Catherine MAIA
Depuis le début de l’offensive militaire russe en Ukraine le
24 février 2022, médias et réseaux sociaux relaient des informations faisant
état de la mort de civils, d’importants mouvements de réfugiés et déplacés, de destructions diverses, y
compris la commission d’exactions qui seraient constitutives de crimes
internationaux.
Chacun des camps s’accuse mutuellement de graves violations,
la Russie reprochant spécialement à l’Ukraine d’utiliser des civils comme
boucliers humains, l’Ukraine dénonçant particulièrement des massacres et l’utilisation
d’armes frappant sans discrimination par la Russie. Si cette rhétorique peut être vue comme
un facteur participant à la propagande de guerre et au discrédit de la partie
adverse, elle pose aussi la question du champ d’action de la Cour pénale
internationale (CPI) lorsque sont en cause deux États tiers au Statut de Rome
établissant cette juridiction.
Les appels au respect du droit international
Dès les prémices du conflit, dans une stratégie de lawfare, autrement dit de guerre par le droit, l’Ukraine a utilisé le droit international à des fins stratégiques pour que soit reconnu son statut d’État agressé et cible de graves exactions et, corrélativement, pour que soit affaiblie la position de la Russie. La mobilisation de la communauté internationale par l’Ukraine a conduit plusieurs organes, sur le plan politique comme sur le plan juridictionnel, à un rappel de l’importance du respect des principes les plus élémentaires du droit international, en général, et des droits humains et du droit humanitaire, en particulier.
Face à la paralysie du Conseil de sécurité, le 2 mars, l’Assemblée générale a adopté, par 141 votes pour, 5 votes contre, et 35 abstentions, une résolution (A/RES/ES-11/1) déplorant l’agression contre l’Ukraine et demandant à la Russie d’y mettre fin immédiatement. Le 24 mars, elle a adopté par 140 votes pour, 5 votes contre et 38 abstentions une deuxième résolution (A/RES/ES-11/2) sur les conséquences humanitaires de l'agression contre l'Ukraine, dans laquelle, tout en réitérant son exigence d’un arrêt immédiat des hostilités, elle « condamne toutes les violations du droit international humanitaire et les violations et abus des droits de l'homme, et demande à toutes les parties au conflit armé de respecter strictement le droit international humanitaire ». Malgré leur absence de force contraignante, ces résolutions ont une portée symbolique forte de l’importance attachée au respect du droit international par les États dans leur ensemble.
Cette préoccupation du respect du droit international se retrouve aussi dans les décisions des juridictions mobilisées par l’Ukraine. Au niveau régional, saisie d’une requête interétatique par le gouvernement ukrainien concernant les opérations militaires menées par la Russie, ainsi que de nombreuses requêtes individuelles, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu l’existence d’un risque réel et continu de violations graves des droits garantis par la Convention européenne justifiant l’indication de mesures provisoires urgentes. En ce sens, la Cour européenne a appelé le gouvernement russe à s’abstenir de lancer des attaques militaires contre les personnes civiles et les biens de caractère civil, dont les écoles et les hôpitaux (1er mars), mais aussi à garantir le libre accès de la population civile à des couloirs d’évacuation sécurisés (4 mars), ceux-ci devant permettre aux personnes civiles de chercher refuge dans des régions plus sûres de l’Ukraine (1er avril). Malgré l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe le 16 mars, la force contraignante de ces mesures demeure valide, la Cour ayant indiqué, dans une résolution du 23 mars, que le pays ne cesserait d’être partie à la Convention européenne qu’au terme de six mois, soit à compter du 16 septembre.
Au niveau international, le gouvernement ukrainien a saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) d’une demande en indication de mesures conservatoires concernant un différend relatif à l’interprétation et à l’application de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Le gouvernement russe ayant justifié son « opération militaire spéciale », notamment en la plaçant sous le prisme de la responsabilité de protéger les populations russophones des régions ukrainiennes de Donetsk et Louhansk d’un prétendu génocide, une telle justification a permis à l’Ukraine d’utiliser la clause compromissoire prévue dans la Convention sur le génocide, dont elle est partie avec la Russie.
Par
son ordonnance
du 26 février, la CIJ a demandé à la Russie par 13 voix contre 2 (juges
russe et chinois), que soit suspendues immédiatement les opérations militaires
initiées en février sur le territoire ukrainien et qu’aucune unité militaire ou
irrégulière sous son contrôle ne commette d’actes tendant à la poursuite de ces
opérations. En outre, la CIJ a demandé aux deux parties, à l’unanimité, de s’abstenir
de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend ou de rendre
son règlement plus difficile, ce qui, implicitement, est un appel au respect du
droit humanitaire par tous. À cet égard, le refus de la Russie de
comparaître n’altère nullement la force
contraignante des mesures conservatoires prononcées.
