Le 23 mars 1999, Javier Solana, alors secrétaire général de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), annonçait une campagne aérienne contre la République fédérale de Yougoslavie. Conduite du 24 mars au 10 juin 1999, l’opération «Force alliée», répondait, selon l’OTAN, à une nécessité humanitaire. Menée sans autorisation préalable du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU), c’est-à-dire en violation du droit international, la campagne était pour autant présentée comme légitimée par le droit d’ingérence humanitaire.
Le 13 avril dernier, une coalition ad hoc composée des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni, conduisait une opération militaire sur le sol syrien. La décision de mener ces frappes contre le régime de Bashar Al-Assad, en réaction à l'attaque chimique contre des civils à Douma six jours plus tôt, s’inscrit à nouveau dans une démarche de violation du droit international.
L’incapacité de la communauté internationale, et en particulier de l’Organisation des Nations Unies (ONU), à protéger les populations du Rwanda, de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, du Timor Oriental ou encore du Darfour, a déclenché une profonde réflexion sur la pertinence du principe de souveraineté lorsque celui-ci permet à un État de bafouer ou de violer les droits fondamentaux de tout ou partie de ses citoyens, et a conduit à l’établissement de normes et de pratiques en faveur de la protection des droits de la personne humaine. C’est dans ce cadre complexe et changeant qu’apparait une notion qui va très rapidement se heurter au principe juridique de souveraineté étatique : l’ingérence humanitaire.
De fait, depuis une vingtaine d’année, certains États contournent les normes de droit international et s’en affranchissent peu à peu, en leur substituant des normes morales. Si l’intention est louable, la pratique est contestable. Utilisée comme paravent pour masquer des intérêts moins altruistes, l’intervention d’humanité pose, selon nous, plus de problèmes qu’elle n’en résout. La violation du droit, et notamment de la souveraineté étatique, devenue norme, c’est tout l’édifice juridique international qui est ébranlé dans sa crédibilité. Or si la justice n’est plus fiable, la résolution des conflits devient inefficace sur le long terme.
Du droit d’ingérence humanitaire…
Pour donner de la pertinence au débat sur la légitimité de l’ingérence humanitaire, nous nous concentrerons sur la période suivant la rédaction de la Charte des Nations Unies qui, en 1945, a ancré résolument la souveraineté dans le droit positif. On constate, que ce concept est alors la formalisation de l’idée d’aide humanitaire née durant la Guerre du Biafra (1967-1970). Si l’on doit au philosophe français Jean-François Revel la théorisation d’un devoir d’ingérence en 1979, sa transformation en droit d’ingérence en 1988 est à mettre au crédit de Mario Bettati et Bernard Kouchner. Ce dernier, appelait d’ailleurs à l’établissement d’une «morale de l’extrême urgence»[1] pouvant s'opposer au principe juridique de souveraineté étatique qu’il considérait comme un refuge pour les chefs d’États bafouant les droits de leurs citoyens.
C’est en 1999 que le droit d’ingérence reposant sur le principe de droit coutumier d’intervention d’humanité, prendra une dimension particulière. En mars de cette année, l’OTAN décida de lancer une campagne de frappes aériennes sur le territoire yougoslave sans autorisation préalable du CSNU en la justifiant par des considérations humanitaires[2]. Ce dernier n’ayant pu intervenir en raison d’oppositions internes, l’Alliance prit alors l’initiative de violer la règle du non-recours à la force consacrée par la Charte des Nations Unies, en avançant la nécessité de «faire cesser la violence et mettre fin à la catastrophe humanitaire qui frappe maintenant le Kosovo», comme l’affirmait Javier Solana la veille du déclenchement des frappes. Pour Javier Solana, il s’agissait alors d’un «devoir moral», pour d’autres d’une intervention «illégale mais légitime».
Tirant les enseignements de l’intervention armée au Kosovo et faisant le constat de l’écart entre légalité et légitimité, la Commission internationale indépendante sur le Kosovo estima, en 2000, que le temps était venu d’établir un cadre et des principes pour l’intervention humanitaire.
C’est donc à la suite de cette opération controversée, que naquit officiellement la «responsabilité de protéger», telle que consacrée dans le Document final du Sommet mondial de 2005.
