votes pour, 5 votes contre, et 35 abstentions, une résolution (A/RES/ES-11/1) déplorant l’agression contre l’Ukraine et demandant à la Russie d’y mettre fin immédiatement. Le 24 mars, elle a adopté par 140 votes pour, 5 votes contre et 38 abstentions une deuxième résolution (A/RES/ES-11/2) sur les conséquences humanitaires de l'agression contre l'Ukraine, dans laquelle, tout en réitérant son exigence d’un arrêt immédiat des hostilités, elle « condamne toutes les violations du droit international humanitaire et les violations et abus des droits de l'homme, et demande à toutes les parties au conflit armé de respecter strictement le droit international humanitaire ». Malgré leur absence de force contraignante, ces résolutions ont une portée symbolique forte de l’importance attachée au respect du droit international par les États dans leur ensemble.

Cette préoccupation du respect du droit international se retrouve aussi dans les décisions des juridictions mobilisées par l’Ukraine. Au niveau régional, saisie d’une requête interétatique par le gouvernement ukrainien concernant les opérations militaires menées par la Russie, ainsi que de nombreuses requêtes individuelles, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu l’existence d’un risque réel et continu de violations graves des droits garantis par la Convention européenne justifiant l’indication de mesures provisoires urgentes. En ce sens, la Cour européenne a appelé le gouvernement russe à s’abstenir de lancer des attaques militaires contre les personnes civiles et les biens de caractère civil, dont les écoles et les hôpitaux (1er mars), mais aussi à garantir le libre accès de la population civile à des couloirs d’évacuation sécurisés (4 mars), ceux-ci devant permettre aux personnes civiles de chercher refuge dans des régions plus sûres de l’Ukraine (1er avril). Malgré l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe le 16 mars, la force contraignante de ces mesures demeure valide, la Cour ayant indiqué, dans une résolution du 23 mars, que le pays ne cesserait d’être partie à la Convention européenne qu’au terme de six mois, soit à compter du 16 septembre.

Au niveau international, le gouvernement ukrainien a saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) d’une demande en indication de mesures conservatoires concernant un différend relatif à l’interprétation et à l’application de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Le gouvernement russe ayant justifié son « opération militaire spéciale », notamment en la plaçant sous le prisme de la responsabilité de protéger les populations russophones des régions ukrainiennes de Donetsk et Louhansk d’un prétendu génocide, une telle justification a permis à l’Ukraine d’utiliser la clause compromissoire prévue dans la Convention sur le génocide, dont elle est partie avec la Russie.

Par son ordonnance du 26 février, la CIJ a demandé à la Russie par 13 voix contre 2 (juges russe et chinois), que soit suspendues immédiatement les opérations militaires initiées en février sur le territoire ukrainien et qu’aucune unité militaire ou irrégulière sous son contrôle ne commette d’actes tendant à la poursuite de ces opérations. En outre, la CIJ a demandé aux deux parties, à l’unanimité, de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend ou de rendre son règlement plus difficile, ce qui, implicitement, est un appel au respect du droit humanitaire par tous. À cet égard, le refus de la Russie de comparaître n’altère nullement la force contraignante des mesures conservatoires prononcées.


Le régime de droit commun des crimes internationaux

Ces appels au respect du droit international ne semblent pas avoir eu d’impact tangible sur le champ de bataille. Dès lors, les allégations persistantes de crimes internationaux conduisent à s’interroger sur le jugement de telles exactions, spécialement par la CPI, unique juridiction pénale internationale à la fois permanente et à vocation universelle, et présentant l’intérêt majeur du défaut de pertinence des fonctions politiques ou militaires officielles, et donc, des immunités qui leur sont attachées (article 27 du Statut de Rome).