Le régime de droit commun des crimes internationaux
Ces appels au respect du droit international ne semblent pas avoir eu d’impact
tangible sur le champ de bataille. Dès lors, les allégations persistantes de
crimes internationaux conduisent à s’interroger sur le jugement de telles
exactions, spécialement par la CPI, unique juridiction pénale internationale à
la fois permanente et à vocation universelle, et présentant l’intérêt majeur du
défaut de pertinence des fonctions politiques ou militaires officielles, et
donc, des immunités qui leur sont attachées (article 27 du Statut de Rome).
Pour qu’un crime relève de la compétence ratione materiae de la
CPI, il doit s'agir de l’un des crimes visés à l'article 5 du Statut de Rome.
Conformément à cette disposition, la CPI n’a pas une compétence matérielle
générale, mais une compétence restreinte aux « crimes les plus graves qui
touchent l'ensemble de la communauté internationale », à savoir : « a) Le crime
de génocide ; b) Les crimes contre l'humanité ; c) Les crimes de guerre ; d) Le
crime d'agression ». Au regard de leur gravité, ces crimes sont
imprescriptibles (article 29 du Statut de Rome). Dans le cas spécifique du
conflit en Ukraine, la CPI a donc une compétence matérielle s'agissant des
éventuels crimes de guerre, crimes contre l'humanité, voire du crime de
génocide, qui seraient commis par les belligérants.
Par ailleurs, les crimes allégués doivent encore remplir l'une des deux conditions mentionnées à l'article 12 du Statut de Rome, c'est-à-dire qu'ils doivent avoir été commis par un ressortissant d'un État partie ou d'un État ayant déposé une déclaration d'acceptation de la compétence de la CPI conformément à l'article 12 §3 du Statut (compétence ratione personae) ou bien sur le territoire d'un État partie audit Statut ou d'un État ayant déposé ladite déclaration (compétence ratione loci).
La compétence de la CPI peut alors être exercée si une situation dans laquelle des crimes semblent avoir été perpétrés est déférée au Procureur soit par un État partie, soit par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ou si le Procureur décide l’ouverture d’une enquête proprio motu (article 13 du Statut de Rome).
D’emblée, en raison de la position de la Russie comme membre permanent du
Conseil de sécurité doté d’un droit de veto, une saisine par cet organe est ici
à écarter. Pour l’heure, ce n’est qu’à deux reprises que le Conseil a déféré
une situation à la CPI, en 2005 dans le cas du Darfour (Soudan), d’une part, et
en 2011 dans le cas de la Libye, d’autre part.
En outre, ni la Russie ni l'Ukraine ne sont parties au Statut de Rome. La
Russie s’était montrée initialement favorable à la CPI, allant jusqu’à signer le
Statut de Rome le 13 septembre 2000. Cette signature l’obligeait a
minima, conformément à l’article 18 de la Convention de Vienne sur le droit
des traités de 1969, à ne pas agir au mépris de l’objet et du but dudit Statut.
Par la suite, la Russie s’est toutefois ravisée, en notifiant, le 30 novembre
2016, son intention de ne pas ratifier ce Statut, ce qui la déliait ainsi de
cette obligation minimale, comme l'avaient fait avant elle les États-Unis,
Israël et le Soudan.
L'Ukraine a signé le
Statut de Rome le 20 janvier 2000, mais elle n’a pas davantage procédé à sa
ratification, si bien qu’elle n’est pas en mesure de déférer, de son propre
chef, sa situation au Bureau du Procureur. Toutefois, à deux reprises, elle a
exercé sa prérogative consistant à reconnaître la compétence de la CPI, dans le
cas où celle-ci déciderait de l’exercer, à l'égard de crimes allégués perpétrés
sur son territoire et visés par le Statut de Rome (article 12 §3 du Statut de
Rome).
Par une première
déclaration du 9 avril 2014, l’Ukraine a admis la compétence de la CPI
à l'égard des crimes qui auraient été perpétrés sur son territoire national
entre le 21 novembre 2013 et le 22 février 2014. Par une deuxième
déclaration du 8 septembre 2015, l’Ukraine a ensuite élargi ce cadre
temporel pour une durée indéterminée, afin d'englober les crimes qui
continueraient à être perpétrés sur le territoire ukrainien depuis le 20 février
2014. Les exactions visées étaient alors liées aux violences qui avaient éclaté
dans le contexte de la répression des manifestations pro-européennes
de Maïdan à Kiev, ainsi que dans le contexte de l'annexion russe de la
Crimée et de la guerre dans le Donbass. Grâce à ce mécanisme de
déclaration ad hoc, l'Ukraine a ainsi pu reconnaître la compétence
de la CPI pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le crime
de génocide sans engager de processus d’adhésion au Statut de Rome.