… à la responsabilité de protéger
Initialement formulée en 2001 dans le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE), la responsabilité de protéger (R2P) est l’avatar juridique du devoir d’ingérence. Également connu sous le nom de rapport Evans-Sahnoun, le rapport La responsabilité de protéger a été rédigé à l’initiative du Gouvernement canadien, en réponse à un appel lancé par le secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan en 1999, réitéré en 2000. Dans son rapport intitulé Nous les Peuples, celui-ci s’interrogeait sur les tensions existant entre la souveraineté et le devoir d’intervention humanitaire. Il soulignait alors l’absence de réponse simple au dilemme opposant les deux principes, tout en rappelant «qu'aucun principe juridique - même pas celui de la souveraineté - ne saurait excuser des crimes contre l'humanité». Cependant, il précisait que la responsabilité de ces interventions, reposant sur un «devoir moral», incombait au CSNU et que l’intervention armée devait «toujours demeurer le dernier recours».
En 2005, s’appuyant sur le rapport Evans-Shanoun, l’ONU officialisera la R2P dans son document final du 60e Sommet mondial des Nations Unies. Loin de représenter un blanc-seing à l’ingérence armée motivée par une nécessité humanitaire, la R2P rappelle la responsabilité de chaque État en matière de protection de sa propre population et appelle la communauté internationale à «encourager et aider les États à s’acquitter de cette responsabilité» et à mener, le cas échéant, «une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte»[3]. Selon le document, cette protection des populations s’exerce contre les crimes spécifiques définis en droit international que sont le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité. Il est, par ailleurs nécessaire, avant d’initier une intervention au nom de la R2P, d’épuiser les moyens pacifiques appropriés ; de veiller à ce que la R2P soit justifiée par l’existence de l’un des crimes mentionnés ; et de respecter la Charte des Nations Unies et le droit international. Autant de conditions qui n’ont clairement pas été respectées, ni au Kosovo ni en Syrie.
Le rapport Evans-Shanoun, quant à lui, envisage la R2P de manière plus large que l’ONU. En effet, la CIISE considère que cette responsabilité couvre un large spectre de situations incluant «les catastrophes qu’il est possible de prévenir – meurtres à grande échelle, viols systématiques, famine».
Au final, il faut retenir que la R2P propose une perspective nouvelle de la souveraineté accordant des droits, mais imposant également des obligations. En d’autres termes, la souveraineté étatique ne peut être invoquée par un État qui ne remplirait pas ses obligations à l’égard de ses citoyens. Cela étant, il n’a jamais été prévu que l’intervention d’humanité puisse être décidée hors du cadre normatif des Nations Unies. La nécessité impérative de respecter les principes de souveraineté, de règlement pacifique des différends et d’autorité du CSNU en matière d’intervention est d’ailleurs systématiquement rappelée dans les textes et les déclarations de l’Organisation telles que la Déclaration du Millénaire.
La morale : une légitimité à bas coût
On constate donc qu’un lent glissement du droit vers la morale, et plus précisément vers une morale conséquentialiste, s’est opéré à la faveur du développement de ce qui est devenu la R2P. Cependant, quel que soit l’angle sous lequel elle est approchée, la R2P reste illégale au regard du droit international en vigueur et seul l’argument de son ancrage dans le droit coutumier pourrait nuancer ce constat. Toute la subtilité pour justifier des interventions violant le droit réside alors dans la capacité à souligner la légitimité morale d’une action, tout en occultant son caractère illégal. C’est notamment la stratégie employée par le Président français Emmanuel Macron, pour justifier l’intervention en Syrie.
L’intérêt de l’argument moral est avant tout communicationnel, puisqu’il permet de rendre largement accessible l’explication justifiant la décision d’intervention. En effet, l’une des subtilités de la morale est qu’elle repose sur des considérations qui, bien que pas plus maîtrisées que les normes légales, sont plus évocatrices que le droit, lequel n’est intelligible que par un public de connaisseurs. Par ailleurs, la morale permet de convoquer le registre émotionnel, tandis que l’argument juridique nécessite un effort de rationalité.
D’autre part, la morale est autrement plus flexible, et donc plus aisément manipulable, que le droit. C’est ce que Serge Sur souligne lorsqu’il écrit que «[s]e situer sur le plan de la légitimité relève d’un tout autre registre [que celui du droit – ndla], à vrai dire beaucoup plus malaisément saisissable et qui laisse une large part à la subjectivité». Son caractère subjectif permet ainsi de proposer une lecture manichéenne des situations conflictuelles, légitimant de facto les actions menées par ceux qui se positionnent dans le camp des «bons», et condamnant irrémédiablement toute action prise par ceux renvoyés dans celui des «méchants». Cette vision binaire et très superficielle des relations internationales fût parfaitement illustrée par la formule employée par George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001 : «Ou bien vous êtes avec nous, ou bien vous êtes avec les terroristes». En présentant une situation conflictuelle comme polarisé autour d’un axe du Bien et d’un axe du Mal, la morale place le locuteur dans la position confortable de l’acteur légitime en raison de son positionnement supposément moral.
