8 juillet 2015

OUVRAGE : P. Mbongo (dir.), Migrants vulnérables et droits fondamentaux

Pascal MBONGO

La réflexion des juristes sur les migrants est balisée par certaines données élémentaires. En premier lieu, mis à part le cas particulier de certains migrants, tels que les ressortissants des États membres de l’Union européenne ou les individus bénéficiant du statut de diplomate ou de réfugié, le droit international reconnaît aux États le droit de réglementer les conditions d’entrée et de séjour des étrangers sur leur territoire. En deuxième lieu, tout en faisant valoir que « tout individu a droit à une nationalité » et que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité », le droit international reconnaît aux États le pouvoir souverain de définir les conditions d’acquisition de leur nationalité. En troisième lieu, les ordres juridiques nationaux − les juridictions constitutionnelles au premier chef − font valoir constamment que sous réserve de certaines dispositions constitutionnelles, la définition des conditions d’entrée et de séjour des étrangers relève de l’appréciation souveraine du législateur, rejetant de ce fait l’idée même d’un droit général à l’entrée et au séjour des étrangers. Enfin, ces mêmes ordres juridiques nationaux ne font pas moins valoir qu’il revient au législateur de définir les conditions d’acquisition de la nationalité.

La stabilité de ces données juridiques élémentaires ‒ qui sont autant d’obstacles formels à lever en vue de la reconnaissance d’un « droit de migrer » ‒ est concurrente de l’instabilité qui caractérise depuis une trentaine d’années les législations des pays d’immigration (*). Or cette instabilité, s’agissant des États démocratiques, doit être rapportée à l’exigence constitutionnelle d’un équilibre entre la prétention des pouvoirs publics à maîtriser les flux migratoires et notamment les filières d’immigration clandestine, la nécessité de ne pas précariser la situation juridique des étrangers résidant régulièrement sur le territoire, la nécessité de garantir aux étrangers certains droits fondamentaux tels que le droit à une « vie familiale normale ». Peut-être faudrait-il un programme de recherche de très grande ampleur pour déceler dans ces tensions caractéristiques des législations en Europe et en Amérique du Nord, des dynamiques juridiques transnationales, des transferts et imitations juridiques, des influences et des circulation.

De fait, ce travail comparatiste est beaucoup moins aisé pour les juristes que, par exemple, un travail dogmatique sur l’appréhension des migrants par les instruments nationaux relatifs aux droits de l’Homme. Aussi, les travaux juridiques sur les étrangers sont quasi-exclusivement des monographies nationales ; autrement dit les doctrines juridiques sur les étrangers sont, pour l’essentiel, nationales. C’est que les réglementations nationales applicables aux migrants sont enserrées dans un entrelacs de paramètres :
  • des paramètres ethnographiques, comme lorsqu’il existe une volonté d’un État d’origine de continuer d’exercer une tutelle sur ses « diasporas » ;
  • des paramètres liés à la nature même de l’État selon qu‘il s’agit d’un État de tradition très libérale, de tradition libérale relative, d’un État unitaire ou d’un État fédéral, comme le montrent les tentatives de certaines entités fédérées des États-Unis soumises à une importante pression migratoire de se substituer en quelque sorte, grâce à des habiletés juridiques, à l’État fédéral qui a pourtant constitutionnellement le monopole sur les questions d’immigration et de nationalité ;
  • des paramètres économiques et technologiques, soit par exemple la situation économique des États, leurs ressources en technologies d’identification et de surveillance des individus ;
  • des paramètres géographiques, soit par exemple la proximité avec des États instables ou des États faibles ;
  • des paramètres politiques, comme le fait pour certains migrants de percevoir la politique intérieure ou extérieure de l’État d’accueil comme étant hostile à leurs États ou à leurs cultures d’origine.
Somme toute, il est possible de distinguer avec Gary Becker (*) six options politiques fondamentales disponibles des deux côtés de l’Atlantique, chacune présentant des inconvénients ou des limites. (…)

Les contributeurs au présent volume s’interrogent donc sur ce qui caractérise la vulnérabilité de certains migrants par rapport aux autres formes de vulnérabilité reconnues par le droit dans les sociétés démocratiques, sur les fondements de la protection que cette vulnérabilité suppose particulièrement, sur le degré de subsomption par les ordres juridiques nationaux et/ou européens de cette vulnérabilité sous le principe de « dignité de la personne humaine ». Ces questions en appellent sans doute d’autres, notamment celle du « mur de séparation » entre la police de l’entrée et du séjour des étrangers et la protection effective des droits de l’Homme(*) : comme les migrants vulnérables sont ceux qui obligent particulièrement les États en matière de protection des droits fondamentaux, n’est-ce pas un pré-requis que les informations recueillies par eux dans ce contexte ne puissent en aucune circonstance être utilisées contre les migrants vulnérables dans le cadre de l’application de la législation sur le séjour irrégulier ?