Pour qu’un crime relève de la compétence ratione materiae de la CPI, il doit s'agir de l’un des crimes visés à l'article 5 du Statut de Rome. Conformément à cette disposition, la CPI n’a pas une compétence matérielle générale, mais une compétence restreinte aux « crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale », à savoir : « a) Le crime de génocide ; b) Les crimes contre l'humanité ; c) Les crimes de guerre ; d) Le crime d'agression ». Au regard de leur gravité, ces crimes sont imprescriptibles (article 29 du Statut de Rome). Dans le cas spécifique du conflit en Ukraine, la CPI a donc une compétence matérielle s'agissant des éventuels crimes de guerre, crimes contre l'humanité, voire du crime de génocide, qui seraient commis par les belligérants.

Par ailleurs, les crimes allégués doivent encore remplir l'une des deux conditions mentionnées à l'article 12 du Statut de Rome, c'est-à-dire qu'ils doivent avoir été commis par un ressortissant d'un État partie ou d'un État ayant déposé une déclaration d'acceptation de la compétence de la CPI conformément à l'article 12 §3 du Statut (compétence ratione personae) ou bien sur le territoire d'un État partie audit Statut ou d'un État ayant déposé ladite déclaration (compétence ratione loci). 

La compétence de la CPI peut alors être exercée si une situation dans laquelle des crimes semblent avoir été perpétrés est déférée au Procureur soit par un État partie, soit par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ou si le Procureur décide l’ouverture d’une enquête proprio motu (article 13 du Statut de Rome).

D’emblée, en raison de la position de la Russie comme membre permanent du Conseil de sécurité doté d’un droit de veto, une saisine par cet organe est ici à écarter. Pour l’heure, ce n’est qu’à deux reprises que le Conseil a déféré une situation à la CPI, en 2005 dans le cas du Darfour (Soudan), d’une part, et en 2011 dans le cas de la Libye, d’autre part.

En outre, ni la Russie ni l'Ukraine ne sont parties au Statut de Rome. La Russie s’était montrée initialement favorable à la CPI, allant jusqu’à signer le Statut de Rome le 13 septembre 2000. Cette signature l’obligeait a minima, conformément à l’article 18 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, à ne pas agir au mépris de l’objet et du but dudit Statut. Par la suite, la Russie s’est toutefois ravisée, en notifiant, le 30 novembre 2016, son intention de ne pas ratifier ce Statut, ce qui la déliait ainsi de cette obligation minimale, comme l'avaient fait avant elle les États-Unis, Israël et le Soudan.

L'Ukraine a signé le Statut de Rome le 20 janvier 2000, mais elle n’a pas davantage procédé à sa ratification, si bien qu’elle n’est pas en mesure de déférer, de son propre chef, sa situation au Bureau du Procureur. Toutefois, à deux reprises, elle a exercé sa prérogative consistant à reconnaître la compétence de la CPI, dans le cas où celle-ci déciderait de l’exercer, à l'égard de crimes allégués perpétrés sur son territoire et visés par le Statut de Rome (article 12 §3 du Statut de Rome).

Par une première déclaration du 9 avril 2014, l’Ukraine a admis la compétence de la CPI à l'égard des crimes qui auraient été perpétrés sur son territoire national entre le 21 novembre 2013 et le 22 février 2014. Par une deuxième déclaration du 8 septembre 2015, l’Ukraine a ensuite élargi ce cadre temporel pour une durée indéterminée, afin d'englober les crimes qui continueraient à être perpétrés sur le territoire ukrainien depuis le 20 février 2014. Les exactions visées étaient alors liées aux violences qui avaient éclaté dans le contexte de la répression des manifestations pro-européennes de Maïdan à Kiev, ainsi que dans le contexte de l'annexion russe de la Crimée et de la guerre dans le Donbass. Grâce à ce mécanisme de déclaration ad hoc, l'Ukraine a ainsi pu reconnaître la compétence de la CPI pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le crime de génocide sans engager de processus d’adhésion au Statut de Rome.

Au terme de l’examen préliminaire de la situation en Ukraine, en décembre 2020, l’ancienne Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, avait annoncé qu’elle considérait qu’il existait une base raisonnable permettant de croire que, depuis 2014, avaient été commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dont la gravité justifiait l'ouverture d'une enquête. Afin de permettre le passage à cette phase de l’enquête, il était encore nécessaire soit que la Procureure obtienne l’autorisation de la Chambre préliminaire de la CPI, soit que la situation soit déférée à son Bureau par un ou plusieurs États parties au Statut de Rome.