Au terme de l’examen préliminaire de la situation en Ukraine, en décembre 2020,
l’ancienne Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, avait annoncé qu’elle
considérait qu’il existait une base raisonnable permettant de croire que,
depuis 2014, avaient été commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité
dont la gravité justifiait l'ouverture d'une enquête. Afin de permettre le
passage à cette phase de l’enquête, il était encore nécessaire soit que la
Procureure obtienne l’autorisation de la Chambre préliminaire de la CPI, soit
que la situation soit déférée à son Bureau par un ou plusieurs États parties au
Statut de Rome.
Si Fatou Bensouda n’a pas eu l’opportunité de faire une demande formelle à la
Chambre préliminaire, dès les premiers jours du conflit en Ukraine, son
successeur Karim Khan a déclaré sa volonté d'ouvrir
une enquête concernant cette situation, avec l'intention d'y inclure «
toute nouvelle allégation de crime relevant de la compétence de [s]on Bureau,
commis par toute partie au conflit sur quelque partie du territoire ukrainien
que ce soit ». Aussi a-t-il appelé les États parties à lui renvoyer la situation
de l’Ukraine, afin d’accélérer la procédure.
À ce jour, 41
États parties qui ont répondu favorablement à cet appel. Cette mobilisation
inédite d’un tiers de l’ensemble des États parties – y compris tous les pays
membres de l’Union européenne – tend à démontrer la volonté d’une partie
de la communauté internationale d’utiliser le droit
comme outil de pacification. Elle a ainsi permis au Procureur d’annoncer officiellement,
le 2 mars, l’ouverture d’une enquête sur les crimes commis en Ukraine depuis le
21 novembre 2013.
Le régime spécifique du crime d’agression
Dans le cadre du conflit en Ukraine, si la CPI est compétente concernant les
catégories des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, voire d’un
génocide qui seraient commis par toutes les parties au conflit armé, en
revanche, elle n’est pas compétente concernant la catégorie du crime
d'agression, qui obéit à un régime spécifique.
Une telle compétence a certes été insérée dans le Statut de Rome qui fait de la
CPI – dans l’attente de l’entrée en vigueur du Protocole
de Malabo concernant la future Cour africaine de justice et des droits
de l’homme – la seule juridiction pénale internationale ayant compétence en la
matière. Selon l’article 8 bis du Statut de Rome : « on entend
par "crime d’agression" la planification, la préparation, le
lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler
ou de diriger l’action politique ou militaire d'un État, d’un acte d’agression
qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation
manifeste de la Charte des Nations Unies » (§1). Concrètement, conformément à
la définition retenue dans la Résolution
3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies de 1974, l’ « acte d’agression
» doit consister en « l’emploi par un État de la force armée contre la
souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre
État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies »
(§2).
Si l’invasion ou l’attaque par les forces armées d’un État du territoire d’un
autre État caractérisent distinctement un acte d’agression et si la compétence
de la CPI pour la catégorie du crime d’agression a été activée en 2018,
celle-ci est cependant restreinte aux
actes d’agression qui seraient commis entre des États ayant ratifié à la fois
le Statut de Rome et les amendements
de Kampala relatifs au crime d’agression. Contrairement aux autres
catégories de crimes, pour lesquels les États tiers peuvent accepter la
compétence de la CPI par une déclaration ad hoc, une telle faculté
est donc exclue pour le crime d’agression. À ce jour, sur les 123
États parties au Statut de Rome, seuls 43 ont également accepté les amendements de Kampala.
Ainsi, en dehors de l’hypothèse guère réaliste d’un renvoi de la situation par
le Conseil de sécurité (article 15 ter du Statut de Rome),
concernant les États tiers, comme le sont l’Ukraine et la Russie, « la Cour n’exerce
pas sa compétence à l’égard du crime d’agression quand celui-ci est commis par
des ressortissants de cet État ou sur son territoire » (article 15 bis du
Statut de Rome).