La morale permet également de s’affranchir du risque de sanctions. Une action jugée immorale a posteriori ne fera, en effet, que rarement l’objet d’autre chose que d’une condamnation verbale sans impact réel. A contrario, une violation du droit peut conduire à une condamnation qui serait lourde de conséquence pour l’État concerné, voire pour la communauté internationale.
Enfin, le recours à une morale conséquentialiste permet de justifier la violation du droit en arguant des conséquences désastreuses d’une posture attentiste. Cependant, les conséquences tout aussi dangereuses d’une intervention illégale ne sont jamais évoquées. Le conséquentialisme présente aussi l’intérêt d’être contextuel, et donc à géométrie variable, alors que la morale déontologique imposerait des règles indérogeables rappelant celles du droit[4].
En bref, la morale est un outil confortable à manipuler et aisément utilisable à des fins communicationnelles. En contrepartie, son caractère relatif et subjectif crée un sentiment d’injustice que le corpus juridique international s’est justement attaché à combattre. Elle favorise également une dichotomie, qui polarise les tensions au lieu de les réduire.
Le tournant du 11 septembre 2001
Indiscutablement, la montée du terrorisme international, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, a contribué à renforcer le discours moral du bien contre le mal, conférant aux démocraties libérales qui l’ont développé, un droit particulier d’intervention au nom de la menace globale que le terrorisme fait peser sur le monde. L’accent mis sur cette menace a permis d’initier ce que Ole Wæver appelle un processus de sécurisation, consistant en «l’établissement intersubjectif d’une menace existentielle ayant une prépondérance suffisante pour produire des effets politiques substantiels»[5]. Ainsi, la sécurisation permet, au travers d’un discours soulignant la «priorité et l’urgence d’une menace existentielle»[6], d’enfreindre le cadre normatif régulier et de recourir à des moyens extraordinaires au nom de la sécurité, si toutefois le discours est accepté par le public auquel il est destiné.
La sécurisation autour du terrorisme a profondément marqué la pensée stratégique contemporaine et les perceptions qui l’entourent structurent clairement les modalités de recours à la force. En imposant, comme l’écrit Ole Wæver, une perspective universaliste en matière de menace physique affirmant l’existence de «dangers qui menacent l’humanité à l’échelle de la planète»[7] doublée d’un positionnement universaliste en termes de valeurs, certains États ont mis en place un environnement favorable à la légitimation de la violation des règles de droit. Ainsi, au discours manichéen opposant bien et bal, s’est superposé celui de l’existence d’une menace existentielle justifiant le recours à des mesures extraordinaires sortant du champ de la légalité internationale.
Bien que le rapport de la CIISE affirme que «les questions soulevées par les attentats du 11 septembre» n’ont été «abordé[s] qu’incidemment»[8], il demeure évident que l’attaque contre les tours du World Trade Center a influencé les rédacteurs du rapport et les perceptions postérieures sur la R2P.
Quelles conséquences pour la résolution de conflit ?
Mario Bettati lui-même, soulignait que «[d]es actions illégitimes sont improprement attribuées au droit d’ingérence» et que «les interventions armées unilatérales sont étrangères au concept»[9]. Pour autant, le concept est aujourd’hui interprété de manière extensive pour justifier des actions armées illégales. Ce positionnement tend à discréditer à la fois le droit mais également l’ONU et plus spécifiquement le CSNU. Ainsi, la subjectivité de la morale introduit de l’injustice que le droit s’évertue à combattre. En matière de résolution de conflit, si l’une des parties se sent spoliée ou traitée de manière injuste, la pérennité du processus est remise en cause. Or, en faisant reposer la légitimité sur une morale subjective, certains États font le choix d’établir une norme d’intervention contingente que chacun interprétera à l’aune de ses intérêts et non de ceux des parties au conflit ou de la communauté internationale.
La décision d’ingérence étant le fait de pays du Nord puissants agissant sur le sol de pays moins puissants de l’hémisphère sud, certains ne manquent pas d’y voir une réminiscence colonialiste ou une tentative d’hégémonie des grandes puissances, comme ce fût le cas pour les pays du G77 qui condamnaient un «prétendu droit d’intervention humanitaire, qui n’a aucun fondement dans la Charte des Nations Unies ou dans le droit international». Ce même constat était déjà fait dès 1949 par la Cour internationale de Justice, qui affirmait que «le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé que comme la manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de l’organisation internationale [l’ONU], trouver aucune place dans le droit international».
