11 juin 2018

ACTU : Le Qatar saisit la CIJ contre les Émirats arabes unis sur le fondement de discriminations contre l’État et les citoyens qataris

Catherine MAIA

Le 5 juin 2017, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et l'Égypte rompaient leurs liens diplomatiques avec le Qatar en l'accusant notamment de financer le terrorisme. Doha a contesté ces accusations et dénoncé un blocus aérien, maritime et terrestre, ainsi que la volonté de mettre sa politique étrangère "sous tutelle" de la part de ses adversaires, tout particulièrement les Émirats arabes unis, son rival de toujours, dont les actions discriminatoires auraient eu un effet dévastateur sur les droits humains de Qataris et de résidents du Qatar. Parmi les mesures discriminatoires décriées figurent des expulsions collectives, l'interdiction pour des Qataris d'entrer ou de transiter par les Émirats, la fermeture de l'espace aérien et des ports émiratis au trafic vers et depuis le Qatar, l'interférence dans des biens détenus par des Qataris et une discrimination contre les étudiants aux Émirats.

C’est dans ce contexte que, le 11 juin 2018, l’État du Qatar a introduit une instance contre les Émirats arabes unis devant la Cour internationale de Justice (CIJ) à raison de violations alléguées de la Convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR), à laquelle les deux États sont parties.

Le demandeur affirme que «[l]es Émirats arabes unis ont promulgué et mis en œuvre un ensemble de mesures discriminatoires, toujours en vigueur à ce jour, qui ciblent les Qatariens au motif exprès de leur origine nationale», ce qui aurait abouti selon lui à des violations des droits de l’homme. Le Qatar soutient qu’à partir du 5 juin 2017, les Émirats arabes unis ont expulsé tous les Qatariens se trouvant à l’intérieur de leurs frontières, qu’ils ont interdit à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire émirien ou de le traverser, qu’ils ont fermé l’espace aérien et les ports émiriens au Qatar et aux Qatariens, qu’ils ont entravé les droits des Qatariens possédant des biens aux Émirats arabes unis, qu’ils ont limité le droit des Qatariens d’exprimer leur soutien au Qatar ou leur opposition aux mesures prises à son encontre, et qu’ils ont fermé les bureaux régionaux du réseau de médias Al Jazeera et empêché Al Jazeera et d’autres sites d’information qatariens de diffuser.

Le Qatar prétend que ces mesures portent atteinte à un certain nombre de droits, dont le droit de se marier et de choisir son conjoint, qu’elles aboutissent à des violations du droit à la liberté d’opinion et d’expression, du droit à l’éducation et du droit au travail, et qu’elles entravent le droit des Qatariens à la propriété et leur droit à un traitement égal devant les tribunaux.

Pour fonder la compétence de la Cour, le demandeur invoque le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et l’article 22 de la CIEDR.

En conséquence, le Qatar,

«en son nom propre et en qualité de parens patriae de ses citoyens, prie respectueusement la Cour de dire et juger que les Émirats arabes unis, par l’intermédiaire de leurs organes et agents et d’autres personnes et entités exerçant la puissance publique, ainsi que par l’intermédiaire d’autres agents agissant sur leurs instructions ou sous leur direction et leur contrôle, ont violé les obligations que leur imposent les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR en prenant notamment les mesures illicites suivantes:
a) [e]n expulsant collectivement tous les Qatariens se trouvant sur le territoire émirien et en interdisant aux Qatariens d’y entrer au motif de leur origine nationale;

b) [e]n violant d’autres droits fondamentaux, dont le droit de se marier et de choisir son conjoint, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit à la santé et aux soins médicaux, le droit à l’éducation et à la formation professionnelle, le droit à la propriété, le droit au travail, le droit de prendre part aux activités culturelles et le droit à un traitement égal devant les tribunaux;

c) [e]n s’abstenant de condamner, voire en encourageant la haine raciale à l’encontre du Qatar et des Qatariens, et en s’abstenant de prendre des mesures destinées à lutter contre les préjugés, notamment en incriminant toute expression de sympathie à l’égard du Qatar et des Qatariens, en autorisant, en promouvant et en finançant une campagne internationale visant à dresser l’opinion publique et les médias sociaux contre le Qatar, en réduisant les médias qatariens au silence et en appelant à des attaques contre des entités qatariennes; et