Le nécessaire renforcement de la CPI
Si la mobilisation des États parties au Statut de Rome est sans précédent,
force est d’admettre qu’en rester là serait insuffisant. Face à des situations
aussi complexes que celle de la guerre en Ukraine, il est primordial d’avoir une
justice internationale forte, ce qui se joue d’abord au niveau interne. En
effet, s’il est indéniable que les juridictions internationales, y compris la
CPI, offrent parfois leur lot de désillusions, il est tout aussi indéniable que c’est
essentiellement dû au fait que ces juridictions sont créées sans être
dotées des moyens indispensables à leur fonctionnement efficient.
Avoir une justice pénale forte au niveau international passe donc par le vote d’un
budget suffisant pour financer les enquêtes et les jugements, afin que l’ouverture
de nouveaux dossiers ne se fasse pas au détriment d’autres. C’est la raison
pour laquelle, lors de l’annonce
de l’ouverture de son enquête, le Procureur de la CPI s’est adressé aux
États parties, et à la communauté internationale dans son ensemble, pour
demander des moyens financiers et humains supplémentaires : « Le degré
d'urgence et l'importance de notre mission sont bien trop grands pour que nous
nous laissions prendre dans l'étau du manque de moyens », a-t-il insisté. Il est
vrai que le manque de ressources financières a été dernièrement aggravé par une
« crise
de liquidités » causée par des retards dans le paiement des
contributions à la CPI. Ce phénomène, que l'on retrouve dans d’autres
tribunaux internationaux, est au cœur des obstacles rencontrés par la
juridiction depuis son entrée en fonction en 2002, ce qui a parfois contraint
le Procureur à faire des choix politiques dans la sélection de ses dossiers. Il
s’agira donc de doter la CPI de ressources suffisantes pour avancer sur cette
situation.
Par ailleurs, la CPI n’ayant pas de forces de police propres, il sera essentiel
d’obtenir une coopération pleine et entière des États à toutes les phases de la
procédure. Sans une telle coopération étatique – et on peut présager qu’elle
sera conflictuelle si ce n’est inexistante dans le cas de la Russie – notamment
dans le recueil des éléments de preuves, l’exécution des mandats d'arrêts, l’autorisation
de la poursuite d'enquêtes sur leurs territoires, ainsi que la prise en charge
de l'exécution des peines, les procédures lancées par la CPI resteront lettre
morte. Au-delà des moyens financiers, il est donc tout aussi essentiel d’obtenir
une pleine coopération des États, spécialement des États parties au conflit,
des ONG et de la société civile, afin d’établir les responsabilités pénales
individuelles.
D’ores et déjà, un enjeu cardinal consiste à recenser les potentiels crimes
internationaux des forces en présence dans le conflit actuel. Tandis que la
Russie a bloqué, après huit ans de mandat, le renouvellement annuel de la mission
d'observation de l'OSCE en Ukraine expirant le 31 mars, on peut
saluer la résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies du 4
mars qui a décidé la création d’une commission
d’enquête internationale sur les violations des droits humains et du
droit humanitaire en Ukraine après l’invasion russe.
Selon la résolution du Conseil des droits de l’homme – à l’instar de la
mission des commissions d’enquête précédemment mises en place dans des crises
et des conflits notamment au Myanmar, Éthiopie, Libye ou Syrie –, les enquêteurs seront
chargés de « recueillir, rassembler et analyser les éléments de preuve
attestant de (...) violations » des droits humains et du droit international
humanitaire résultant de l’invasion russe en Ukraine, en vue de futurs procès,
et d’identifier les responsables de ces violations « afin qu’ils aient à
répondre de leurs actes ».
Les autres voies de justice accessibles
Dès lors que la voie de la CPI paraît inaccessible pour le crime d’agression et
semée d’embûches pour les autres crimes, et que cette juridiction n’a, en tout
état de cause, pas vocation à juger tous les auteurs de crimes internationaux,
est-ce à dire qu’aucune autre voie de justice n’est accessible ? Des
alternatives peuvent-elles exister au niveau interne et au niveau
international ?
La justice internationale étant complémentaire, autrement dit subsidiaire à la justice nationale, une autre
voie demeure celle des tribunaux
internes. Au titre de la compétence territoriale, les tribunaux ukrainiens
peuvent juger les crimes internationaux allégués commis sur le territoire
national. Au titre de la compétence personnelle, il en va de même des tribunaux
des États de la nationalité des suspects des deux camps (compétence personnelle
active) ou de la nationalité des victimes (compétence personnelle passive), à
condition que les responsables suspectés puissent être arrêtés pour être jugés
en leur présence et qu’ils ne soient pas protégés par une immunité de
juridiction pénale liée aux fonctions dont ils ont la charge. Comme l’a rappelé
la CIJ, quelle que soit la nature des crimes reprochés, les immunités établies
par le droit international coutumier visent à protéger les hauts responsables d’un
État « contre tout acte d'autorité de la part d'un autre État qui ferait
obstacle à l'exercice de [leurs] fonctions » (CIJ, Mandat
d'arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c.