Le risque d’abus et la tendance à masquer des motifs liés à des intérêts spécifiques derrière un voile moralo-humanitaire est indiscutable. Dans cette optique, l’inclination de certains pays à imposer un ordre fondé sur les valeurs libérales et la démocratie peut être perçu comme représentant une menace pour d’autres, surtout si cette volonté se traduit par un interventionnisme dérégulé.
Ce faisant, au lieu de réduire les facteurs de tensions, la polarisation amis/ennemis, qui s’accompagne souvent d’un discours belliqueux, les accentue et attise les différends au lieu de les atténuer, bloquant les discussions nécessaires à tout processus pérenne de résolution pacifique des différends. Pour reprendre la distinction introduite par Johan Galtung, le choix est fait d’imposer par des actions cinétiques une paix négative consistant en l’arrêt de la violence directe, au lieu d’investir dans un processus long et politiquement exigeant de transformation du conflit à la fois en matière de faits et de perceptions. C’est d’ailleurs en faveur de la seconde option que les Nations Unies se positionnent systématiquement.
Conclusion
Si l’intervention d’humanité pose un principe dont la pertinence est difficilement discutable, son application reste néanmoins problématique et sujette à caution. En plaçant le droit de recours à la force sur le territoire d’un États tiers dans le registre de la morale, les États injectent de la partialité dans la résolution de conflit. Ce faisant, ils créent des frustrations et de la méfiance qui induisent un déséquilibre pérennisant les tensions et les risques d’escalade.
L’intervention en Syrie s’inscrit, selon nous, dans la continuité de choix condamnables tant pour leur illégalité que pour leur conséquence à long terme sur le processus de résolution des conflits qui agitent la région. On le voit déjà avec la rupture entre les États soutenant le président syrien et ceux condamnant son action. La perte de crédibilité du CSNU en raison des oppositions en son sein obère toute option de recherche d’une paix positive.
Ainsi, pour contrebalancer l’inertie du droit, la morale est devenue un outil pratique et confortable pour justifier par la légitimité ce qui ne peut l’être par la légalité. Cependant, il n’est pas envisageable de défendre le droit en violant le droit, ni d’exiger le respect de la souveraineté pour soi, tout en le refusant aux autres, sans prendre le risque d’établir un précédent dans lequel chaque État peut s’engouffrer. Il n’est pas non plus envisageable de substituer la morale au droit sans envisager les conséquences désastreuses d’une application contingente de normes subjectives sur les processus de résolution de conflits.
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[1] Bernard KOUCHNER, «La morale de l’extrême urgence», in M. BETTATI, B. KOUCHNER (dir.), Le devoir d’ingérence : peut-on les laisser mourir ?, Paris, Éditions Denoël, 1987, pp. 271-277.
[2] On notera que l’intervention d’humanité doit être différenciée de l’intervention humanitaire qui a pour objet la fourniture d’une assistance sanitaire ou matérielle à une population. Cependant, exploitant la proximité phonétique et sémantique des deux principes, les discours de légitimation tendent à les utiliser abusivement de manière indistincte.
[3] AGNU, Document final du Sommet mondial de 2005, A/RES/60/1, §§ 138 et 139.
[4] Sur la morale et la guerre voire Emmanuel GOFFI, «Morality», in P.I. JOSEPH (ed.), The SAGE Encyclopedia of War: Social Science Perspectives, Thousand Oaks, SAGE Publications Ltd., 2017, vol. 4, pp. 1146-1148.
[5] Ole WAEVER, «Securitization and Desecuritization», in R.D. LIPSCHUTZ (ed.), On Security, New York, Columbia University Press, 1995, pp. 46-86.
[6] Barry BUZAN, Ole WAEVER, Jaap de WILDE, Security: A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1998, p. 25.
[7] Barry BUZAN, Ole WAEVER, «Macrosecuritisation and security constellations: reconsidering scale in securitisation theory», Review of International Studies, vol. 35, 2009. p. 261.
[8] CIISE, La responsabilité de protéger, Ottawa, Centre de recherches pour le développement international, 2001, p. IX.
[9] Mario BETTATI, «Du droit d'ingérence à la responsabilité de protéger», Outre-Terre, vol. 20, 2007, p. 382.
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