Si Fatou Bensouda n’a pas eu l’opportunité de faire une demande formelle à la Chambre préliminaire, dès les premiers jours du conflit en Ukraine, son successeur Karim Khan a déclaré sa volonté d'ouvrir une enquête concernant cette situation, avec l'intention d'y inclure « toute nouvelle allégation de crime relevant de la compétence de [s]on Bureau, commis par toute partie au conflit sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit ». 
Aussi a-t-il appelé les États parties à lui renvoyer la situation de l’Ukraine, afin d’accélérer la procédure.


À ce jour, 41 États parties qui ont répondu favorablement à cet appel. Cette mobilisation inédite d’un tiers de l’ensemble des États parties – y compris tous les pays membres de l’Union européenne – tend à démontrer la volonté d’une partie de la communauté internationale d’utiliser le droit comme outil de pacification. Elle a ainsi permis au Procureur d’annoncer officiellement, le 2 mars, l’ouverture d’une enquête sur les crimes commis en Ukraine depuis le 21 novembre 2013.


Le régime spécifique du crime d’agression

Dans le cadre du conflit en Ukraine, si la CPI est compétente concernant les catégories des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, voire d’un génocide qui seraient commis par toutes les parties au conflit armé, en revanche, elle n’est pas compétente concernant la catégorie du crime d'agression, qui obéit à un régime spécifique.

Une telle compétence a certes été insérée dans le Statut de Rome qui fait de la CPI – dans l’attente de l’entrée en vigueur du Protocole de Malabo concernant la future Cour africaine de justice et des droits de l’homme – la seule juridiction pénale internationale ayant compétence en la matière. Selon l’article 8 bis du Statut de Rome : « on entend par "crime d’agression" la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d'un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies » (§1). Concrètement, conformément à la définition retenue dans la Résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies de 1974, l’ « acte d’agression » doit consister en « l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies » (§2).

Si l’invasion ou l’attaque par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État caractérisent distinctement un acte d’agression et si la compétence de la CPI pour la catégorie du crime d’agression a été activée en 2018, celle-ci est cependant restreinte aux actes d’agression qui seraient commis entre des États ayant ratifié à la fois le Statut de Rome et les amendements de Kampala relatifs au crime d’agression. Contrairement aux autres catégories de crimes, pour lesquels les États tiers peuvent accepter la compétence de la CPI par une déclaration ad hoc, une telle faculté est donc exclue pour le crime d’agression. À ce jour, sur les 123 États parties au Statut de Rome, seuls 43 ont également accepté les amendements de Kampala.

Ainsi, en dehors de l’hypothèse guère réaliste d’un renvoi de la situation par le Conseil de sécurité (article 15 ter du Statut de Rome), concernant les États tiers, comme le sont l’Ukraine et la Russie, « la Cour n’exerce pas sa compétence à l’égard du crime d’agression quand celui-ci est commis par des ressortissants de cet État ou sur son territoire » (article 15 bis du Statut de Rome).


Le nécessaire renforcement de la CPI

Si la mobilisation des États parties au Statut de Rome est sans précédent, force est d’admettre qu’en rester là serait insuffisant. Face à des situations aussi complexes que celle de la guerre en Ukraine, il est primordial d’avoir une justice internationale forte, ce qui se joue d’abord au niveau interne. En effet, s’il est indéniable que les juridictions internationales, y compris la CPI, offrent parfois leur lot de désillusions, il est tout aussi indéniable que c’est essentiellement dû au fait que ces juridictions sont créées sans être dotées des moyens indispensables à leur fonctionnement efficient.