TABLE DES MATIERES

Introduction

Chapitre I. La pénalisation du phénomène migratoire en droit international
I. Un droit international fondamentalement protecteur des étrangers
II. Dilemmes d’une approche exclusivement répressive du phénomène migratoire : vers une pénalisation de l’action de migrer
Chapitre II. La réception de la vulnérabilité des étrangers dans les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme
I. Une vulnérabilité révélée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme
  A. Une vulnérabilité catégorielle
  B. Une vulnérabilité sociétale
II. Une vulnérabilité indirectement protégée par la CEDH
  A. L’interprétation évolutive des virtualités protectrices de la Conv.EDH
  B. Les limites de la réception par la Cour de la vulnérabilité des étrangers
Chapitre III. La réforme du cadre juridique de l’espace Schengen
I. Le renforcement de la sécurité extérieure, condition de la liberté au sein de l’espace Schengen
  A. Le renforcement de la gouvernance européenne des frontières externes de l’Espace Schengen
  B. Le renforcement des États dans la gestion des frontières internes
II. La promotion de l’impératif sécuritaire, fondement de limitation des droits fondamentaux des migrants
  A. Un encadrement embryonnaire de la gestion intégrée des frontières externes
  B. Un risque de vulnérabilité accrue des étrangers au sein de l’Espace Schengen
Chapitre IV. La refonte du paquet asile
I. L’encadrement du recours à la rétention
II. La garantie du droit à un recours effectif
III. La refonte des clauses discrétionaires du règlement Dublin
Chapitre V. L’originalité statutaire des femmes dans le droit des étrangers
I. La discrimination intersectionnelle : un impensé durable des institutions internationales et européennes
  A. Le CEDAW et l’affaire A.S. c. Hongrie
  B. La Cour de Strasbourg
II. La reconnaissance de la discrimination intersectionnelle par les instances internationales et européennes
  A. Discrimination multiple, discrimination croisée : problèmes de définition
  B. Les étapes de la reconnaissance : Kell c. Canada et B.S. c. Espagne
  C. La portée de cette reconnaissance
CHAPITRE VI. Perspectives doctrinales et politiques. L’acquisition de la nationalité de l’Etat dans lequel réside l’étranger
I. L’absence d’un devoir d’acquérir la nationalité de l’Etat de résidence
II. L’absence d’un droit d’acquérir la nationalité de l’Etat de résidence
Chapitre VII. L’exigence de loyauté : une réponse adaptée à la vulnérabilité de l’étranger ?
I. La loyauté comme standard de bonne administration du droit des étrangers
  A. L’exigence d’une information fiable
  B. L’impact des contraintes procédurales
II. La loyauté comme norme de l’action d’office
  A. L’exigence de confiance réciproque
  B. Le risque de confusion des pouvoirs
Chapitre VIII. La rétention administrative en Italie : le reflet d’une politique d’immigration insuffisante
I. La rétention mettant l’étranger en situation d’extrême vulnérabilité
  A. Le placement en rétention
  B. Le déroulement de la procédure de rétention
II. L’encadrement constitutionnel du régime de rétention
  A. Un régime de restriction de la liberté individuelle sous le contrôle du juge constitutionnel
  B. La mise en cause de la constitutionnalité du nouveau régime de rétention administrative
Chapitre IX. Les droits fondamentaux de l’enfant étranger en Belgique : le visage de l’enfant confronté aux politiques de l’immigration
I. Les droits fondamentaux de l’enfant en Belgique
II. Les droits fondamentaux de l’enfant étranger en Belgique : l’accueil et la détention
  A. L’accueil des enfants étrangers
  B. La détention des enfants étrangers
Chapitre X. L’accès au système de santé de l’étranger vulnérable
I. Une prise en charge des frais de soins hétérogène
  A. Une prise en charge de droit commun doublement subordonnée
  B. Une prise en charge alternative de qualité variable
II. Un accès conditionné par la faculté de résider sur le territoire français
  A. Une possibilité limitée de venir se soigner en France
  B. Un droit de demeurer en France sévèrement encadré
Annexes. Doctrines administratives relatives aux migrants vulnérables illégaux
I. Etat et départements dans la prise en charge des mineurs étrangers isolés
II. L’établissement loyal de la minorité d’un jeune étranger isolé : la condamnation de l’expertise osseuse
III. L’abandon de mineurs étrangers recueillis en France au titre de la Kafala
IV. Les procédures "prioritaires" de demande d’asile
V. La gestion nationale des fonds de solidarité européens destinés aux réfugiés et à l’intégration
VI. Allongement des délais d’instruction des dossiers et saturation du dispositif d’hébergement des demandeurs d’asile
VII. Taux d’occupation des centres de rétention administrative


Pascal MBONGO (dir.), Migrants vulnérables et droits fondamentaux,
Paris, Berger Levrault, 2015
(220 pp.)


Ouvrage sous la direction de Pascal Mbongo, professeur des Facultés de droit à l’Université de Poitiers.

Avec les contributions de :
Emmanuel Aubin, professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l’Université de Poitiers. Émilie Chevalier, maître de conférences à la Faculté de droit et des sciences sociales de l’Université de Poitiers. 
Victoria Chiu, docteure en droit, chargée d’enseignement à la Faculté de droit de l’Université de Toulon.
Philippe Lagrange, professeur de la Faculté de droit et des sciences sociales de l’Université de Poitiers, doyen. 
Fabien Marchadier, professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l’Université de Poitiers. 
Karine Michelet, maître de conférences à la Faculté de droit et des sciences sociales de l’Université de Poitiers.
Joanna Pétin, doctorante à la Faculté de droit, économie et gestion de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Anne-Catherine Rasson, doctorante en droit, assistante à l’Université de Namur.
Fulvia Staiano, Ph. D. researcher à l’Università degli Studi di Napoli Frederico II et à l’Institut universitaire de Florence.
Vincent Tchen, professeur à la Faculté des affaires internationales de l’Université du Havre.


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