Belgique), arrêt du 14 février 2002, §54).
Par ailleurs, les tribunaux internes reconnaissant la compétence
universelle pourraient juger tout individu pour des crimes perpétrés
en dehors du territoire de l’État du for et à l’encontre de victimes n’ayant
pas la nationalité de l’État du for. Une telle compétence universelle a ainsi permis dernièrement le jugement
de Syriens, notamment en Allemagne. Toutefois, les critères de sa mise en
œuvre sont plus ou moins restrictifs selon les pays et exigent, le plus
souvent, non seulement la présence des accusés sur le territoire national des
tribunaux compétents, mais encore l’inexistence d’une immunité.
En matière de crimes internationaux, ces critères peuvent être flexibilisés. D’une
part, certains tribunaux nationaux pourraient juger des personnes suspectées d’avoir
commis un crime à l'étranger qui ne se trouvent pas sur le territoire national.
D’autre part, si les chefs d’État ou de gouvernement en exercice sont protégés
par une immunité ratione personae, lorsqu’ils ont cessé leurs
fonctions, certains tribunaux nationaux pourraient écarter leur immunité ratione
materiae pour les actes commis durant l’exercice de leurs fonctions
mais détachables de celles-ci, tels des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité,
car n’entrant pas dans les fonctions considérées comme normales du gouvernement
d’un État.
Enfin, au niveau international, au regard des obstacles devant la CPI quant aux
poursuites du crime d’agression et quant à l’impossibilité
de procès in absentia, et conformément au souhait
émis par d’éminents juristes, une autre voie pourrait être celle de la
création d’un tribunal ad hoc compétent pour enquêter et juger les
individus à l’origine de la situation d’agression à l’encontre de l’Ukraine.
Un tel tribunal spécial se heurterait néanmoins à d’inextricables défis, à
commencer par l’initiative de sa création. Celle-ci ne pourrait pas, en raison
du veto russe, venir du Conseil de sécurité agissant sur le fondement du
chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Elle pourrait éventuellement venir
de l’Assemblée générale, qui a déjà démontré sa mobilisation, si une volonté
majoritaire se dégageait en faveur d’une juridiction comme organe subsidiaire
basé sur une résolution, voire comme organe autonome basé sur un
traité qui serait ouvert à la ratification des États. Cependant, au-delà de
questions concrètes liées au choix du siège du tribunal, à son financement, à
sa composition, à l’obtention des preuves, à l’arrestation des suspects, ou
encore à l’opposabilité des immunités, comment imposer l'exercice de la
compétence d’un tribunal à un État qui le refuse ?
Une enquête et des poursuites équitables et efficaces nécessiteraient
certainement un changement de régime en Russie pour que les hauts responsables
politiques et militaires soient jugés, soit au niveau national par les
tribunaux internes, soit au niveau international par la CPI après ratification
du Statut de Rome et des amendements de Kampala. Cela rendrait alors inutile la
création d’un tribunal spécial. Au regard de toutes ces difficultés, certains
craignent que la création d’un tribunal spécial dans le présent cas soit une fausse
bonne idée qui pourrait même saper le but ultime du droit international
qu’est la paix et la sécurité internationales. En effet, s'il venait à échouer à lancer
des poursuites, il viendrait confirmer aux États forts qu’ils peuvent commettre
des agressions en toute impunité, mais s’il venait à engager de telles
poursuites, il n’est pas certain que ce précédent se répète dans une
configuration similaire, ce qui renforcerait l’intolérable sélectivité d'une
application du droit international selon deux poids deux mesures.
Ce sont là autant d’écueils qui prescrivent certainement de reconsidérer le cadre
inadéquat du crime d’agression pour le rendre plus
aisément justiciable après les condamnations pour crime contre la paix
prononcées en 1946 et 1948 par les Tribunaux militaires internationaux de
Nuremberg et de Tokyo. Plus globalement, la lutte contre l’impunité partout dans
le monde impose également de continuer à penser l’efficacité et la légitimité
de la justice internationale pénale ayant une vocation universelle à l’égard de
crimes imprescriptibles et dépendant étroitement du renforcement des standards
de justice sur le plan interne.
Catherine MAIA, « Guerre en Ukraine : quel champ d’action pour la Cour pénale internationale ? », Multipol, 04/04/2022
Belle étude Catherine.
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