Avoir une justice pénale forte au niveau international passe donc par le vote d’un budget suffisant pour financer les enquêtes et les jugements, afin que l’ouverture de nouveaux dossiers ne se fasse pas au détriment d’autres. C’est la raison pour laquelle, lors de l’annonce de l’ouverture de son enquête, le Procureur de la CPI s’est adressé aux États parties, et à la communauté internationale dans son ensemble, pour demander des moyens financiers et humains supplémentaires : « Le degré d'urgence et l'importance de notre mission sont bien trop grands pour que nous nous laissions prendre dans l'étau du manque de moyens », a-t-il insisté. Il est vrai que le manque de ressources financières a été dernièrement aggravé par une « crise de liquidités » causée par des retards dans le paiement des contributions à la CPI. Ce phénomène, que l'on retrouve dans d’autres tribunaux internationaux, est au cœur des obstacles rencontrés par la juridiction depuis son entrée en fonction en 2002, ce qui a parfois contraint le Procureur à faire des choix politiques dans la sélection de ses dossiers. Il s’agira donc de doter la CPI de ressources suffisantes pour avancer sur cette situation.

Par ailleurs, la CPI n’ayant pas de forces de police propres, il sera essentiel d’obtenir une coopération pleine et entière des États à toutes les phases de la procédure. Sans une telle coopération étatique – et on peut présager qu’elle sera conflictuelle si ce n’est inexistante dans le cas de la Russie – notamment dans le recueil des éléments de preuves, l’exécution des mandats d'arrêts, l’autorisation de la poursuite d'enquêtes sur leurs territoires, ainsi que la prise en charge de l'exécution des peines, les procédures lancées par la CPI resteront lettre morte. Au-delà des moyens financiers, il est donc tout aussi essentiel d’obtenir une pleine coopération des États, spécialement des États parties au conflit, des ONG et de la société civile, afin d’établir les responsabilités pénales individuelles.

D’ores et déjà, un enjeu cardinal consiste à recenser les potentiels crimes internationaux des forces en présence dans le conflit actuel. Tandis que la Russie a bloqué, après huit ans de mandat, le renouvellement annuel de la mission d'observation de l'OSCE en Ukraine expirant le 31 mars, on peut saluer la résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies du 4 mars qui a décidé la création d’une commission d’enquête internationale sur les violations des droits humains et du droit humanitaire en Ukraine après l’invasion russe.

Selon la résolution du Conseil des droits de l’homme 
 à l’instar de la mission des commissions d’enquête précédemment mises en place dans des crises et des conflits notamment au Myanmar, Éthiopie, Libye ou Syrie , les enquêteurs seront chargés de « recueillir, rassembler et analyser les éléments de preuve attestant de (...) violations » des droits humains et du droit international humanitaire résultant de l’invasion russe en Ukraine, en vue de futurs procès, et d’identifier les responsables de ces violations « afin qu’ils aient à répondre de leurs actes ».

 
Les autres voies de justice accessibles

Dès lors que la voie de la CPI paraît inaccessible pour le crime d’agression et semée d’embûches pour les autres crimes, et que cette juridiction n’a, en tout état de cause, pas vocation à juger tous les auteurs de crimes internationaux, est-ce à dire qu’aucune autre voie de justice n’est accessible ? Des alternatives peuvent-elles exister au niveau interne et au niveau international ?

La justice internationale étant complémentaire, autrement dit subsidiaire à la justice nationale, une autre voie demeure celle des tribunaux internes. Au titre de la compétence territoriale, les tribunaux ukrainiens peuvent juger les crimes internationaux allégués commis sur le territoire national. Au titre de la compétence personnelle, il en va de même des tribunaux des États de la nationalité des suspects des deux camps (compétence personnelle active) ou de la nationalité des victimes (compétence personnelle passive), à condition que les responsables suspectés puissent être arrêtés pour être jugés en leur présence et qu’ils ne soient pas protégés par une immunité de juridiction pénale liée aux fonctions dont ils ont la charge. Comme l’a rappelé la CIJ, quelle que soit la nature des crimes reprochés, les immunités établies par le droit international coutumier visent à protéger les hauts responsables d’un État « contre tout acte d'autorité de la part d'un autre État qui ferait obstacle à l'exercice de [leurs] fonctions » (CIJ, Mandat d'arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt du 14 février 2002, §54).