d) [e]n s’abstenant de protéger les Qatariens contre les actes de discrimination raciale et de leur offrir des voies de recours efficaces leur permettant d’obtenir réparation de tels actes par le biais des juridictions et des institutions émiriennes».
En conséquence,
«le Qatar prie respectueusement la Cour d’ordonner aux Émirats arabes unis de prendre toutes les dispositions requises pour s’acquitter des obligations que leur impose la CIEDR, notamment:

a) [d]e suspendre et d’abroger immédiatement les mesures discriminatoires actuellement en vigueur, notamment les directives interdisant de «sympathiser» avec des Qatariens et toute autre législation nationale emportant discrimination de jure ou de facto à l’encontre des Qatariens au motif de leur origine nationale;

b) [d]e suspendre immédiatement toutes autres mesures incitant à la discrimination (y compris les campagnes médiatiques et le soutien à la diffusion de messages à caractère discriminatoire) et d’incriminer de telles mesures;

c) [s]’acquitter de leur obligation, telle qu’elle découle de la CIEDR, de condamner publiquement la discrimination raciale à l’égard des Qatariens, de poursuivre une politique tendant à éliminer la discrimination raciale et de prendre des mesures pour lutter contre semblables préjugés ;

d) [s]’abstenir de prendre toute autre mesure susceptible d’être discriminatoire à l’égard des Qatariens relevant de leur juridiction ou se trouvant sous leur contrôle;

e) [r]établir les Qatariens dans leurs droits, notamment le droit de se marier et de choisir son conjoint, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit à la santé et aux soins médicaux, le droit à l’éducation et à la formation professionnelle, le droit à la propriété, le droit au travail, le droit de prendre part aux activités culturelles et le droit à un traitement égal devant les tribunaux, et mettre en œuvre des mesures pour garantir le respect de ces droits; 
f) [d]onner des garanties et assurances de non-répétition de la conduite illicite des Émirats arabes unis; et 
g) [r]éparer intégralement, notamment par une indemnisation, le préjudice résultant des actes commis par les Émirats arabes unis en violation de la CIEDR». 
Le 11 juin 2018, en application de l’article 41 du Statut de la Cour et des articles 73, 74 et 75 de son Règlement, le Qatar a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires «afin de protéger contre tout nouveau préjudice irréparable … les droits que les Qatariens et leurs familles tiennent de la CIEDR … et d’éviter que le différend ne s’aggrave ou ne s’étende» en attendant l’arrêt définitif en l’affaire.

Le demandeur affirme que «les droits mêmes du Qatar qui sont en cause dans la présente affaire sont menacés d’un préjudice imminent et irréparable de la part des Émirats arabes unis».

En conséquence, le Qatar «prie la Cour d’indiquer d’urgence les mesuresconservatoires suivantes, à l’évidence directement liées aux droits constituant l’objet du différend, en attendant que celui-ci soit tranché sur le fond :

a) [l]es Émirats arabes unis doivent cesser et s’abstenir de commettre tout acte pouvant entraîner, directement ou indirectement, une forme quelconque de discrimination raciale à l’égard de ressortissants ou d’entités du Qatar, par le fait de tout organe, agent, personne ou entité exerçant la puissance publique sur leur territoire ou agissant sous leur direction ou leur contrôle. En particulier, les Émirats arabes unis doivent immédiatement cesser et s’abstenir de commettre tout acte constituant une violation des droits de l’homme que les Qatariens tiennent de la CIEDR, et notamment:
i) mettre un terme aux mesures visant à expulser collectivement tous les Qatariens des Émirats arabes unis et à interdire à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire émirien au motif de leur origine nationale; 
ii) prendre toutes les dispositions requises de sorte qu’aucun ressortissant qatarien (ni aucune personne ayant des liens avec le Qatar) ne soit la cible d’actes discriminatoires ou haineux motivés par des considérations raciales, et notamment condamner tout discours haineux visant les Qatariens, cesser toute publication critique ou caricaturale à l’égard du Qatar, et s’abstenir de toute autre forme d’incitation à la discrimination raciale contre les Qatariens; 
iii) cesser d’appliquer les dispositions du décret-loi fédéral n° 5) de 2012 sur la lutte contre la cybercriminalité à toute personne «faisant montre de sympathie à l’égard … du Qatar» ainsi que toute autre législation nationale discriminatoire (de jure ou de facto) envers les Qatariens ; 
iv) prendre toutes les mesures requises pour protéger la liberté d’expression des Qatariens aux Émirats arabes unis, et notamment s’abstenir de fermer les bureaux de leurs sites d’information ou d’empêcher ceux-ci de diffuser; 
v) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de séparer un Qatarien de sa famille, et prendre toutes les dispositions requises pour réunir les familles séparées par suite de l’application des mesures discriminatoires (aux Émirats arabes unis, si telle est leur préférence); 
vi) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, de priver des Qatariens de la possibilité de recevoir des soins médicaux aux Émirats arabes unis au motif de leur origine nationale, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à de tels soins; 
vii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les étudiants qatariens de suivre les enseignements ou les formations professionnelles des établissements émiriens, et prendre toutes les dispositions requises pour qu’ils puissent avoir accès à leur dossier académique; 
viii) cesser et s’abstenir de prendre des mesures ayant pour effet, directement ou indirectement, d’empêcher les Qatariens d’avoir accès aux biens qu’ils possèdent aux Émirats arabes unis, d’en avoir la jouissance et l’usage ou de les administrer, et prendre toutes les dispositions requises pour leur permettre d’agir valablement par procuration aux Émirats arabes unis, de procéder au renouvellement nécessaire de leurs permis de commerce et de travail, et de renouveler leurs contrats de location; et 
ix) prendre toutes les dispositions requises pour garantir aux Qatariens un traitement égal devant les tribunaux et autres organes judiciaire aux Émirats arabes unis, ainsi que l’accès à un mécanisme devant lequel ils puissent contester toute mesure discriminatoire; 
b) [l]es Émirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible d’aggraver ou d’étendre le présent différend ou d’en rendre le règlement plus difficile; et 
c) [l]es Émirats arabes unis doivent s’abstenir de prendre toute mesure susceptible de porter préjudice aux droits des Qatariens dans le cadre du présent différend».