Par ailleurs, les tribunaux internes reconnaissant la compétence universelle pourraient juger tout individu pour des crimes perpétrés en dehors du territoire de l’État du for et à l’encontre de victimes n’ayant pas la nationalité de l’État du for. Une telle compétence universelle a ainsi permis 
dernièrement le jugement de Syriens, notamment en Allemagne. Toutefois, les critères de sa mise en œuvre sont plus ou moins restrictifs selon les pays et exigent, le plus souvent, non seulement la présence des accusés sur le territoire national des tribunaux compétents, mais encore l’inexistence d’une immunité.


En matière de crimes internationaux, ces critères peuvent être flexibilisés. D’une part, certains tribunaux nationaux pourraient juger des personnes suspectées d’avoir commis un crime à l'étranger qui ne se trouvent pas sur le territoire national. D’autre part, si les chefs d’État ou de gouvernement en exercice sont protégés par une immunité ratione personae, lorsqu’ils ont cessé leurs fonctions, certains tribunaux nationaux pourraient écarter leur immunité ratione materiae pour les actes commis durant l’exercice de leurs fonctions mais détachables de celles-ci, tels des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, car n’entrant pas dans les fonctions considérées comme normales du gouvernement d’un État.

Enfin, au niveau international, au regard des obstacles devant la CPI quant aux poursuites du crime d’agression et quant à l’impossibilité de procès in absentia, et conformément au souhait émis par d’éminents juristes, une autre voie pourrait être celle de la création d’un tribunal ad hoc compétent pour enquêter et juger les individus à l’origine de la situation d’agression à l’encontre de l’Ukraine.

Un tel tribunal spécial se heurterait néanmoins à d’inextricables défis, à commencer par l’initiative de sa création. Celle-ci ne pourrait pas, en raison du veto russe, venir du Conseil de sécurité agissant sur le fondement du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Elle pourrait éventuellement venir de l’Assemblée générale, qui a déjà démontré sa mobilisation, si une volonté majoritaire se dégageait en faveur d’une juridiction comme organe subsidiaire basé sur une résolution, voire comme organe autonome basé sur un traité qui serait ouvert à la ratification des États. Cependant, au-delà de questions concrètes liées au choix du siège du tribunal, à son financement, à sa composition, à l’obtention des preuves, à l’arrestation des suspects, ou encore à l’opposabilité des immunités, comment imposer l'exercice de la compétence d’un tribunal à un État qui le refuse ?

Une enquête et des poursuites équitables et efficaces nécessiteraient certainement un changement de régime en Russie pour que les hauts responsables politiques et militaires soient jugés, soit au niveau national par les tribunaux internes, soit au niveau international par la CPI après ratification du Statut de Rome et des amendements de Kampala. Cela rendrait alors inutile la création d’un tribunal spécial. Au regard de toutes ces difficultés, certains craignent que la création d’un tribunal spécial dans le présent cas soit une fausse bonne idée qui pourrait même saper le but ultime du droit international qu’est la paix et la sécurité internationales. En effet, s'il venait à échouer à lancer des poursuites, il viendrait confirmer aux États forts qu’ils peuvent commettre des agressions en toute impunité, mais s’il venait à engager de telles poursuites, il n’est pas certain que ce précédent se répète dans une configuration similaire, ce qui renforcerait l’intolérable sélectivité d'une application du droit international selon deux poids deux mesures.

Ce sont là autant d’écueils qui prescrivent certainement de reconsidérer le cadre inadéquat du crime d’agression pour le rendre plus aisément justiciable après les condamnations pour crime contre la paix prononcées en 1946 et 1948 par les Tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo. Plus globalement, la lutte contre l’impunité partout dans le monde impose également de continuer à penser l’efficacité et la légitimité de la justice internationale pénale ayant une vocation universelle à l’égard de crimes imprescriptibles et dépendant étroitement du renforcement des standards de justice sur le plan interne. 



© Sergey Bobok / AFP


Catherine MAIA, « Guerre en Ukraine : quel champ d’action pour la Cour pénale internationale ? », Multipol, 04/04/2022

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