Source : CIJ/AFP

1 commentaire :

  1. Roland Melaine Toé13 juin 2018 à 14:06

    Ce sera évident de voir les défenseurs en cause, formuler une exception (d'irrecevabilité surtout), à la requête du Qatar, pour manquement de sa part à l'obligation de négocier avec eux, avant son recours à la Cour, au regard de l'une des bases juridiques de compétence qu'il évoque, à savoir l'article 22 de la CIEDR. L'objectif pour les défendeurs sera donc d'une part de chercher à retarder l'issue du procès, ce qui pourrait continuer de nuire aux intérêts du Qatar malgré les mesures conservatoires demandées, et d'autre part, d'obtenir de la Cour qu'elle déboute le Qatar de sa demande pour l'amener à se plier à leur voeux c'est à dire à revenir avec eux à la table de négociation. Bien sûr que la saisine de la Cour ne saurait nullement être subordonnée à l'échec de négociations entre des parties à un différend si l'on en croit même à la décision de la Cour dans "l'affaire de la mer Égée" ou dans celle entre le Cameroun et le Nigeria en 1994 ou même au paragraphe 1 de l'article 33 de la Charte des Nations-Unies qui ne fait pas de superposition entre les mécanismes de règlement des différends, argument que le Qatar pourrait soutenir pour voir sa demande aboutir. Mais, il n'en demeure pas moins que la Cour avait failli à accepter cette interprétation dans l'affaire à elle soumise par la Géorgie contre la Russie sur le fondement du même article 22 de la CIEDR en 2008 en la déboutant de sa demande au motif qu'elle devrait d'abord se prêter à des négociations préalables avec le défendeur avant son recours judiciaire. De toute évidence, je parie que la demande du Qatar ne soit pas rejetée et il appartiendra aux défendeurs de prouver devant la Cour "le présumé soutien au terrorisme" dont ils ont jusque-là reproché au Qatar ou même de démontrer ce en quoi leurs mesures prises contre le Qatar peuvent être une réponse à la lutte contre le terrorisme: ces mesures étant, l'expulsion de tous les Qatariens se trouvant à l’intérieur de leurs frontières, l'interdiction à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire émirien ou de le traverser, la fermeture de leur espace aérien et les ports émiriens au Qatar et aux Qatariens, la limitation du droit des Qatariens d’exprimer leur soutien au Qatar ou leur opposition aux mesures prises à son encontre, la fermeture des bureaux régionaux du réseau de médias Al Jazeera, etc. On pourrait de ce fait et de mon point de vue, prédire une condamnation des défendeurs à des paiements de dommages et intérêts au Qatar; mais encore faudrait-il qu'ils acceptent de se plier à une décision de la Cour qui les ferait succomber car ici on n'est pas sur le terrain du maintien de la paix et de la sécurité internationales pour qu'un recours devant le Conseil de sécurité des Nations-Unies soit la réponse .

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